François Cheng, poète, calligraphe et peintre
François Cheng, poète, calligraphe et peintre, Le Figaro, publié le 12 octobre 2022
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- Comment connaissez-vous François Cheng ?
Ce qui m’a permis de rencontrer François Cheng, c’est le désir du cardinal Lustiger de renouveler les Conférences de carême à Notre-Dame de Paris. Je pense que nous étions en 2004. Nous vivions à Paris un synode sur l’évangélisation, un temps consacré à la rencontre de la société contemporaine et au renouveau de l’Eglise. L’ouverture des Bernardins se préparait pour qu’existe un lieu où les entreprises des hommes et des femmes d’aujourd’hui rencontrent le meilleur de la tradition chrétienne : la recherche de la beauté, de la vérité. Jean-Marie Lustiger m’avait demandé de lui faire une proposition pour que les Conférences de carême, rejoignant les perspectives originelles de Frédéric Ozanam et de Lacordaire, et s’adaptant à l’ère de l’image et de la télévision, se déroulent à l’intérieur d’un dialogue entre deux pensées. Je suis rentré en contact avec François Cheng qui préparait ses Cinq méditations sur la beauté, grâce à son éditeur, je crois, Jean Mouttapa. Nous avons échangé sur le projet… qui le tentait vraiment, mais qu’il préféra repousser à plus tard pour une raison sur laquelle je reviendrai. Un de mes étudiants chinois me dit : en lisant François Cheng, vous pouvez vraiment comprendre qui nous sommes. C’est finalement après l’ouverture du Collège des Bernardins que nous avons repris contact, et le projet aboutit à une conférence en quelque sorte prémonitoire de la suite, et que nous avons d’ailleurs publiée : Comment envisager et dévisager la beauté[1]. Le visage ultime de la beauté y est présenté comme Celui-là seul qui peut rassembler les expériences de la beauté, de l’amour et de la souffrance, le visage du Christ.
- Quelle est la caractéristique de sa pensée ?
Pour moi, ce qui caractérise la pensée et la plume de François est d’être celles d’un poète. Les artistes, on ne le dit pas assez, sont des intellectuels : je veux dire que la production artistique est une œuvre de réflexion autant que de sensibilité. L’émotion y est réconciliée avec l’intelligence. Bien sûr, un artiste n’écrit pas comme un philosophe ou un théologien, mais ce qu’il produit – qu’il s’agisse de peinture, de musique, de sculpture, etc. – transmet une perception et une compréhension du monde. S’en tenir à l’esthétique est tout à fait insuffisant. Devant une œuvre d’art, tout commence pour le spectateur par : « cela me plaît, ou ne me plaît pas », mais ce n’est qu’un premier pas. L’œuvre qui touche, ou celle qui interroge, est un pont vers un monde de réflexion, d’intériorisation, voire de méditation et d’action. L’œuvre d’art est toujours une métaphore et une métonymie. Elle renvoie à un au-delà de la perception qui n’est pas séparable de la forme de l’œuvre, mais auquel on accède en creusant, en patientant. L’artiste fait jaillir des sources qui rafraîchissent le corps et l’âme dans leur unité. C’est pour cela, je crois, que l’art touche et réjouit profondément les humains que nous sommes, nous qui avons si peu le loisir « de posséder la vérité dans une âme et un corps », comme l’écrit Rimbaud à la dernière ligne d’Une saison en enfer. L’art vrai et libre, quel qu’il soit, nous conduit à notre vérité. Dans le cas de François Cheng, lecteur de la pensée européenne et de la pensée chinoise, immergé dans la pratique artistique de l’Orient et de l’Occident, ce don de sourcier du poète, du calligraphe et du peintre qu’il est, est nourri du sentiment d’unité et de mobilité universelles qui anime la pensée chinoise.
- Comment peut-il être perçu par un lecteur chrétien ?
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François Cheng ne s’adresse pas à ses lecteurs en prenant en compte la différence croyant / non croyant, ou chrétien / non chrétien, mais chinois / européen. Il essaye de leur partager les fruits de deux quêtes immenses qui se sont croisées en lui, et qui sont appelées, s’il plaît aux hommes comme à Dieu, à se rencontrer et à collaborer. L’espoir ou le désir de François Cheng est que cette rencontre se produise en tout lecteur. Ces deux civilisations ont engendré des modèles de création artistique et d’organisation des sociétés de plus en plus distincts et séparés depuis la Renaissance européenne et sa pré-modernité, de telle sorte que l’une finit par manquer à l’autre. Dans ses Pensées, Pascal note brièvement : « Moïse ou la Chine ». Le « et » serait aussi juste. Le christianisme a besoin de cette rencontre pour accomplir sa mission qui ne devrait en rien être une conquête. Un chrétien qui lit l’œuvre de François Cheng est plongé dans cette question, à laquelle l’auteur, à sa manière poétique, ne le laissera pas échapper, même si elle demeure implicite : n’y a-t-il pas profit pour l’Occident moderne, et pour l’Eglise qui y trouve la plupart de ses repères culturels, à renouer l’antique alliance de l’Homme et de la Nature connue de notre Antiquité méditerranéenne et de l’Europe médiévale, comme de la Chine ancienne ? Cela n’appelle aucun retour en arrière, au contraire : l’élan des sciences et des techniques, la ferveur démocratique pour l’égalité et la liberté sont saluées comme des acquis positifs dont il faut prendre soin. Mais le monde de la science n’épuise pas la richesse du monde créé, que François Cheng poète sait rendre sensible au cœur battant, à l’œil ouvert et amoureux de sa beauté. S’ouvrir à la sagesse chinoise, riche de sa triple expérience confucéenne, taoïste et bouddhiste, donne cette distance avec nous-mêmes qui permet de voir les impasses et les amnésies de l’humanité occidentale[2]. Henri de Lubac rapporte dans Catholicisme ce propos d’un jésuite chinois : « Vous ne comprendrez pleinement la Bible que lorqu’elle aura été traduite en chinois. » Aux chrétiens de se saisir de ce point d’Archimède pour que le bâton de la Croix du Christ fasse entrer leur Eglise qu’ils confessent « catholique », c’est-à-dire universelle, dans la rencontre des cultures, qui est notre avenir commun et leur mission.
- Ce statut de « passeur » est-il l’explication de son immense succès en librairie et plus largement de sa popularité ?
François Cheng est devenu ce passeur entre deux rives, ou plutôt, ce constructeur de pont qui n’abolit pas les différences, qui lui semblent si précieuses, entre les deux rives, mais qui facilite et donc hâte la rencontre et la découverte de soi dans l’autre. De la rive chinoise vers l’occidentale, le passage est peut-être encore plus difficile et compliqué que de chez nous là-bas. Son nom en est devenu le symbole puisque, comme il l’a écrit dans son court ouvrage Assise. Une rencontre inattendue, ce paysage et ce saint européens ont tant compté pour lui révéler qu’il pouvait être lui-même ici comme là-bas.
Antoine Guggenheim
[1] François Cheng, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager et dévisager la beauté, DDB – Collège des Bernardins, 2011.
[2] Jean de Miribel et Léon Vandermeersch, Sagesse chinoise, une autre culture, Le Pommier, 2010.
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