Homo consommatus?
Je trouve qu'il y a quelque chose de très significatif dans ce qui se déroule actuellement sous nos yeux...
Avant le confinement, la peur grimpe... jusqu'à l'explosion de panique quand celui-ci est confirmé!
Le réflexe? On consomme.
Les rayons des supermarchés sont dévalisés. Le papier toilette devient la nouvelle idole du consumérisme idiot, de l'égoïsme facile. Un des rares produits non indispensables tant les solutions alternatives existent, mais qu'importe! Il comble la peur de l'immaîtrisable, il remplit l'espace de notre panique, selon la loi que le capitalisme nous inculque depuis notre plus jeune âge: plus tu possèdes, plus tu es. La réassurance existentielle par l'achat et la compulsion d'accumulation... Nous aurons toujours aussi peur, mais avec des pâtes et du papier toilette à ne plus savoir qu'en faire... Le ventre plein de blé mais le coeur toujours aussi vide de sérénité, du moins jusqu'à la prochaine razzia. Dépendance propre à toute addiction: ça ne tient jamais que jusqu'à la prochaine dose...
Pendant le confinement, la frustration gronde, la peur rampe dans tous les esprits, tout comme la souffrance face à tous ces morts...
Le réflexe? On consomme.
Oh, pas du papier toilette ou des pâtes cette fois (il faudra bien 2 ans pour vider notre stock!). Non, cette fois-ci, ce sera de l'info et du loisir. Tous les jours, à chaque instant, on comble le vide qui a envahi le quotidien, jusqu'au trop-plein...
Tous les jours, décompte funèbre à la télévision! Quid du désespoir et de la souffrance des personnes pour qui ces chiffres représentent des êtres aimés? Quid de l'entretien de la peur et de l'irrationnel en comptabilisant ainsi les décès tous les soirs plutôt que toutes les semaines pour permettre aux personnes de ne pas être exposées à chaque instant à la terreur? Ce n'est pas important: il faut remplir, occuper l'espace, répondre à la pulsion de consommation de l'homme contemporain... Jusqu'à ce soir particulier, horrifiant, durant lequel on nous annonce le premier décès d'une mineure en France. Je revois encore le regard avide, quasiment obscène devant l'aubaine, de cette journaliste d'une grande chaîne nationale. Elle demandera avec insistance au Directeur de la santé des détails sur le profil de la jeune femme, des détails sur une vie qui vient à peine de s'éteindre et que les membres de sa famille, dévastés et sous le choc, doivent encore pleurer jusqu'aux tréfonds de leurs âmes... Mais qu'importe! Il faut de la matière, il faut de quoi contenter les cerveaux à remplir! Qui se soucie que ce soit au prix de la décence? Qui dira à cette journaliste qu'elle pourrait au moins attendre que le corps soit froid pour essayer d'avoir la primeur de ce qui a interrompu son existence? Réflexe salutaire de ce directeur, qui rappelle que le secret médical l'empêche d'en dire trop. On aurait aimé qu'il en appelle au respect dû aux proches, ou même à la disparue, mais il faudra se contenter de l'argument juridique. C'est déjà ça de pris. L'horreur ne se mêlera pas à l'indécence ce soir-là, même si elle l'a finalement déjà un peu fait dans cette attitude médiatique, si révélatrice de ce que vaut une vie face à l'audience.
Parallèlement, Netflix optimise sa bande passante, les systèmes de VOD font des offres, les opérateurs en téléphonie offrent de la Data... On se prépare à consommer davantage. Toujours et encore plus.
On parle de M. Raoult, de l'hydroxychloroquine... Peut-on en dire quelque chose de réellement concret? Pas vraiment en réalité ; pas à ce stade. Mais les médias se mettent au diapason pour saisir cette aubaine et faire en sorte qu'il y ait toujours quelque chose à regarder, à entendre, à placer dans nos failles et nos carences! On ne sait pas vraiment quoi présenter, ni même l'effet que cela pourrait avoir sur les populations? Ce n'est pas important. Tant que nous veillons à ce qu'il y ait du pour et du contre un peu partout, l'éthique du journaliste sera préservée car il n'aura pas le sentiment d'avoir créé pour l'occasion du "Tabloïd scientifique". Eh oui, en épidémie, les virus se vendent mieux que les overdoses, tout comme les blouses sont plus à la mode que les bikini. La logique, elle, n'a guère changée. On consomme du scandale, qu'il prenne la forme d'un string ou d'une barbe de gaulois...
L'Education Nationale propose des contenus en ligne: voilà une bonne nouvelle! Du moins, jusqu'au constat effarant que la pornographie est mille fois mieux outillée que l'éducatif pour offrir des plateformes aux internautes ou, qu'en termes de pédagogie numérique, les contenus sont plus facilement accessibles sur les chaînes de télévision pour enfant qu'à partir des espaces d'un ministère de la République! Tout un symbole... Un triste symbole.
On consomme encore et encore, jusqu'à la nausée, jusqu'à l'absurde même! Que penser de ces chaînes qui ont diffusé, à toute heure de la journée, ces conseils voulant qu'il ne fallait pas s'exposer aux médias à toute heure de la journée car cela est anxiogène? Toujours fascinant, quand le message s'insère entre deux décomptes de morts et un bandeau déroulant listant ceux des autres pays en continu...! La logique n'a pas sa place: il faut proposer du contenu, il faut combler l'insatiable appétit de consommation de données.
Et après le confinement?
Eh bien, nous consommerons... ou pas.
Nous le voyons bien se dessiner à présent: nous ne consommerons pas des denrées ou de l'information morbide, non: nous consommerons de la psychologie bon marché et des conseils sanitaires à n'en plus finir au sujet de la santé mentale!
Ca se dessine dans les articles sur "la gestion du traumatisme", sur "confinement et addiction", sur "retrouver une vie normale"... Alors oui, ce sera utile sans doute, mais uniquement si on se rend compte que la capacité d'une vie normale ne nous a pas été ôtée par le coronavirus mais déjà, bien avant, à petite dose année après année, par un système social et politique devenu fou!
Le traumatisme, le véritable traumatisme à l'échelle de la civilisation, c'est autre chose qu'un virus qui nous a éloigné du monde pendant quelques semaines. C'est surtout un poison instillée dans les coeurs et dans les âmes pour les rendre suffisamment vides de sens pour qu'ils aient besoin de se remplir avec ce qu'on leur vend.
La santé mentale, ce n'est pas un youtubeur qui propose des vidéos de yoga ou des entreprises qui vendent leurs fichiers audio de pleine conscience. Ce n'est pas non plus trois articles de vulgarisation scientifique sur les troubles du sommeil ou sur le deuil.
La santé mentale, ce n'est pas plus de continuer à s'exposer à la terreur des conséquences du confinement, en lisant partout et tout le temps qu'il constitue un traumatisme, un nid à addictions, un désastre émotionnel au long cours. Déjà parce que ça n'aidera pas. Ensuite parce que c'est faux: le confinement ne provoque pas réellement autant de dégâts, hormis chez les personnes fragilisées par une maladie mentale ou sujette à des environnements hostiles. Non, ce qui provoque tous ces dégâts, c'est notre mode de vie et ce qu'il génère comme carences et comme solitude existentielle. Ce confinement n'est pas la cause mais le révélateur des conséquences. On le voyait déjà chez les personnes placées en détention. On le voyait aussi chez certains moines s'imposant la claustration. On ne découvre rien en ce moment des effets de l'isolement, si ce n'est l'ampleur du phénomène chez des populations devenues incapables d'y faire face parce que placées dans des états d'esprit délétères et dans une dépendance aux stimulations externes proprement terrifiante.
La santé mentale, ne serait-ce pas finalement de se permettre de vivre autrement? De construire autre chose ensemble, pour que la société aie d'autres réponses face à la crise que la consommation de masse et le maintien des populations sous perfusion de loisir et de Data?
La santé mentale n'est pas contenue dans les articles de psycho, dans les conseils d'experts que l'on verra fleurir sur tous les plateaux de télévision (consommons, consommons!)... elle est dans le lien. Elle est dans cette capacité unique que possède l'être humain de s'aimer, de se respecter, d'honorer chaque jour l'autre comme une opportunité de bonheur. Elle est l'antithèse du papier toilette: elle ne se construit pas, elle ne se jette pas, elle ne recycle pas: elle se cultive, elle survit au temps, elle évolue...
Alors, quand ne manquera pas d'arriver le discours d'Etat nous demandant de consommer à tout crin pour relancer un système si fragile qu'il ne survit pas à une pause d'un mois... et si nous répondions "non"? Si nous disions "pas plus, mais mieux et de manière plus responsable et plus humaine"? Si nous disions "con/sommer, c'est sommer des cons de faire ce dont ils n'ont pas besoin, pour qu'ils oublient l'essentiel qui leur manque"? Or, nous ne sommes pas des cons. Voilà peut-être la réponse à affirmer avec le plus de force et d'indignation face à cette image que beaucoup de dirigeants semblent avoir de nous.
Et si nous arrêtions d'exiger de ces gouvernements des perfusions existentielles de meilleure qualité? Et si nous sortions de cette chambre d'hôpital sociétale dans laquelle nous sommes tristement enfermés et dont nous avons mieux aperçu les murs dernièrement?
Et si nous vivions comme des êtres humains plutôt que comme des consommateurs, finalement? Saint-Exupéry nous l'avait dit il y a déjà quelques temps: "En ce qui concerne l'avenir, il n'est jamais que du présent à mettre en ordre. Tu n'as pas à le prévoir mais à le permettre".