Guerre du Vietnam : Immunité de juridiction et action en responsabilité des sociétés productrices de l'Agent Orange / par Vincent Ricouleau
La Cour d’appel de Paris, le 7 mai 2024, confirmera-t-elle le jugement du Tribunal judiciaire d’Evry qui a débouté madame Tran To Nga de son action en responsabilité contre les sociétés ayant fabriqué l’Agent Orange ? L’immunité de juridiction s’imposera-t-elle ? Quelques réflexions sur les pires aspects d’une guerre où les souffrances sans limite des civils soulèvent le problème de la réparation.
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Le Tribunal judiciaire d’Evry a rendu son jugement le 10 mai 2021, concernant l’affaire de madame Tran To Nga. Le couperet de l’article 122 du Code de procédure civile est tombé. Ses demandes sont irrecevables. Elle est en outre condamnée aux dépens, particulièrement lourds, dans une telle instance.
En effet, « constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».
La Cour d’appel de Paris, le 4 mai 2024, précisera si cet article 122, éludant tout débat de fond, est le bon fondement juridique.
Madame Tran To Nga est née le 30 mars 1942 à Soc Trang au Vietnam du Sud. Participant à la guerre contre les Américains, elle a été contaminée par les épandages d’herbicide contenant de l’Agent Orange. Elle souffre de maladies très graves qu’elle met en rapport à cette exposition. Son combat dure depuis des années.
En juillet 2014, elle assigne sur le fondement de l’article 1382 du Code civil (article 1240) 26 société de droit américain, dont Dow Chemical Company et Monsanto Company.
Ces 26 sociétés ont fabriqué et fourni « l’agent défoliant connu sous le nom Agent Orange » à l’armée américaine, ce qui engage, selon madame Tran To Nga, leur responsabilité civile et les oblige in solidum à réparer intégralement les préjudices subis.
Expertise médicale, indemnité provisionnelle de 200 000 euros, indemnité de 100 000 euros pour préjudice moral, 10 000 euros sur le fondement de l’article 700, exécution provisoire, telles sont les demandes de madame Tran To Nga.
Elle se désiste de son action concernant 6 sociétés. Deux sociétés ouvrent une procédure collective dite Chapter 11. Fusions, acquisitions, transmissions, les défenderesses s’en donnent à coeur joie pour ralentir la procédure où la mise en état est une véritable guérilla.
Il est utile de rappeler le nom des sociétés qui ont gagné cette première partie, afin de bien comprendre le rapport de forces.
Dow Chemical Company, Monsanto Company, Hercules INC, nouvellement dénommée Hercules LLC, Uniroyal Chemical Co Inc, Uniroyal Chemical Acquisition Corporation, Uniroyal INC, Uniroyal Chemical Holding Company, Occidental Chemical Corporation, Maxus Energy Corporation, Tierra Solutions INC, Chemical Land Holdings INC devenue Tierra Solutions INC, T.H Agriculture et Nutrition CO, soit Thompson-Hayward Agriculture et nutrition, aussi connue sous le nom de Than, Harcos Chemicals INC, ont ainsi réussi à éviter le débat de fond.
Revenons sur les termes du jugement n°RG14/04980 sans les dénaturer.
Le bénéfice de cette immunité dans une procédure civile poursuit le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre Etats, garanties par le respect de la souveraineté d’un autre Etat.
Une personne de droit privé est donc fondée à se prévaloir du principe d’immunité de juridiction, lorsqu’elle intervient dans l’accomplissement d’un acte sur ordre pour le compte de cet Etat, constitutif d’un acte de souveraineté. Comme le relève Tran To Nga, aux termes de ses conclusions, les sociétés défenderesses en fournissant et/ou produisant l’Agent Orange à l’armée américaine, ont été contraintes d’agir dans le cadre du programme militaire Operation Trail Dust, approuvé en 1961 par le président des Etats-Unis et mis en application par l’armée de l’air américaine, au titre du sous-programme Operation Ranch Hand, destiné à assurer la défoliation de la végétation par épandage de cet herbicide sur le théâtre des opérations militaires menées au Vietnam.
La juge dit qu’il ressort des pièces versées au débat que les commandes d’Agent Orange, effectuées auprès des sociétés défenderesses, portaient la mention DO-C9 certified for national defense use, soit, certifiées pour un usage de défense nationale, de sorte qu’elles n’avaient pas d’autre finalité que celle de satisfaire les besoins de la défense nationale du gouvernement américain. Cette analyse est confirmée par la note d’information déclassifiée de l’armée américaine versée aux débats, dont il ressort qu’en février 1967, le secrétaire de la défense a donné des instructions pour que l’armée prépare des usines de production dans la perspective de détourner toute la production commerciale de l’Agent Orange, afin de combler les besoins militaires en Asie du Sud-Est.
C’est ainsi que cette demande était formée au visa de la Section 101 de la loi fédérale sur la production de la défense du 8 septembre 1950, autrement dénommée Défense Production act de 1950, laquelle dit que « le président est en droit d’exiger l’exécution de contrats où commandes (autres que des contrats de travail) qu’il considère comme nécessaires ou utiles à l’accroissement de la défense nationale, soient prioritaires par rapport à l’exécution de tout autre contrat ou commande, et afin de s’assurer de cette exécution prioritaire, ordonner l’acceptation et l’exécution de ces contrats ou commandes par toute personne qu’il considère capable de les exécuter, prioritairement à d’autres contrats ou commandes et de répartir les ressources, services et installations de la façon, dans les conditions et dans la mesure qu’il jugera nécessaires ou utiles dans l’intérêt de la défense nationale ».
Il fallait capter l’ensemble de la production nationale d’Agent Orange aux fins d’utilisation militaire.
La Section 103 de ladite loi fédérale dispose que toute personne qui effectue intentionnellement un acte prohibé ou qui s’abstient intentionnellement d’effectuer un acte requis par les dispositions de ce chapitre ou par tout règlement, réglementation ou ordonnance pris en application des présentes, si elle est déclarée coupable, sera condamnée à une amende d’un montant maximal de 10 000 dollars, à une année maximum d’emprisonnement ou à ces deux peines.
La juge dit que ce n’est pas seulement une demande ou une commande, c’est une réquisition, à laquelle les sociétés défenderesses ne pouvaient s’opposer sous peine d’être sanctionnées.
Dans sa lettre du 27 novembre 1967, le ministère du commerce (le nom du ministre n’est pas indiqué dans le jugement) donne expressément injonction à la société Hooker Chemical Corporation, d’expédier aux sociétés Monsanto, Hercules INC ou encore Thompson Chemicals Corporation, les composants nécessaires à la production d’un Agent Orange et ce, conformément aux contrats conclus pour la défense, ne laissant ainsi aux sociétés défenderesses aucune autonomie de production.
La juge récapitule en précisant que les sociétés défenderesses ont agi sur ordre, pour le compte des Etats-Unis, dans le cadre d’opérations militaires. Ce sont par nature des actes de puissance publique. Dans l’accomplissement d’un acte de souveraineté.
La juge dit qu’elles sont, par conséquent, fondées à se prévaloir de l’immunité de juridiction, laquelle se caractérise par un défaut de droit d’agir devant les juridictions françaises. C’est une fin de non-recevoir conformément aux dispositions de l’article 122 du Code de procédure civile.
Tel est le raisonnement du tribunal.
Certaines questions se posent quant à cette décision. Certes, une étape importante dans un parcours judiciaire, déjà très long, promettant de l’être encore davantage car des pourvois en cassation sont inévitables. Nous n’avons pas les conclusions des protagonistes. Encore moins les pièces du dossier. Nous ne disposons que du jugement.
Qui ne connaît pas l’Agent Orange, qui continue de dévaster le Vietnam et bien d’autres lieux ?
Cette substance cancérigène et tératogène a une définition précise. L’Agent Orange est l’appellation pour toute formulation d’herbicide contenant du 2,3,7,8-tetrachlorodibenso-p-dioxin (TCDD), précise le glossaire du site U.S Department of Veterans Affairs. Un site qui réunit une documentation substantielle sur plusieurs aspects des contaminations des vétérans américains, avec une subdivision en Health Care, Public Health, Military Exposures, Agent Orange, Exposure by Location, C-123 Airplanes, Agent Orange Residue. Notons que le système des indemnisations repose notamment sur des Presumptive conditions (présomptions d’exposition).
N’oublions pas que parmi les premières victimes de l’Agent Orange se trouvent ceux qui ont fabriqué, touché, manipulé les bidons, caisses et effectué les épandages, en l’occurrence, de simples soldats américains, exécutant les ordres.
D’autres herbicides comme le Purple Agent, le Green Agent, le Pink Agent, le Blue Agent (acide cacodylique), le White Agent (picloram) ont été utilisés.
La liste des cancers, des anomalies génétiques, des maladies chroniques et des malformations, chez les enfants, est longue. Leucémies, spina bifida, anencéphalie, absence de membres, fentes labio palatines, diabète de type 2, chloracné…
Ces herbicides étaient déversés par avions (C123) hélicoptères, bateaux, camions citernes, et par pulvérisateurs à dos d’homme.
Les objectifs étaient la défoliation pour empêcher l’ennemi, Vietcong et soldats du Vietnam du Nord, de se cacher et la destruction des récoltes.
Les conséquences sont une contamination durable des nappes phréatiques, des sédiments, de la chaîne alimentaire.
Vingt huit hot spots, très contaminés par la dioxine, sont recensés par le cabinet canadien Hatfield dans son rapport d’août 2011.
Mais le nombre de sites contaminés est beaucoup plus important.
On observe une concentration de dioxine sur les anciennes bases américaines où était stocké l’Agent Orange, notamment les aéroports de Da Nang, de Phu Cat à Quy Nhon au centre du Vietnam, et de Bien Hoa, à l’est de Saigon. La société américaine Terra Therm sous contrat avec l’USAID a décontaminé en partie l’aéroport de Da Nang avec le procédé In Pile Thermal Desorption - IPTD -. Un procédé qui consiste à cuire littéralement, dans des fours, la terre contaminée. La Ford Fondation avait, au préalable, procédé à des travaux d’étanchéité afin de freiner la contamination de la chaîne alimentaire et du Sen Lake. L’ancienne base américaine de Bien Hoa est actuellement en cours de décontamination. Le travail restant à effectuer, dans une multitude de lieux, est gigantesque.
La première remarque est que le jugement ne mentionne pas le bannissement des produits en question, par le droit international. Il en ressort une forme de banalisation des substances. Le rappel de certains aspects de l’ordre public international, consistant à protéger les populations et à éviter les écocides, aurait pu éviter, une telle situation. Le jugement du tribunal international d’opinion en 2009 n’est pas non plus rappelé.
Pourtant, le droit international est intraitable et normalement inviolable.
L’usage de l’Agent Orange est un crime de guerre, violant l’article 23 de la Convention de la Haye de 1907, interdisant l’utilisation du poison. Le Protocole de Genève du 17 juin 1925, concernant l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques, prohibe l’utilisation de l’Agent Orange. La résolution 2603 A du 16 décembre 1969, de l’Assemblée Générale des Nations Unies, a précisé la portée du protocole. Les Etats-Unis l’ont ratifié le 10 avril 1975, quelques jours avant la chute de Saïgon. L’usage de l’Agent Orange viole aussi les articles II A, B, C de la Convention pour la répression et le prévention du crime de génocide du 9 décembre 1948. Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (protocole 1, article 35 & 1 et 54) interdit également l’usage de l’Agent Orange. Le préambule de la Convention sur l’interdiction de la mise au point de la fabrication, du stockage et de l’usage des armes chimiques, une convention entrée en vigueur le 29 avril 1997, édicte l’interdiction de l’emploi d’herbicides en tant que moyens de guerre. Cette convention a été ratifiée par les Etats-Unis le 29 avril 1997 et par le Vietnam le 30 octobre 1996. La Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles (EMMOD), entrée en vigueur le 5 octobre 1978, prohibe l’usage de l’Agent Orange.
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Les sociétés défenderesses invoquent la Convention sur l’immunité juridictionnelle des Etats et de leurs biens, datant de 2004. L’article 2 « emploi des termes », dans son alinéa b, dit que le terme Etat, désigne, dans son alinéa iii, les établissements ou organismes d’État ou autres entités, dès lors, qu’ils sont habilités à accomplir et accomplissent effectivement des actes dans l’exercice de l’autorité souveraine de l’État.
Les sociétés défenderesses plaident cette totale dépendance et inféodation juridique vis-à-vis de l’État américain. Elles soutiennent qu’elles sont dépositaires de la souveraineté de l’État à travers les commandes de l’État pour l’armée, commandes imposées, et par conséquent, non susceptibles d’être jugées et encore moins d’être condamnées par un tribunal étranger à indemniser qui que ce soit.
On en déduit que madame Tran To Nga a assigné indirectement l’État américain.
L’article 5 dit qu’un Etat jouit, pour lui-même et pour ses biens, de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre Etat, sous réserve des dispositions de la présente convention. L’article 6 al 1 dit qu’un Etat donne effet à l’immunité des Etats prévue par l’article 5, en s’abstenant d’exercer sa juridiction, dans une procédure devant ses tribunaux contre un autre Etat et à cette fin, veille à ce que ses tribunaux établissent d’office, que l’immunité de cet autre Etat prévue par l’article 5 est respectée.
Les sociétés défenderesses plaident l’immunité de juridiction en application du Defense Production Act.
Le Defense Production Act du 8 septembre 1950 a été institué sous Harry S. Truman, président de avril 1945 à janvier 1953. Il est adapté régulièrement en fonction des contextes. Ce texte composé de trois sections a, pour objectif, de mobiliser des moyens de production de biens et de services, considérés comme nécessaires pour la sécurité nationale, notamment, en temps de guerre.
Le Tribunal d’Evry considère que les sociétés défenderesses ont été réquisitionnées en application du Defense Production Act. Mais parle-t-il de leurs moyens de production ou du produit fini, à savoir les herbicides et l’Agent Orange ? A quels degrés, combien de temps, dans quelles conditions, selon quels contrats, moyennant quelles concessions, quelles indemnisations, l’État américain et ses administrations se sont-ils, juridiquement emparés de ces sociétés, les dessaisissant de leur propre contrôle tout en leur conférant des prérogatives de puissance publique puisque détentrices de la souveraineté étatique ?
Quels chiffres d’affaires en relation avec l’Agent Orange pour ces sociétés ?
Les défenseurs de madame Tran To Nga évoquent des appels d’offres et non des réquisitions.
Les sanctions prévues par la Defense Production Act sont prévues dans le cas où « any person who performs any act prohibited or willfully fails to perform anay act required by the Defense Production Act ». Il apparaît ainsi que les défenderesses n’étaient pas liées et soumises au point de ne pas conserver un certain pouvoir de refus, encore moins un contrôle de leur activité. Qu’elles aient été dépendantes économiquement des commandes militaires en développant volontairement ces nouveaux marchés, ne peut être nié. Qu’elles aient perdu leur autonomie n’est pas du tout démontré.
La question fondamentale reste de savoir si les sociétés ayant fabriqué, fourni et livré les herbicides contenant ou non l’Agent Orange ont informé l’État américain, de la toxicité des produits.
Les sociétés défenderesses rejettent tant l’esprit que les textes régissant le principe de précaution issu de la loi du 2 février 1995. Elles plaident qu’il ne peut régir des faits antérieurs de 40 ans et ne peut s’appliquer à des personnes privées. Pire, elles soutiennent que le fournisseur de produits à usage militaire n’est tenu d’aucune obligation de sécurité ou de diligence envers les tiers.
Ce qui est une véritable provocation.
Soutenir que les connaissances scientifiques de l’époque ne permettaient pas de connaître la nocivité du produit, est mensonger.
Quelques exemples, car il existe bien d’autres preuves. De mai 1945 à février 1946, à Kumbla (Kérala), en Inde, le produit est testé sur les récoltes. Le produit n’est pas une découverte au moment où l’État américain a passé les commandes. En mars 1949, l’usine de Monsanto située à Nitro, qui fabriquait l’herbicide 2, 4, 5-T contenant des dioxines, explose. Beaucoup d’employés (le chiffre de 200 est cité) souffrent de chloracné et d’autres pathologies graves. La ville de Nitro est située dans les comtés de Putnam et Kanawha dans l’État de Virginie-Occidentale dont la capitale est Charleston. En 1988, le docteur James Clary déclare, en outre, en qualité de scientifique de l’armée de l’air américaine, que les dangers pour la santé humaine, des herbicides, contenant de la dioxine, étaient connus. Il s’est impliqué dans la rédaction des rapports sur l’opération Ranch Hand. Quel intérêt aurait-il à mentir.
Les sociétés défenderesses n’hésitent pas à plaider l’application des Accords de Paris.
L’article 21 du chapitre VIII, (intitulé The Relationship between the United State and the Democratic Republic of Vietnam) de l’Accord sur la cessation de la guerre et le rétablissement de la paix au Sud-Vietnam, dit Accords de Paris, négociés par Le Duc Tho (1911-1990) et Henry Kissinger (1923-2023), évoque l’inauguration d’une ère de réconciliation (Will usher in an era of reconciliation). Le texte dit aussi que les Etats-Unis contribueront à guérir les blessures (to healing the wounds of war) et à la reconstruction post-guerre.
Le caractère général de cette rédaction permet toutes les interprétations.
Ces accords sont signés par William P. Rogers pour les USA, Nguyen Duy Trinh, pour la République Démocratique du Vietnam, Tran Van Lam, pour la République du Sud-Vietnam, Nguyen Thi Binh, pour le gouvernement révolutionnaire provisoire. Seule Nguyen Thi Binh, née en 1927, est toujours vivante.
Au moment de la signature des Accords de Paris, la toxicité pour l’homme de l’Agent Orange, était un secret défense. L’Etat américain et les fabricants le savaient. Si le Vietnam avait été informé, il est très probable que le texte aurait été rédigé différemment.
Madame Tran To Nga saisit la justice, entre autres, pour obtenir une indemnisation concernant ses préjudices corporels. Or, le jugement fait l’impasse sur cet aspect du dossier. Le jugement mentionne juste que madame Tran To Nga indique souffrir du diabète de type 2, d’une Alpha Thalassémie, d’hypertension. Elle souffre d’autres pathologies, répertoriées pour avoir un lien direct et indirect avec l’Agent Orange. Elle a perdu un enfant, Viet Hai, en très bas âge dans une forêt où des épandages d’herbicide ont été effectués. Ses deux autres filles souffrent elles aussi de pathologies, asthme, chloracné. Une de ses petites filles a une malformation cardiaque.
La requérante dit qu’une analyse toxicologique en 2012 confirme le lien direct avec l’exposition à l’Agent Orange. Le jugement ne donne aucun élément sur cette analyse. Son existence est juste rappelée.
La CNAM n’était d’ailleurs pas hostile à une expertise médicale.
En outre, rien n’empêchait le tribunal de revenir sur le négationnisme des défenderesses. Indiquer que madame Tran To Nga est victime d’un pesticide dans le cadre de la lutte contre les moustiques, indique bien que les coups les plus bas sont permis. Le rapport Hatfield ne concerne que la zone restreinte de Bien Hoa, disent les sociétés défenderesses. Elles prétendent que madame Tran To Nga a été probablement contaminée par le Malathion, un insecticide permettant de lutter contre les moustiques, visant à lutter contre le paludisme.
La délégitimation et la déconsidération de la victime ont des limites. Encore aurait-il fallu que le tribunal considère madame Tran To Nga comme une victime.
La méthode de destruction de l’Agent Orange laisse présager que ses fabricants connaissaient son danger. Une partie de l’herbicide a quitté le Vietnam en avril 1972 par le bateau SS Transpacific pour être entreposé sur l’atoll de Johnston, classé dans la catégorie des 9 îles mineures éloignées des Etats-Unis.
Du 15 juillet 1977 au 3 septembre 1977, le produit a été transporté par camions citernes sur le bateau Vulcan pour son incinération. L’atoll de Johnston se situe entre les îles Marshall et les îles de Hawaï. Lieu de multiples expériences nucléaires, le site est devenu un site de stockage d’armes chimiques. Une usine, la Johnston Atoll Chemical Agent Disposal System (JACADS), a détruit une partie des armes chimiques jusqu’en 2003. L’usine aurait ensuite été démontée. Les opérations Dominiz et Fishbowl ont eu lieu dans cet atoll. Le fait de détruire l’Agent Orange sur cette île, déjà effroyablement polluée, est une des preuves de sa toxicité.
L’argumentation des défenderesses fait fi, du travail phénoménal des associations de vétérans américains et de leurs avocats, consistant à reconstituer le processus de décision de fabrication, de transport, de stockage, d’aspersion, de destruction des herbicides. Le document DoD (Department of Defense) List of Locations where Tactical Herbicides and their Chemical Components were tested, used or stored outside of Vietnam, nous permet de connaître les lieux reconnus officiellement comme contaminés.
La loi Blue Water Navy Vietnam Veteran, Act de 2019 - H.R.299 du 25 juin 2019, a renforcé le principe de présomption d’exposition à un agent herbicide (plus large que la dénomination d’agent orange), du 9 janvier 1962 au 7 mai 1975.
Le Pact Act signé par le Président Biden le 8 août 2022, a également permis d’ajouter 5 localisations où les présomptions de l’exposition à l’Agent Orange sont à retenir.
L’appellation exacte du Pact Act est The sergeant first class (SFC), health Robinson honoring our promise to address comprehensive toxics -PACT-.
Ainsi, les bases américaines en Thaïlande, en activité du 9 janvier 1962 au 30 juin 1976, le territoire du Laos, du 1 décembre 1965 au 30 septembre 1969, les secteurs de Mimot ou Krek, Kampong Cham, du Cambodge, du 16 avril 1969 au 30 avril 1969, les îles de Guam et Samoa, du 9 janvier 1962 au 30 juillet 1980, sont considérés comme des lieux contaminés.
S’ajoutent l’atoll de Johnston du 1 janvier 1972 au 30 septembre 1977, la zone démilitarisée coréenne du 1 septembre 1967 au 31 août 1971, les C-123 aircraft, les bases de l’Air Force One, en Pennsylvanie, Ohio. Massachusetts, des sites à Taïwan, Panama, la base Clark des Philippines, la base d’Okinawa au Japon.
Tout citoyen américain, soldat ou non, qui a transité dans ces lieux, peut être indemnisé de ses préjudices, du moins en théorie, car les dossiers sont complexes à constituer, notamment pour les descendants. Les vétérans coréens intentent, eux aussi, des actions, en utilisant ces sources.
Il a fallu des dizaines d’années pour commencer à indemniser les victimes américaines, dans le cadre de présomptions d’exposition et de transactions.
Quant aux victimes françaises, dont madame Tran To Nga, elles dépendent de l’interprétation et de l’application du principe d’immunité de juridiction.
Principe dépassé et finalement contraire à tous les principes du droit international puisqu’il abstrait les victimes et aboutit à une totale déresponsabilisation.
A suivre.