Hamas : risques et périls de l'appellation « terroriste »
Par Iris Lambert
Les combats armés s'accompagnent de combat par les mots. Les différents termes employés par les parties d’un conflit pour qualifier leurs adversaires constituent de puissants dispositifs discursifs permettant de gagner les cœurs et les esprits. Depuis l’attaque du 7 octobre 2023 perpétrée par le Hamas en Israël et les représailles menées depuis par Tsahal dans la bande de Gaza, l’espace médiatique et les différentes arènes politiques - tant au niveau national qu’à l’échelle internationale - se disputent les termes du débat : faut-il parler du Hamas comme d’une organisation terroriste ? La BBC et l’AFP, par exemple, prônant une impartialité nécessaire à l’information libre et indépendante, se refusent à employer le terme[1]. C’est que l’acte de qualifier des groupes ou des individus n’a rien de neutre : il s’agit en réalité d’un processus politique charriant des dynamiques de domination et de résistance et illustrant les relations de pouvoir qui s’exercent entre les parties opposées d’un conflit[2]. L'asymétrie de puissance se reflète dans le discours, où les assignations portent des conséquences concrètes et souvent dramatiques pour les parties faibles et les peuples qu’elles prétendent représenter. La terminologie « terroriste », particulièrement, de par le flou délibéré qui l’entoure, participe à l’expulsion des désignés du champ moral des locuteurs, invisibilise l’asymétrie des rapports de force, efface l’historicité des conflits et occulte les dynamiques internes aux groupes désignés - ouvrant la porte à la mise en place de mesures liberticides et mortifères.
Le Harakat al-Muqawama al-Islamiya, plus communément appelé Hamas, naît dans la continuité de la première Intifada, en décembre 1987. D’après sa première charte datant de 1988, l’organisation œuvre à la libération de la Palestine de l’occupation israélienne et à la mise en place d’un Etat islamique sur le territoire historique de la Palestine[3]. Ses racines idéologiques puisant dans la pensée des Frères musulmans, le Hamas a investi une partie de ses ressources dans la bataille civile et politique travaillant sur les difficultés et les préoccupations du peuple palestinien via des activités d’aide sociale[4]. En 2006, l’organisation a remporté les élections législatives dans la bande de Gaza où elle gouverne seule depuis lors. La branche armée du mouvement, les brigades Izz al-Din al-Qassam sont quant à elle chargées depuis 1992 de la lutte armée et des tactiques militaires mises en oeuvre pour la libération de la Palestine telles que le recours aux attaques-suicides de civils et de militaires[5], certaines violant les règles fondamentales du droit international humanitaire, le Hamas figure dès 2001 sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne, sans que cette catégorisation ne trouve pour autant d’écho du côté des pays du Golfe, par exemple, ou encore en Amérique latine et en Asie.
(In)définitions
Désignant à l’origine l’outil d’Etat mis en place par Maximilien Robespierre au moment de la Convention du 12 août 1793, la notion de terrorisme a longtemps fait l’objet d’une interprétation équivoque : les terroristes des uns pouvaient encore être les combattants de la liberté des autres[6]. Depuis les attentats de septembre 2001, le terme a très largement perdu de son ambiguïté, s’inscrivant dans une tradition qui a fait du terrorisme une forme de violence politique absolument proscrite, profondément injustifiable et irrationnelle. Le recours reflexe à un vocabulaire éthiquement chargé - les terroristes sont des « ennemis de l’intérieur » venus pour nous arracher notre « liberté » et nos « valeurs » - révèle le rôle central de l’émotion dans le raisonnement. L’émotion, agissant comme un réflexe, empêche la réflexion et ferme un espace de débat sur ce que recouvre réellement la notion de terrorisme.
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Les spécificités mêmes du terrorisme qui permettraient de le distinguer des autres formes de violence sont difficiles à discerner. On observe ainsi de multiples hiatus entre la théorie et la pratique institutionnelle chargée de traiter du problème. Les Etats peinent à en produire une définition précise. La difficulté tient en partie au fait que les actes terroristes étant décrits comme injustifiables moralement, les Etats ne peuvent produire une définition qui recouvrerait leurs propres agissements. C'est ce que rapporte Edward Peck, ancien chef de la mission américaine en Irak : « En 1985, alors que j'étais directeur adjoint de la Reagan Terrorism Task Force, [...] on nous a demandé de produire une définition du terrorisme qui pourrait être utilisée par l'ensemble du gouvernement. Nous en avons produit environ six, et dans absolument tous les cas, elles ont été rejetées, parce qu'une lecture attentive indiquait que notre propre pays avait été impliqué dans l'une de ces activités »[7].
Le ciblage d'innocents et de non-combattants est un critère généralement utilisé en droit international pour définir ce que peut-être un acte de terrorisme. La résolution 1566 du Conseil de sécurité des Nations unies définit les actes terroristes comme « des actes dirigés contre des civils dans l'intention de causer la mort ou des blessures graves ou la prise d'otage dans le but de créer la terreur parmi la population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir un acte quelconque »[8]. La définition a été élargie pour inclure les « non-combattants » dans la notion de cible des attaques. La définition du Conseil de l'Union européenne insiste quant à elle sur le fait que l'acte terroriste est dirigé, par nature, contre des populations qui ne participent pas aux hostilités dans un contexte de conflit armé[9]. Ces définitions, larges et floues, laissent aux Etats et aux autres entités un pouvoir d’appréciation particulièrement ample permettant l’adoption de définitions encore plus flexibles.
La recherche académique en sciences sociales butte également sur les questions de définition du terrorisme. En 1992, Alex Schmid et Albert Jongman avaient dénombré dans une étude devenue canonique pas moins de 109 définitions du terrorisme employées par les universitaires[10], diversité confirmée par une étude plus récente menée par Léonard Weinberg, Ami Pedazhur et Sivan HIrsch-Hoefler comptabilisant 73 définitions différentes employées dans 55 articles portant sur le terrorisme[11]. En dépit de ces concours de définition, la recherche a produit un certain nombre de descripteurs du terrorisme. Ces éléments-clés s’apparentent à l’utilisation de la violence physique létale, au caractère politique de l’acte terroriste et de son aspect communicationnel. Enfin, comme le suggèrent les décisions portées par le droit international, le ciblage de non-combattants semble central.
L’anatomie du terrorisme a donc ceci de particulier qu’elle implique une cascade des effets : la mort ou des blessures pour certains, l'anxiété et la peur pour beaucoup d'autres, la dégradation ou la déstabilisation de l'ordre social pour tous[12]. D’un point de vue utilitariste, le terrorisme apparaît alors en creux comme une forme de violence politique particulièrement parcimonieuse dans l’économie des corps : un minimum de dégâts pour un maximum d’effet, puisqu’il ne s’agit pas d’atteindre les capacités physiques et matérielles de l’ennemi mais bien de contraindre des membres d’une population autre que les cibles immédiates. Ce qu’il s’agit de repérer précisément, c’est donc que le terrorisme, compris au minimum comme la prise de non-combattants pour cibles dans l’objectif d’influer sur une politique précise, est essentiellement une méthode - et non une idéologie ou encore moins une identité - qui peut être utilisée ou non par les groupes impliqués dans une lutte politique. Fondamentalement, il s'agit de l’un des procédés à disposition des groupes armés au sein de leur répertoire de l'action collective[13].