Franchir la Ligne Rouge*

Franchir la Ligne Rouge*

Le film - le contexte

Dans ces temps martiaux, et en confinement total, j’ai revu pour la 4ème ou 5ème fois je crois, le film de Terrence MALICK, La Ligne Rouge (The Thin Red Line). Je vous invite à vous plonger dans ces deux heures et demie intenses qui mêlent scènes de guerre, de poésie, et de passions humaines. Le réalisateur offre une occasion de profonde méditation, mais également une illustration de situations managériales complexes et paradoxales, notamment celle du choix en situation de crise.

La scène - les faits marquants

La prise de Guadalcanal est un enjeu stratégique pour la reconquête du Pacifique, décidé par l’état-major américain. Les opérations tactiques sont laissées aux officiers qui doivent prendre les décisions au plus proche de la réalité du terrain. En 1998 déjà, j’avais été marqué par une scène d’anthologie qui oppose le lieutenant-colonel Gordon TALL (Nick NOLTE) au capitaine James STAROS (Elias KOTEAS). Alors que la compagnie Charlie avance quasiment à découvert pour prendre une colline défendue par un bunker japonais invisible, que les pertes sont très lourdes et que l’intendance en eau ne suit pas, le capitaine en première ligne avec ses hommes, s’oppose à l’ordre de son supérieur de poursuivre l’ascension frontale « coûte que coûte », et refuse d’envoyer ses hommes à une mort certaine.

Cliquez sur la video pour visionner la scène

Refuser un ordre est passible de cours martiale. Le capitaine, juriste dans la vie civile, le sait. Sous le feu ennemi, il met en œuvre le protocole avec témoins, après avoir tenté de convaincre son supérieur. A ce refus, il adosse en effet une alternative. Celle-ci est nourrie d’une appréciation au plus près de la situation, mais également d’un sentiment de devoir de protection à l’égard de ses hommes.

Le lieutenant-colonel est alors en limite de commandement. La tension retombe. Il reprend l’initiative en se rendant sur place, en première ligne, pour apprécier lui-même la situation. Après réévaluation et re-planification de l’action avec ses officiers, au milieu de ses hommes, il décide de tenter l’option latérale préconisée par STAROS, avec une escouade de 7 soldats portés volontaires, dont il gère la constitution avec un certain panache en fonction de la compétence et de la motivation de chacun. L’opération commando fera tomber le bunker, et permettra la victoire avec la destruction du bataillon japonais, avec un minimum de nouvelles pertes. Mais malgré tout, STAROS sera relevé de son commandement.

L’analyse – les enseignements

Cette séquence montre comment une succession de décisions a permis de changer radicalement une situation fortement compromise, en fonction de 3 facteurs déterminants et de leurs corollaires :

(1)  L’analyse de situation : puissance ennemie, pertes considérables, blocage, risque d’échec

(2)  Le mode d’action : appréciation du terrain, expérience, solution alternative, commando par le flanc

(3)  L’objectif de guerre : destruction du bunker, victoire globale, à moindre coût humain

Le mode d’action a été modifié en sortant des « sentiers battus » (l’option latérale a été conçue et mise en œuvre), et en réaffirmant l’objectif de victoire tout en limitant l’attrition (les pertes humaines).

Cependant il y a eu un phénomène déclencheur. La prise de position courageuse du capitaine a été l’acte déterminant qui a brisé la chaine de l’échec. STAROS a pris la décision de refuser l’exécution de l’ordre donné par son supérieur hiérarchique. Il franchit ainsi la ligne rouge, autrement dit la limite de ce qui est négociable avec la hiérarchie et acceptable par la hiérarchie, … le point ultime, qui une fois franchi, marque le non-retour possible. Dès que STAROS prend sa décision de refus d’obtempérer, les dés sont jetés. Il n’y a pas d’alternative pour lui que d’avoir raison dans les faits qui surviendront. Sa position est-elle légitime ? Oui, à la condition qu’elle offre réellement une alternative en rupture (l’action rapide et légère via une escouade agile sur un terrain différent), avec de bien meilleurs résultats. Une victoire finale à moindre coût doit impérativement lui donner raison, ce qu’il ne sait pas a priori mais qu’il croit fermement.

La capacité de savoir quand, comment et à quelle fin franchir la ligne rouge est une qualité essentielle chez un leader. Il s’agit de percevoir à la fois le moment critique pour briser le sort contraire (ici l’échec, le nombre de morts), la façon de s’affranchir des contraintes (ici l’opposition, le refus d’obéissance), et d’avoir la conviction de devoir reprendre sa liberté pour faire ce que l’on croit bon et juste (ici proposer une solution de contournement, sauver le plus de vies).

C’est dans des moments souvent exceptionnels qu’il faut être prêt à courir le risque de casser les codes et de rompre avec l’ordre établi. Prendre la parole face à la position dominante et proposer avec force et conviction un autre point de vue est le premier pas pour faire bouger les lignes. L’espace-temps est court, la porte se refermant plus ou moins rapidement (face à la fureur de Nick NOLTE, combien se seraient couchés à la première « salve », ou avec plus ou moins de résistance). Mais le véritable leader ne laisse pas passer sa chance de changer le cours des choses. Il sait capter et s’approprier cet instant infiniment fragile, où souvent l’émotionnel l’emporte sur le rationnel, pour faire basculer les choses de son côté. En ce sens le leadership de STAROS est indéniable.

TALL démontre également de très fortes qualités de leader, dans sa capacité à entendre (malgré les mitrailleuses et tirs de mortiers) et à accepter la position de STAROS, à se rendre sur place au feu parmi ses hommes, à réévaluer et re-planifier l’action avec discernement, à redonner confiance et remobiliser ses hommes autour d’une nouvelle option, en quasi-temps réel et à l’abris d’un moment de répit. Mais il y aura une anomalie, après la victoire… TALL relèvera froidement STAROS de son commandement : « La décision a été dure, pas évidente à prendre… mais vous n’avez pas ce qu’il faut. C’est une question de sentiment, vous être trop sentimental. Vous n’avez tout simplement pas l’étoffe… il ne s’agit pas ici d’incompétence, ni de lâcheté… », jugera le lieutenant-colonel TALL. 

Par son franchissement de la ligne rouge et pour cause de sympathie pour ses hommes (au sens littéral de « souffrance avec »), face à TALL et à sa vision, le sort de STAROS était scellé… quelle que soit l’issue des combats, avec au mieux quelques « circonstances atténuantes ».

L’analogie – le management de l’entreprise

Nous avons tous dans nos vies professionnelles vécu au moins un cas de figure similaire, avec bien entendu moins de paroxysme et de gravité, bien que certaines décisions en entreprise aient des conséquences lourdes sur la vie de tous les collaborateurs. Mais la crise sanitaire et économiques que nous traversons et encore plus les temps infiniment troublés qui s’annoncent, livrent à chaque manager des situations exceptionnelles auxquelles il doit et deva faire face. Tout comme dans le film le feu de l’ennemi, des circonstances exceptionnelles obligent les managers à s’adapter et à prendre des décisions rapides pour préserver le business et protéger les équipes.

Le jour d’après, dans un contexte où la Chine pourrait sortir plus forte face à une Europe très affaiblie, face à une urgence climatique qui n’aura pas changé, les managers seront « au pied du mur » pour gérer une crise financière et humaine sans précédent. Les managers auront des décisions difficiles à prendre, en se projetant à la fois sur des temps courts (quelques mois) et des temps longs (plusieurs années), « en même temps » pour se restructurer et se réinventer. Ils devront franchir la ligne rouge, dans bien des situations.

Par exemple, les défis seront majeurs pour les distributeurs et les marques, comme jamais auparavant. Face aux nouvelles attentes des consommateurs, les managers devront repenser profondément leurs stratégies commerciales et marketing, en assurant le saut quantique de leur E-commerce, résilient et consolidé par la crise, et en accélérant la transformation digitale de leur Organisation. Face à l’effondrement du Retail physique, écrasé de surcroit par ses coûts fixes qu’une relance des ventes par ses leviers traditionnels aura énormément de mal à couvrir, les managers devront restructurer les réseaux de points de vente et réinventer l’expérience client. Face à l’urgence climatique et à la dépendance stratégique constatée vis-à-vis de la Chine, les managers devront replacer la Supply chain globale au centre des débats stratégiques avec des questions clés d’internalisation et de relocalisation.

Les entreprises les plus innovantes sur ces thèmes seront les championnes de demain. Pour y arriver, elles auront encore plus besoin de leaders dotés à la fois de pensée stratégique, de capacité imaginative et créative, de jugement et de force de caractère.

Innova Retail & Brands, grâce à ses profils hybrides et ses approches singulières, peut vous aider à relever vos défis stratégiques, à mobiliser vos équipes de managers et à franchir les lignes rouges, pour assurer la survie puis la reconquête.

Eric Faye - Innova Retail & Brands

Consulting et Interim management

(*) collection Leaders & Movies - Série d’articles partant de l’analyse de films majeurs pour illustrer des situations managériales de la vie de l’entreprise

Analogie tres intéressante !

Benoit Fosseprez

General Partner at AXA Venture Partners (AVP)

4 ans

Merci Eric, l'analogie est "percutante". On peut ajouter un angle complémentaire : en entreprise, un leader doit quotidiennement développer et encourager le franchissement de cette ligne rouge de la part de ses équipes pour bénéficier de leur meilleure contribution, même challengeante. Il me semble que toute l'entreprise y gagne quand vous "officiers" peuvent challenger votre position avec confiance et sans que ce soit un drame psychologique pour eux, comme montré dans cette scène. A la fin, vous décidez en tant que leader, mais en bénéficiant de plusieurs regards de terrains pleinement exprimés. C'est donc une différence avec la chaîne de commandement militaire utilisée dans cette analogie cinématographique (que j'adore par ailleurs eu égard à mon mon passage dans la Marine !)

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