Henri Matisse, les voies de l'abstraction

L'accrochage côte à côte, proposé par le Centre Pompidou, fait entrer dans le cerveau de Matisse, plus encore que dans son atelier ; il est révélateur du travail de simplification à l’œuvre dans ce processus créatif, qui tend volontiers vers l’épure et s’éloigne de la figuration. Mais épuration se confond-elle avec abstraction ? La question mérite d’être abordée, sachant que Matisse s’est toujours défendu d’être un abstrait tandis que les artistes de l’École de New York se sont réclamés de lui.

Ces derniers nous rappellent que l’Abstraction est négation de la Mimesis. C’est une peinture sans objet, qui exprime une urgence intérieure (émotions, sentiments, valeurs humaines ou spirituelles) et qui s’apparente davantage à la musique ou à la philosophie qu’à la peinture traditionnelle. Et quand l’Humain usurpe la place du Monde, cela se traduit picturalement par un total affranchissent de la couleur et de la ligne.

N’est-ce pas ce qui caractérise la Porte-fenêtre à Collioure, que l’on confondrait aisément avec un Rothko ou un Zao? Nous sommes en 1914. L’Abstraction vient de naître à Munich, avec une aquarelle de Kandinsky (1910-13 ?). Matisse est dans le Midi, avec pour seule compagnie le virtuose du CubismeJuan Gris ; il souffre d’un syndrome dépressif profond, majoré par la déclaration de Guerre, qui le coupe de sa famille, établie dans le Nord, au Cateau-Cambrésis. À son corps défendant, il n’est pas mobilisé. Il est donc confronté à une tragédie de l’Histoire, à la solitude, à l’inaction, (comme le seront les Expressionnistes Abstraits Américains, des années 40), et il traduit cet abîme intérieur dans une saisissante fenêtre, qui s’ouvre sur le noir absolu.

  • La toile est d’un rare dépouillement : ni l’intérieur, ni l’extérieur ne sont perceptibles ; le langage pictural est minimaliste : de grands aplats noirs, délimités verticalement par trois tons de vert, occupent la totalité de la toile, soit un peu plus d’un mètre carré ; et pourtant ce n’est pas une abstraction pure : on reconnait dans les bandes colorés des volets, dans les stries horizontales leurs ouvertures et dans le décrochage de la ligne du bas une ébauche de seuil et de tridimensionnalité. Reconnaissance qu’il est impossible de faire devant le Rothko sans titre de 1957, strictement cérébral.
  • La porte-fenêtre de 1914 se situe donc aux limites de la figuration où la représentation se noie dans la suggestion. Matisse donne de moins en moins à voir et de plus en plus à comprendre ; pour considérer le chemin parcouru depuis la période fauve, il suffit de se souvenir de la Porte-fenêtre de 1905, véritable mise en abîme de l’imitation du réel, proche de la saturation visuelle puisqu’elle oblige à voir la toile elle-même, les peintures dans la peinture et le reflet de Collioure dans les vitres !

Le primat de la technique par rapport au sujet se lit dans tous les chefs-d’œuvre avant-gardistes de Matisse, de la Danse de 1909 aux gouaches découpées des années 50. Tous ont en commun l’art

           -de réduire le dessin à un schéma,

           -de limiter au maximum la perspective,

           -et de découper des volumes dans la couleur.

Considérons la Danse et la Musique, ces deux panneaux décoratifs commandés par Sergueï Chtchoukine pour son hôtel particulier moscovite :

  • ici, de simples silhouettes rouges se détachent sur des zones colorées en aplats vert et bleu ;
  • ici, la perspective est pour ainsi dire absente et les ombres inexistantes et cependant il y a du volume, que suggèrent un faisceau de lignes (voyez plutôt l’arabesque des bras qui relie les danseurs et la courbe de leurs pieds : ce sont elles qui créent la profondeur.)
  • Ce travail sur les rapports composition-couleur-ligne-touche permet à Matisse d’aller à l’essentiel, en l’occurrence de dire la musique par le mouvement. Et l’on sait que cette quête harmonique va occuper prioritairement les maîtres de l’Abstraction (Kandinsky, Klee, Motherwell).

Avec l’Atelier rouge (1911), Matisse s’attaque au problème de l’expression volumétrique : 

  • c’est une surface monochrome où le dessin est non seulement linéaire mais encore en négatif (jaune orangé et non noir sur fond rouge), les objets,
  • bi-dimensionnels, sont quasi fantomatiques, réduits à leurs contours,
  • quant à la perspective, elle est suggérée par une ligne au sol et par les tableaux et les sculptures (parfaitement reconnaissables dans le répertoire de l’artiste.)
  • On pense aux paysages abstraits de Willem de Kooning, à sa quête de l’apesanteur, à ses formes plates qui donnent l’idée d’un volume.

Sur cette voie de l’extrême simplification, venons-en aux vues de Notre-Dame : en 1902, l’architecture se réduit à des formes géométriques et la palette à deux couleurs, (comble de l’économie de moyens que l’on retrouvera, en 1955, dans la Cathédrale de Nicolas de Stael, dont l’imposante silhouette blanche se détache sur un fond bleu nuit.)

Et, en 1914, suprême audace, le fond a pris la place du motif ! Il faut un moment d’attention pour dépasser la stupeur et comprendre ce qui est représenté : 

  • au premier plan, du bleu et quelques lignes noires suffisent à évoquer le paysage urbain, les bords de Seine et le pont st Michel vus depuis l’atelier du peintre, dont on devine, à droite, le cadre de la fenêtre (en somme, le décor habituel chez Matisse, cf. vue de N.D. 1902, vue de Nice, Intérieur, bocal de poissons rouges) ; 
  • au fond, l’épure de Notre Dame, deux admirables blocs, fruits d’une cérébralisation de ce qui a été vu. Matisse donne à voir l’idée qu’il se fait de Notre-Dame
  • Devant ce chef-d’œuvre, on parlerait volontiers de «figuration abstraite» ou «d’abstraction figurative», comme on le fera pour Nicolas de Stael, lui aussi ni tout à fait abstrait, ni tout à fait figuratif ; ces oxymores rendent compte du travail si singulier de Matisse mais aussi de l’effort qu’il demande à son public.

Car en joueur d’échecs chevronné, il engage avec lui une partie qui dérange ses habitudes visuelles. Deux exemples de lecture brouillée du tableau : Poissons rouges et palette, de l’automne 14, et la Leçon de piano (1916-17) du MOMA.

  • Poissons rouges et palette représente l’atelier parisien du peintre ; 
  • mais ici, pas de paysage urbain, la fenêtre est opaque, comme pour respecter un couvre-feu..., et, à droite, un mystérieux entrelacs de lignes, qui réclame la collaboration de la raison et de la vue pour être démêlé : si la palette du peintre est immédiatement compréhensible, l’autoportrait, en revanche, ne se dessine que peu à peu à partir du pouce engagé dans la palette et de la composition rouge-brun, très influencée par le Cubisme naissant. 
  • Cette toile, bien que figurative, dit à nouveau l’indicible : l’angoisse de l’homme confronté à la folie de la guerre et celle de l’artiste contemporain d’une révolution formelle pour laquelle il n’est peut-être pas fait. 
  • Elle annonce, sans ambages, l’Autoportrait de Robert Motherwell, réalisé en 1943 à partir de collages, à la manière de Matisse...

Un mystère plane aussi sur la Leçon de piano, dépouillée de tous détails superflus : 

  • Pourquoi tous ces triangles ? il n’est pas évident, au premier coup d’œil, que cette composition ait pour thème l’angoisse du Temps qui passe, (thème abstrait, s’il en est.)
  • Mais si l’on s’attarde sur la diagonale le long de laquelle sont alignés une bougie allumée et le métronome, on comprend le sujet,
  • et si l’on accorde toute son importance à la figure dominante, le triangle, on comprend que l’ombre jetée sur le visage du petit Pierre et sur le gazon du jardin représente la menace de l’érosion.

Gustave Moreau n’avait-il pas dit au jeune Matisse, élève dans son atelier, « Vous allez simplifier la peinture »; et, en effet, lorsqu’il se détourne des compositions chargées, il réalise la prophétie de son maître.

Cette simplification passe par un travail sur le langage pictural, sur la manière de représenter des «urgences intérieures» sans les extraire du monde. Ainsi, devant ses toiles, il faut d’abord se demander « comment c’est fait » avant de s’inquiéter de savoir « ce qui est peint ».

Cette recherche a passionné l’Amérique au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et a ouvert la voie à l’Expressionnisme Abstrait.


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