Google e(s)t le ROI sur Internet
Google s’est donné comme mission « d’organiser les informations à l’échelle mondiale pour les rendre accessibles et utiles à tous »¹. Or, tout le monde sait que l’information c’est le pouvoir. Qu’est-ce donc que d’aller au-delà de la détention de l’information pour se placer en organisateur de celle-ci, sinon un privilège monarchique et un pouvoir absolu ? Google, roi d’Internet, est aussi maître du ROI (return on investment). Quelle est l’étendue de son pouvoir ?
GOOGLE ROI DE L’INFORMATION
Just go and google it!, rien de plus naturel dans notre quotidien à tous… Les chiffres le prouvent puisqu’en janvier 2020, 6 milliards de recherches Google étaient effectuées chaque jour par 1,17 milliards d’utilisateurs uniques. En moyenne, 71 000 requêtes sont effectuées toutes les secondes à l’échelle mondiale. En effet, Google satisfait nos curiosités, notre soif de savoir, de divertissement, d’information ; il est même juge de nos débats avec nos pairs ! Quand deux ou plusieurs personnes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur un sujet, c’est Google qui a raison ! Et plus personne ne doute.
Qu’est-ce que Google pour la plupart d’entre nous ? Un moteur de recherche nous ayant fait oublier tous les autres. La loi du monopole d’Elias² semble s’appliquer à Google (et à l’espace virtuel) puisque plus aucun challengeur n’approche. Qu’est-ce donc que Google ? Une institution dont nous avons oublié les fondements. Plus encore ? Une évidence. La solution si simple et gratuite pour répondre à ce besoin si ancré et si important pour nous, le besoin d’information qui nous relie aux autres.
Un drôle de pouvoir, une drôle d’équation. Google répond à toutes les questions du monde sauf à une : comment fait-il pour y répondre ? Grand paradoxe. Son algorithme, qui trie parmi les 130 000 milliards de pages indexées en 2020, fait partie de ces secrets industriels les mieux gardés au monde. Sauf que Google ne vend pas du soda ou des burgers, il donne des réponses. Sous prétexte de secret industriel au même titre que la recette de Coca-Cola, Google défie la démarche scientifique qui veut que le savoir soit issu d’une méthodologie précise basée sur l’expérimentation et sur la preuve, et il nous apporte des réponses comme par magie, nous faisant ainsi sortir du paradigme cartésien. Et cela ne semble pas nous poser problème.
GOOGLE ROI DU CONTENU
Google punit les sites qui ne sont pas mobile friendly ou UX, Google punit les contenus qui ne sont pas enrichis par des images ou des vidéos, le trop de caractères sans répétition incessante de la requête principale, le pas assez… Le SEO, vous en avez entendu parler ? Le Search Engine Optimization ou l’optimisation pour les moteurs de recherche, enfin, pour le moteur de recherche roi, Google. Un acronyme bien connu dans le monde de la communication qui a donné lieu à un métier à temps plein : le métier de référenceur web. Ce dernier n’est ni un journaliste, ni un rédacteur, il n’est pas un communicant non plus, mais un spécialiste de Google qui cherche sans cesse à en décrypter l’algorithme.
Le monde libre du web se perdait dans son propre désordre… Heureusement que Google, avec son fameux « PageRank »³, a légiféré et prospère désormais en tant que grand ordonnateur des lois qu’il a lui-même édictées. Dans un monde de l’information où les institutions, les entreprises, les personnes physiques deviennent des médias, Google semble pousser l’ensemble des producteurs de contenus face à un véritable choix cornélien : écrire pour Google ou écrire pour son public ? La question ne se pose pas ?! Si. Dans la mesure où ne pas se plier aux exigences techniques et rédactionnelles du web régi par Google revient à ne jamais être visible pour son public. Or ne pas être vu — et donc ne pas être lu — c’est frustrant quand on a un message à faire passer ; ne pas être vu — et donc ne pas être lu — revient même dans certains cas à ne plus pouvoir produire de contenus.
Qu’il s’agisse de certains médias qui fondent leur modèle économique sur la publicité ou des services de communication des entreprises, la notion de performance — le taux de clic, le taux de rebond, le ROI (Retour sur investissement) en un seul mot — distingue ceux qui pourront poursuivre leur activité de ceux qui, faute de ressources, devront nécessairement l’arrêter⁴.
Écrire pour Google alors ! Mais à quel prix ? Il existe deux voies possibles. La première est la pratique exacerbée du SEO, qui revient à participer sciemment à l’appauvrissement et à l’uniformisation des contenus disponibles sur le web⁵. La seconde est de payer Google pour ne pas se retrouver noyé dans la richesse quantitative des contenus qu’il indexe et surpasser ainsi tous les autres. En effet, si vous n’êtes pas partisan du SEO, Google a une réponse pour vous : le SEA. Le terrain du Search Engine Advertising qui signifie littéralement « publicité sur les moteurs de recherche » a été fortement investi par Google qui multiplie de plus en plus les liens commerciaux ou publicitaires sur ses pages lorsqu’il répond à nos requêtes. Google Ads est le « trésorier » qui collecte l’impôt auprès des annonceurs qui souhaitent assurer à tout prix⁶ la visibilité de leurs contenus.
Google se donne officiellement pour mission de rendre l’information universellement accessible et utile. Or, les règles régissant le SEM (Search Engine Marketing) soulèvent un paradoxe nouveau : si on peut payer pour rendre accessible n’importe quel contenu, il est aisé de penser que ce contenu n’est pas forcément le plus pertinent en réponse à une requête donnée et donc n’est pas forcément utile. Inversement, les contenus utiles, « les bonnes réponses » à une requête donnée qui ne bénéficieraient pas d’un lien sponsorisé ni d’une optimisation SEO, pourraient se voir noyées en SERP 10 sans jamais être accessibles. Une blague dans le domaine du SEO veut que pour cacher un cadavre, il suffise de le cacher en deuxième page des résultats de Google…
Sur Google, l’accessible et l’utile sans être totalement irréconciliables, ne vont donc pas forcément de paire.
GOOGLE ROI DU WEB
Google roi des moteurs de recherche, Google roi du contenu, Google roi de la publicité, Google roi de la cartographie, Google roi… Google roi du web ? Google ne s’est pas satisfait d’une position monopolistique sur le marché des moteurs de recherche, mais semble chercher à consolider une position monopolistique sur le web dans son entièreté⁷. En effet, via sa société Alphabet, Google mène une politique de diversification forte, procédant à de nombreuses acquisitions au fil des années. II détient aujourd’hui de nombreux logiciels et sites web notables parmi lesquels YouTube, le système d’exploitation pour téléphones mobiles Android, ainsi que d’autres services tels que Gmail, Google Drive, Google Earth, Google Maps ou Google Play… Software, hardware, softpower, de quoi bâtir un royaume ! Qu’est-ce donc que Google sinon le détenteur du monopole de la violence symbolique légitime⁸ sur le web ?
Si la publicité (display et achats de mots clés) ont fait la richesse de Google, c’est bel et bien sa promesse initiale, celle de son premier service — le moteur de recherche — qui lui a permis de s’assurer le monopole sur d’autres marchés numériques, et de commencer une entreprise qui s’apparente à une forme de colonisation du web. En effet, avec Google le syntagme « l’information c’est le pouvoir », n’a jamais été aussi vrai, dans la mesure où plus Google donne de l’information, plus il en récolte. Plus il donne de l’information, plus il consolide son pouvoir. Comment ? L’ensemble de ses services, dont la plupart sont gratuits, sont des grands collecteurs de data. Pas besoin de rappeler que lorsque c’est gratuit, le produit c’est vous, si ?
« Le Web auquel beaucoup se connectaient il y a des années n’est plus celui que les nouveaux utilisateurs trouveront aujourd’hui. Ce qui était autrefois une riche sélection de blogs et de sites Internet a été comprimé sous le lourd poids d’une poignée de plateformes dominantes [en mesure de] contrôler quelles idées et opinions sont vues et partagées ».
Tim Berners-Lee, le fondateur du web dans une interview au Monde
¹ D’après la page de présentation de la société sur : https://about.google/
² Dans son ouvrage Sur le processus de civilisation (paru en France en deux volumes distincts, La Dynamique de l’Occident et La Civilisation des mœurs), le sociologue d’origine allemande Norbert Elias propose une analyse de la genèse de l’État à deux niveaux, sociogenèse et psychogenèse, mettant en évidence un processus de « conquête monopolistique ». Le point de départ de l’analyse de Norbert Elias se situe en Europe occidentale, dans le monde féodal du XIe siècle, c’est-à-dire dans une société divisée en multiples « unités de domination ». Le mécanisme non intentionnel par lequel une de ces unités (le royaume de France qui ne comprend à l’époque que le domaine royal proprement dit situé entre Paris et Orléans) va finir par supplanter les autres correspond à un processus concurrentiel par lequel celui qui n’accroît pas ses ressources risque de perdre ce qu’il possède déjà, ce qui exclut donc le maintien d’un statu quo ante entre ces « unités de domination ». L’auteur nous présente cette dynamique sociale sous la forme d’une loi du monopole. La conquête du web par une poignée d’acteurs dont Google apparaît en chef de file — les GAFA — ressemble fortement à la dynamique de concentration monopolistique menant à la création des États modernes décrite par Elias dans La Dynamique de l’Occident.
³ Le Pagerank est un système développé par les fondateurs de Google qui affecte une « notation » à une page web en fonction des liens externes pointant vers cette page et de la nature et qualité des sites sur lesquels ces liens sont présents.
Combiné aux autres critères SEO, le Pagerank contribue au score global attribué à une page en fonction d’une requête donnée et donc à la position de la page dans les SERPs Google.
⁴ Pour aller plus loin, consulter l’article « Facebook — nouvelle ère, nouvelles fonctionnalités, nouvelles ambitions ».
⁵ A combien de reprises ne vous est-il pas arrivé d’interroger Google sur un sujet assez technique (surtout qui concernait la marmite du web !) et vous avez naturellement cliqué sur le premier ou le deuxième lien naturel affiché en page 1 du moteur de recherche pour vous retrouver sur un article que je qualifierais de « bande d’annonce en boucle » qui souvent ne donne même pas la réponse à votre question ? Il s’agit là de l’œuvre de référenceurs qui trompent l’algorithme qui sélectionne pour afficher en premier des contenus non-pertinents mais respectant l’ensemble des contraintes techniques.
⁶ Un système d’enchères définit le prix de la position 1 dans la page de réponses de Google à une requête donnée.
⁷ Pour aller plus loin, découvrez l’article « Covid-19 : qu’on fait les GAFA pour nous dans cette période ? »
⁸ Il s’agit de la définition de l’État donnée par le sociologue français Pierre Bourdieu qui reprend la définition du sociologue allemand Max Weber pour lequel l’État était « le monopole de la violence physique légitime ». En développant le concept de violence symbolique, Bourdieu enrichit la réflexion en y apportant cette nuance essentielle pour comprendre la légitimité étatique dans des pays pacifiés. Dans l’acception bourdieusienne, l’État devient ainsi par son pouvoir de nomination « la banque centrale du capital symbolique », au même titre que Google qui consolide des positions monopolistiques dans le numérique et se place en régisseur des normes du web.