Exercices de style : le courriel
Nous vivons dans un monde hautement compétitif, c’est peu de le dire. Une course folle met en tension toutes les forces, tous les talents afin de gagner en efficacité, en rentabilité, en optimisation pour le meilleur des mondes paraît-il.
Or dans le même temps de nouveaux acteurs émergent, les ressources se font rares, les gains de productivité sont plus chèrement acquis. Bref, nous entrons dans le dur, nous sommes collectivement amenés à faire des choix difficiles qui engagent les générations futures.
Les administrations ne sont pas en reste face à ce mouvement structurel et les collectivités territoriales, singulièrement, s’illustrent par leurs efforts continuels à s’adapter au réel avec des budgets contraints, non sans heurts toutefois.
Car la difficulté de l’exercice conduit à sortir de la zone de confort et, ce faisant, à empiéter sur la chasse gardée du concurrent quand il ne s’agit pas de l’absorber. Cet adversaire peut être un collègue récalcitrant au sein de sa propre collectivité, une collectivité voisine partageant la même aire urbaine, et de façon plus menaçante une structure plus englobante à l’expertise reconnue comme les intercommunalités, les départements, les régions.
Les valeurs communes (sens du Service Public, intérêt général) n’ont alors que peu d’importance : c’est tout bonnement la guerre ! Chacun défend chèrement sa place ou sa zone d’influence avec des montages techniques à la jésuitistique sublime, en mettant en œuvre des circonvolutions et des estocades du plus bel effet.
C’est fondamentalement une question d’éducation et d’estime de soi : parce qu’il est malvenu de s’abaisser à un vulgaire crêpage de chignon, les affrontements ont lieu avec le raffinement et la sophistication dont s’obligent les personnes morales de haute condition.
À ce petit jeu, la puissance publique peut se flatter d’une forte tradition littéraire issue notamment des fastes de l’Ancien Régime. On cultive toujours dans nos milieux ce plaisir désuet de la rhétorique, du double sens, de la finesse d’esprit, de la persuasion, du combat narratif et, au bout du bout quand-même, de l’anéantissement pur et simple de l’adversaire.
Prenons pour le plaisir l’hypothèse d’un accident de la route survenu sur la commune de Guéripeux. Le conducteur maladroit a perdu le contrôle de son véhicule et a fini dans sa course folle par endommager du mobilier urbain. Jusque-là une situation d’une banalité déconcertante comme il peut s’en produire des dizaines par an. Sauf que voilà, le véhicule en question est conduit par un fonctionnaire d’une collectivité « rivale » en mission. De surcroît le fonctionnaire instructeur de ce dossier connaît très bien son homologue de l’administration honnie : ils se sont longuement pratiqués à coups de fions subtils, d’allusions codées et de silences dédaigneux.
Leur échange épistolaire, façon courriels frappés nerveusement sur un clavier trop fragile, ne pourra que symptomatiquement illustrer la cruauté du genre.
De : Maurice
À : Norbert
Objet : dégâts matériels
Bonjour Norbert,
Un inconvenant parmi tes collaborateurs nous a endommagé accidentellement deux barrières de protection chamarrées situées 12 rue Kleber, devant l'école Robert Schumann donc.
Je te serais reconnaissant de bien vouloir honorer le mémoire des travaux ci-joint portant remplacement de ces équipements.
Je reste naturellement à ta disposition pour tout complément d’information.
Bien cordialement.
De : Norbert
À : Maurice
Objet : Re : dégâts matériels
Bonjour Maurice,
Cela m'étonne venant de quelqu'un d'aussi bien renseigné que toi, mais je me vois contraint de te dire que tes informations ne sont pas complètes en l'espèce.
En effet, mon collaborateur s’est contenté d’endommager une barrière de protection chamarrée sans pour autant s’être donné la peine de poursuivre sa trajectoire vers la deuxième barrière de protection chamarrée.
Aussi je te serais reconnaissant de retenir le chiffrage pour le remplacement non pas de deux mais d’une barrière de protection chamarrée.
Bien cordialement.
De : Maurice
À : Norbert
Objet : Ridicule
Cher ami, cher collègue,
Je note avec le plus grand ravissement que vous partagez avec moi la malice du bon mot, du beau langage. Je subodorais votre industrie mais je sous-estimais vos humanités, je veux bien le concéder.
Je tenais toutefois à vous avertir sur les limites rhétoriques de la répétition qui, à l'évidence, gâchent ce bel élan. Vous retombez irrémédiablement dans vos vieux travers. Il est des démons qu'il faut combattre opiniâtrement. Ce sera donc votre fardeau.
Et pourquoi ne profiteriez-vous pas de vos méditations pour apaiser par ailleurs le bouillonnement de vos ardeurs. Tant d’arrogance suffit à la fin ! Craindriez-vous donc que la caresse de mes correspondances crotte vos velours ? Redouteriez-vous que nos modestes feux embrasent les oriflammes de votre lignage ?
Pour revenir à notre infortune - l'infamie subie par notre glorieuse Cité - sachez que je tiens ma connaissance de la maréchaussée du Roy qui m'a transmis son parchemin : il y est bien fait mention de deux barrières percutées. Guère moins.
Je ne peux hélas me substituer à la soldatesque sauf à subir l'hydre de la Couronne.
Nous devons nous résigner vous et moi à notre médiocre condition : nous ne sommes que des pécores ! C'est ainsi.
Il me reste un espoir toutefois : passer à la question nos mercenaires assermentés dans l'espoir qu'ils aient un autre souvenir de cette vilénie. Je vous tiendrai naturellement informé de mes investigations.
Veuillez agréer, cher ami, cher collègue, l'assurance de mes sentiments courtois.
[ rien pendant deux jours ]
De : Maurice
À : Norbert
Objet : Over the top
Cher ami, cher collègue,
Mon brave,
C'est le cœur serré que je me vois contraint de vous contredire.
Trois fois hélas, nos gens en armes – convertis pourtant à une autre chapelle que la religion d’Etat - ont bien constaté eux aussi deux barrières endommagées.
On m'a remis ce matin par coursier spécial une fort belle toile ma foi, en clair-obscur à la Rembrandt, qui ne laisse subsister aucun doute.
Il vous faudra donc remiser vos discutailles d'un autre âge pour des jours plus obscurs.
Veuillez agréer, cher ami, cher collègue, l'assurance de mes certitudes victorieuses.
De : Norbert
À : Maurice
Objet : Re : Over the top
Un pour tous ?
De : Maurice
À : Norbert
Objet : la botte de Nevers
P’tite bite !