Faute inexcusable : moyen de défense « procédural » dans le cadre d’une instance prud’homale ?

Fréquemment, les salariés victimes d’AT-MP saisissent le Tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) en reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur et le Conseil de prud’hommes (CPH) au titre d’une demande fondée sur le manquement à l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur justifiant la résiliation judiciaire du contrat de travail et/ou la contestation du licenciement pour inaptitude. Se pose la question, loin d’être anodine, de la compétence respective du CPH et du TASS.

Lorsque sous couvert d´une action en responsabilité contre l’employeur pour manquement à son obligation de sécurité, le salarié demande en réalité la réparation d´un préjudice né de l’accident du travail dont il a été victime, le Conseil de prud’hommes est incompétent au profit du TASS. (Cass soc 9 juillet 2014 n°13-18.696 publié ; Cass soc 29 mai 2013, n°11-20.074 publié ; Cass soc 2 juin 2016 n°14-26822)

Ce principe est appliqué aux contestations des licenciements pour inaptitude mais également aux demandes de résiliation judiciaire. (CA Versailles 25 octobre 2017 nº 14/00475)

Dans une telle situation, il appartient au Juge d’apprécier :

  • si les faits exposés devant les différentes juridictions sont identiques.
  • et si, sous couvert de l’action en responsabilité contre l’employeur pour manquement à son obligation de sécurité, le salarié ne demande pas en réalité la réparation d’un préjudice né de l’accident du travail,

Si tel est le cas, le CPH doit se déclarer incompétent, excluant toute indemnisation devant cette juridiction y compris pour la perte d’emploi, au profit du TASS.

Si la demande d’indemnisation de la perte d’emploi, même consécutive à un licenciement du salarié pour inaptitude, correspond à une demande de réparation des conséquences de l’accident du travail, l’obligation de réintégration du salarié apte et de reclassement du salarié inapte, relèvent de la compétence du CPH, même en cas de reconnaissance d’une faute inexcusable. (Cass soc 6 octobre 2015, nº 13-26.052 ; CA Paris, 3 mai 2017, nº 14/11089)

Cette exception de procédure doit être soulevée in limine litis. (Cass soc 21 juin 2017 n°15-23785)

Opposer l’incompétence de la juridiction prud’homale doit être considéré, l’objectif étant d’éviter une indemnisation fondée sur le manquement à l’obligation de sécurité devant le CPH, dès lors que le TASS a été saisi ou a rejeté la demande de faute inexcusable.

Néanmoins, les incidences financières devant le TASS peuvent être bien plus élevées que celles d’un procès prud’homal, notamment au regard du capital représentatif de la majoration de rente, même si certains éléments doivent être pris en compte : 

  • le régime probatoire :

Au titre de la faute inexcusable, la charge de la preuve pèse sur l’assuré, ce qui n’est pas toujours le cas devant le CPH (harcèlement, discrimination).

  • le coût d’une faute inexcusable :

Nombre de structures disposent d’une assurance « faute inexcusable » (à la différence du risque prud’homal), nonobstant l’augmentation du coût de cette assurance.

  • l’indemnisation du licenciement pour inaptitude dans le cadre de la faute inexcusable :   

Selon certaines cours d’appel, le salarié n’est pas recevable à solliciter une indemnisation au titre du licenciement pour inaptitude en lien avec la rupture de son contrat ou un reclassement sur un emploi moins rémunérateur, ce préjudice étant déjà couvert par la majoration de la rente.

MISE A JOUR

La Haute Cour a eu l'occasion de préciser sa position dans deux arrêts du 3 mai 2018 et a publié une note explicative. Cass soc 3 mai 2018 n°16-26.306 et Cass soc 3 mai 2018 n°17-10.306

https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/notes_explicatives_7002/relative_arrets_39029.html

La question était au cas particulier de savoir si le salarié victime d’un sinistre (AT ou MP) pouvait contester son licenciement pour inaptitude en raison d’un manquement à l’obligation de sécurité.

Deux Cours d'appel avaient adopté une position radicalement différente :

"Dans la première espèce (16-26.850), un salarié, victime d’un accident du travail, avait été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement. Soutenant que son licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse en raison de la violation par l’employeur de son obligation de sécurité, il avait saisi le juge prud’homal d’une demande d’indemnisation du préjudice consécutif à la rupture. Cette demande avait été rejetée par la cour d’appel au motif qu’elle tendait à la réparation d’un préjudice né de l’accident du travail. »

La Cour d’appel de Caen avait en effet estimé que cette demande d’indemnisation, fût-elle en lien avec la rupture du contrat, relevait en réalité de l’indemnisation de l’accident du travail, soulignant qu’une faute inexcusable avait été reconnue.

La Cour d’appel de Caen semble avoir d’ailleurs abandonné cette position dans un arrêt récent. CA Caen 30 mars 2018, nº 16/02501

« Dans la seconde (17-10.306), une salariée, également victime d’un accident du travail, avait formé une demande en paiement de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse en faisant valoir que son inaptitude découlait d’un manquement à l’obligation de sécurité. Alors que l’employeur avait soutenu que cette demande relevait du tribunal des affaires de sécurité sociale, la cour d’appel a rejeté cette exception d’incompétence et alloué des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse."

Ainsi, " au regard de ces solutions contrastées, la chambre sociale a voulu définir précisément la compétence et l’office du juge prud’homal.

Elle décide, en premier lieu, que si l’indemnisation des dommages résultant d’un accident du travail, qu’il soit ou non la conséquence d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, relève de la compétence exclusive du tribunal des affaires de sécurité sociale, la juridiction prud’homale est seule compétente pour statuer sur le bien-fondé de la rupture du contrat de travail et pour allouer, le cas échéant, une indemnisation au titre d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La chambre entend ainsi rappeler que même lorsque le salarié est victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, la juridiction prud’homale est seule compétente pour connaître de l’application des règles relatives à la rupture du contrat de travail. Ces décisions ne remettent cependant pas en cause les principes gouvernant la réparation des risques professionnels. A cet égard, la rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent. En conséquence, la perte tant de l’emploi que des droits à la retraite, même consécutive à un licenciement pour inaptitude, est réparée par l’application des dispositions du livre IV du code de la sécurité sociale (Ch. mixte., 9 janvier 2015, pourvoi n° 13-12.310, Bull. 2015, Ch. mixte, n° 1 ; Soc., 6 octobre 2015, pourvoi n° 13-26.052, Bull. 2015, V, n° 187). Il s’en déduit notamment que même sur le fondement des dispositions de l’article L. 1226-15 du code du travail, le juge prud’homal ne peut indemniser la perte des droits à la retraite consécutive à un accident du travail, laquelle est réparée par la rente prévue au titre du livre IV (Soc., 3 mai 2018, pourvoi n° 14-20.214).

L’indemnisation allouée par la juridiction prud’homale est donc circonscrite aux conséquences de la rupture abusive ou illicite du contrat de travail. En d’autres termes, il appartient au juge prud’homal de faire application des sanctions prévues dans ces hypothèses par le code du travail."

Dès lors, il convient d'en conclure que le Conseil de prud'hommes reste compétent en tout état de cause en matière de rupture du contrat de travail et particulièrement de requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse voire nul le cas échéant.

En cas de condamnation, le salarié bénéficiera donc de deux voies d’indemnisation, devant le TASS au titre de la faute inexcusable et devant le CPH au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse voire nul le cas échéant.

Le principe dégagé dans les arrêts de la Haute Cour peuvent-ils continuer à s’appliquer à des demandes d’indemnisation autres que celles visant une requalification de la rupture en licenciement sans cause réelle et sérieuse ou nul ? Cass. soc., 29 mai 2013, no 11-20.074 publié au bulletin ; Cass soc 2 juin 2016 n°14-26822

Les salariés ont effectivement pris l’habitude de solliciter d’une part la requalification de la rupture et d’autre part l’indemnisation de préjudices distincts dont celui résultant du manquement de l’obligation de sécurité de l’employeur.

La Cour de cassation retient, dans les deux arrêts précités, la compétence prud’homale pour juger du « bien-fondé de la rupture du contrat de travail et pour allouer, le cas échéant, une indemnisation au titre d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse ».

Il semble donc, sous réserve de décisions à intervenir, que la compétence prud’homale reste de mise à raison du licenciement sans cause réelle et sérieuse ou nul mais que s’agissant de demandes d’indemnisation à raison d’un manquement à l’obligation de sécurité (identique à celle évoquée devant le TASS au titre de la faute inexcusable), il soit possible d’opposer une exception d’incompétence à ces demandes annexes au profit du TASS.

Au surplus, la Cour de cassation rappelle également un principe déjà appliqué. 

"En second lieu, la chambre sociale juge qu’est dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude lorsqu’il est démontré que l’inaptitude était consécutive à un manquement préalable de l’employeur qui l’a provoquée. En effet, dans une telle hypothèse, le licenciement, même s’il est fondé sur une inaptitude régulièrement constatée par le médecin du travail, trouve en réalité sa cause véritable dans ce manquement de l’employeur. Si cette solution n’est pas nouvelle (Soc., 26 septembre 2012, pourvoi n° 11-14.742, Bull. 2012, V, n° 236), elle est désormais affirmée avec netteté par la chambre sociale et doit être reliée au principe selon lequel il incombe aux juges du fond de rechercher, au-delà des énonciations de la lettre de licenciement, la véritable cause du licenciement (Soc., 10 avril 1996, pourvoi n° 93-41.755, Bulletin 1996 V n° 149)."

Il convient d'en conclure que lorsque l'inaptitude trouve sa cause dans un manquement à l'obligation de sécurité de l'employeur (manquement qui sera souvent constaté dans le cadre de l’instance en faute inexcusable), le Conseil de prud'hommes déclarera le licenciement sans cause réelle et sérieuse, voire nul dans les cas de harcèlement moral et sexuel par exemple, avec les conséquences de droit.

Il est donc d’intérêt de considérer les effets d’une potentielle faute inexcusable en cas d’inaptitude procédant d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.

Si une telle faute inexcusable est reconnue et qu’elle s’avère être la cause de l’inaptitude, le licenciement, fût-il régulier, n’en sera pas moins dénué de cause réelle et sérieuse ou nul le cas échéant.


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