Imperia, l’Empire de l’Humanité
Imperia, un empire post-moderne

Imperia, l’Empire de l’Humanité

Europe, 2300. Une Guerre, la Guerre de l’Humanité, a redessiné la mappemonde et l’Europe est maintenant unie en un seul empire : Imperia. A sa tête, l’Empereur, dont le nom n’est pas connu. Un dirigeant bienveillant qui a réussi à concilier les diverses idées politiques de l’avant-guerre. De Clerk, ingénieur vivant à Imperia, nous fait découvrir cette société où les fractures du passé ont disparu pour laisser place à une nouvelle Humanité. 

De Clerk sortit de chez lui peu après midi pour aller rejoindre des amis dans une autre ville d’Imperia. Il ferma la porte d’entrée puis prit l’ascenseur pour se rendre au rez-de-chaussée. En cette belle journée d’été, il portait une chemise légère. Un classique pour les citoyens d’Imperia qui aimaient que le domaine public soit le lieu où l’Homme se montre le meilleur de lui-même.

Il franchit la porte de son immeuble prit sur la gauche pour arpenter le Grand Boulevard qui avait été construit après la Victoire Finale. Depuis la dernière guerre, les autorités d’Imperia s’efforçaient de faire des infrastructures une priorité en donnant un accès équitable aux fondamentaux pour chaque camarade-citoyen (telle était l’appellation couramment employée). Ainsi, les pannes de courant, les routes mal entretenues et les transports publics défaillants étaient de l’histoire ancienne grâce à des avancées qui permettaient à Imperia d’être réputé dans le monde entier. Même si le bus qui passait devant chez De Clerk n’allait pas tarder à arriver, il préféra continuer à pied pour apprécier cette belle après-midi.

Il descendit le Grand Boulevard, anciennement nommé l’avenue du Général de Gaulle avant que son nom ne soit modifié en vertu de la volonté du régime d’atténuer le poids de l’Histoire. L’Empereur d’Imperia, après la Victoire, avait décrété que l’Histoire exaltée dans les lieux publics avait des effets néfastes tant elle divisait les citoyens. De surcroît, le domaine public se devait d’être neutre, et l’espace était divisé en secteurs pour permettre aux citoyens de se repérer rapidement. Avant la Guerre de l’Humanité, les différences d’interprétation de l’Histoire des hommes avait empêché d’avoir une vision commune de l’avenir. Ainsi, il était dorénavant toléré de cultiver une vision de l’Histoire dans le domaine privé, mais en public cette tâche était de la propriété de l’Etat qui s’efforçait de rester impartial sur ce sujet. Ce n’était pas nécessairement interdit de l’aborder dans la rue mais les critiques envers le gouvernement n’étaient pas de très biens vues par les habitants d’Imperia. Il avait fallu trancher et faire une distinction nette entre l’espace privé où l’Etat se refusait d’interférer pour garantir une liberté d’expression à la population, et le domaine public où les débats étaient tolérés sous surveillance du gouvernement.

De cette façon, l’Histoire, et le passé de l’Humanité, n’étaient pas bannis mais relégués à l’interprétation personnelle de chaque individu. De Clerk y songea d’ailleurs en descendant le Grand Boulevard, réflexion qui le ramena à ses études supérieures. Il en avait de bons souvenirs, une période d’intense stimulation intellectuelle. Ici, le système éducatif mettait l’accent sur la philosophie, matière considérée comme essentielle au bon fonctionnement de la société impériale. Dès le plus jeune âge, l’initiation à la philosophie constituait la matière phare des programmes scolaires. Initiation qui prend de l’ampleur au fil des années. A l’université, équitablement financée entre l’Etat et les Grandes Entreprises du secteur privée, la philosophie est un enseignement obligatoire complémentaire aux autres disciplines. De Clerk repensait à ses études d’ingénieur en énergie. En plus de ses cours des sciences fondamentales et appliquées, il avait assisté à une multitude de cours de philosophie (philosophie des sciences, de l’art, du beau, politique, de l’esprit, du droit…). Ce double-cursus lui avait été très bénéfique sur le plan intellectuel, lui donnant une faculté à remettre en question les avancées scientifiques. Et même, au jour le jour, il se posait continuellement des questions sur son travail d’ingénieur avec comme finalité de mettre en perspective ses innovations : comment s’intégraient-elles dans la société ? Comment l’homme pouvait-il en être bénéficiaire ? Tant de questions qui parfois restaient sans réponse mais De Clerk aimait ce questionnement perpétuel.

Il continua sa route pour arriver au Square Central sur lequel débouchait le Grand Boulevard. C’est le plus grand Square de Secteur 3. Il y vivait depuis maintenant plus de 10 ans. Les espèces de végétaux présentes avaient été sélectionnées pour purifier l’air ambiant. De toute façon, aujourd’hui, avec une transition énergétique achevée, les émissions de gaz à effets de serre appartenaient au passé. L’espace urbain avait été optimisé pour des raisons de santé publique : la purification de l’air mais aussi le traitement des eaux, le recyclage très performant des déchets et un intense réseau de transports publics. Le « Wifi » généralisé dans les rues des villes d’Imperia était en revanche absent. Ce sujet avait retenu l’attention de l’Empereur mais il ne constituait pas un progrès pour les concitoyens de l’Empire. L’Etat avait encore une fois tranché et décidé que l’espace public était un lieu propice à la réflexion et à une prise de recul avec les nouvelles technologies. Ainsi, à l’école, De Clerk avait appris à lire une carte papier, cartes disponibles gratuitement dans toutes les stations de bus et de métro. Le « Wifi » ambiant incitait les citoyens à consommer d’avantage et les rendait distrait de l’environnement. Pour éviter qu’ils soient constamment enfermés dans le monde parallèle de l’Internet, le gouvernement d’Imperia avait décidé de reléguer cette liberté au domaine privé.

De Clerk entra dans le Square Central où il profita de la verdure par cette belle après-midi ensoleillée. Cette journée n’était pas travaillée pour les citoyens d’Imperia. C’était un jour férié pour les remercier du progrès accompli. La cohésion sociale avait atteint un équilibre après des années de division qui avait conduit à une guerre, celle de l’Humanité. Après la Victoire Finale, les dirigeants d’Imperia avaient décidé d’établir un ordre sociétal clair pour éviter les divisions à venir. Ils avaient demandés beaucoup de sacrifices au peuple mais ce-dernier s’était montré admirable et avait accepté sans réelle résistance les décisions du gouvernement. De surcroît, l’Etat « lâchait du leste » en offrant des récompenses au peuple, d’où cette journée « du Progrès » qui symbolisait l’effort réalisé au travail. Un travail qui ne s’était pas raréfié comme les économistes de l’avant-guerre l’avait prévu. Simplement, l’innovation était cantonnée à certains secteurs, comme la santé, l’énergie ou l’aérospatiale. Des secteurs qui pouvaient apporter un changement sur le long-terme. D’autres domaines, comme les télécommunications, étaient jugés suffisamment performants pour stopper la recherche. L’Etat décrétait que toute version augmentée du produit ne bénéficiait pas l’Humanité et incitait juste au désir d’un changement superflu, juste dans un but purement lucratif. Le Comité d’éthique du gouvernement s’assurait de prendre ces décisions. L’Empereur y a un regard mais il s’abstient généralement de commenter, car il faisait confiance aux membres du Comité.

De Clerk traversa le Square pour en ressortir en son point opposé afin de continuer sur le Grand Boulevard. En continuant à marcher, il allait finir par quitter le Secteur 3 pour entrer dans le Secteur 2, plus proche du Centre-Ville. La ville dans laquelle il vivait avait été construite ex-nihilo après la Victoire Finale : la notion de centre historique n’avait que peu de valeur et les secteurs n’étaient qu’un découpage administratif pour faciliter le recensement de la population et l’aménagement urbain. La gestion de ces secteurs était rattachée au Comité de l’espace des villes. L’Europe de l’avant-guerre avait montré une faille considérable, qui a terme avait fait le lit de l’ancienne civilisation occidentale : la croissance des inégalités. Des villes qui accaparaient les richesses, bien insérées dans l’ancien espace mondialisé contre les zones rurales, périphériques, peu attractives et produisant peu de richesses. Pour remédier à ce problème, le Comité de l’espace des villes avait réussi son pari : faire vivre la totalité de la population d’Imperia dans les villes. Comment ? En obligeant l’industrie et les services à se localiser dans les villes. Les campagnes étaient destinées à l’agriculture et la totalité des procédés y ont été automatisés pour faire en sorte que les ruraux puissent partir vivre en ville.

En concentrant l’intégralité de la population en ville, tout le monde avait accès aux mêmes opportunités économiques. Il n’était pas pour autant interdit de se rendre à la campagne, De Clerk y séjournait régulièrement pour « se ressourcer » mais il n’y avait pas de travail de toute façon.  La liberté de circulation était totale dans Imperia, il était même possible de quitter le pays sans justification. Celles et ceux qui considéraient qu’Imperia était dystopique pouvaient librement partir, ils y étaient même encouragés. De Clerk n’y avait jamais réellement songé, cette société lui convenait. Il était certain d’avoir un travail, de contribuer au bon fonctionnement d’Imperia, d’avoir une œuvre avec un sens et de pouvoir en vivre décemment. Son salaire était fixé par une grille gouvernementale mais pour stimuler les initiatives individuelles, les Grandes Entreprises bénéficiaient d’une possibilité d’ajouter une variable  aux salariés. Un vestige des libertés économiques d’avant-guerre, pour éviter de retomber dans un système semblable à l’Empire Soviétique du XXième siècle.

En remontant le Grand Boulevard du Secteur 2, De Clerk songea à ce qu’il avait appris dans ses cours d’Histoire à l’Université. Les inégalités, un vestige historique qui n’existait plus aujourd’hui. Le parfait équilibre avait été trouvé : la propriété privée avait survécu au temps et l’accumulation excessive de richesses par un petit nombre n’avait pas sa place dans l’ordre sociétal voulu pour le Gouvernement. Elle n’était pas pour autant interdite mais elle était contraire aux mœurs. Les grandes fortunes avaient l’obligation d’investir dans les secteurs d’avenirs, avec un accent spécial mit sur l’aérospatial. Une volonté de l’Empereur : maintenant que l’Europe était parvenue à s’unifier, l’Humanité pouvait se tourner vers un projet commun et s’intéresser à l’espace infini.

Soudain, un bus passa à côté de De Clerk, qui lui fit retrouver ses esprits. Il continua sa marche en passant devant l’Université où il avait étudié, ce qui lui rappela son premier amour : Lisa. Il l’avait connu sur les bancs de la fac où elle suivait des études de médecine. Pour conserver les acquis de l’ancienne Europe, les femmes avaient un accès garanti à l’Université sans être discriminées par rapport aux hommes. Néanmoins, elles étaient encouragées à poursuivre des études dans certaines disciplines. Les diverses études des centres de recherches avaient démontrées que les femmes montraient des performances supérieures à celles des hommes en chimie, biologie et certaines sciences sociales. L’objectif était que tout le monde puisse montrer le meilleur de ses capacités. Si un étudiant choisissait une mauvaise voie, le gouvernement faisait en sorte d’intervenir lors de son insertion sur le marché du travail pour l’inciter à changer d’orientation quitte à même reprendre des études. Dans ce cas, néanmoins, la réorientation se faisait aux frais de l’étudiant, n’acceptant de subventionner un seul diplôme par concitoyens. Lisa avait brillamment réussi ses études et travaillait maintenant comme neurochirurgienne à l’hôpital du Secteur 2, celui où De Clerk se trouvait présentement. Malheureusement, il n’avait pas gardé contact avec elle. Ses souvenirs lui revenaient au fur et à mesure qu’il continuait son chemin sur le Grand Boulevard du Secteur 2. Même s’ils n’avaient pas suivi le même cursus universitaire, ils ont pu avoir quelques cours en commun. Dans Imperia, l’école et l’université étaient mixtes sauf pour certaines disciplines où le Comité d’études Sociologiques avait déterminé que les femmes affichaient des performances supérieures en mathématiques seules plutôt qu’en classe mixte.

Ici, cela ne choquait personne. Il était communément admis que chaque élève puisse bénéficier du meilleur environnement pour réussir. Ainsi, l’Empereur concertait ses comités pour prendre une décision pour le bien-être de tous. Parfois, De Clerk se demandait si ce n’était pas tyrannique mais in fine il ne pouvait pas penser à une mauvaise décision prise par l’Empereur. C’était un homme éduqué, philosophe avec un grand sens de l’intérêt général. Il avait à ses côtés des conseillers qui rapportaient les décisions de chaque comité : les présentations se devaient d’être neutres pour éviter d’influencer l’Empereur. Au final, ce-dernier avait un grand rôle : trancher. C’est-à-dire prendre les décisions et fixer les orientations de la société en connaissance de cause. Il devait intégrer les dimensions économiques, morales, sociologiques et sociétales à chacun de ses choix. Ce n’était pas une tâche facile mais il avait reçu la formation adéquate pour. L’Empereur n’était pas élu directement par le peuple, il résultait du choix du Sénat qui se réunissait une fois tous les vingt ans pour choisir le successeur. Un comité de douze sénateurs avait pour mission de décerner le titre d’Empereur à une personne. Généralement elle jouissait déjà d’une réputation acquise par une précédente activité (homme d’affaire, politique, personnalité des divertissements…). Néanmoins, il n’était pas impossible de retrouver un parfait inconnu. Cela était le cas de l’Empereur actuel, issu d’une famille très modeste : deux parents ouvriers du secteur métallurgique. Il avait été repéré très jeune par le Sénat suite à un concours de philosophie où son œuvre Vers une Histoire Universelle avait suscité grand intérêt. Le Sénat avait donc suivi son ascension avec grande curiosité pour lui décerner le titre d’Empereur à l’âge de 48 ans.

De Clerk avait le même âge, il ne lui était pas impossible de devenir Empereur, il n’y avait pas de restrictions quant à l’âge ou à la profession. Mais c’était un métier très prenant. Il fallait constamment prendre des décisions rapidement et représenter Imperia à l’étranger. La durée était un facteur non négligeable : 20 ans c’est long. Il avait été décidé, par le premier Gouvernement d’Imperia après la Victoire Finale, qu’il fallait un exercice du pouvoir ni trop court pour avoir le temps de récolter les fruits d’une politique, ni trop long pour éviter que la corruption ne se généralise dans les institutions. Depuis la création d’Imperia, un certain nombre d’Empereurs s’étaient succédés. L’un avait même été assassiné pendant son règne, au début d’Imperia. Un Empereur qui ne cessait d’exalter son nom et sa prestance en public. Raison pour laquelle le Comité d’Ethique avait décidé, après son assassinat, de ne pas divulguer l’identité de l’Empereur pour éviter de sombrer dans un régime politique où le culte du chef galvanise le peuple.

En réalité, l’Empereur apparaissait sous une fausse identité, le prénom et le nom qu’il utilisait pour ses discours n’étaient pas les bons. Le moins d’informations possibles sur son identité apparaissaient dans la presse. Le personnage était communément appelé l’Empereur par les citoyens d’Imperia. Personne ne cherchait à en savoir plus sur sa vie privée, ce n’était pas dans les mœurs de s’intéresser à ce genre de chose. La nette distinction entre l’espace privé et public en était la cause.

De Clerk, finit de remonter le Grand Boulevard du Secteur 2 pour arriver sur la Grande Place Centrale qui permettait de prendre les artères principales de la ville. Au centre de la place se trouvait un Arc de Triomphe se lequel était gravée la devise suivante : « Religio prudentes ». La religion discrète, une devise qui était apparue juste après la création d’Imperia. Les pratiques religieuses n’étaient pas interdites mais reléguées au domaine privé. Les lieux de cultes faisaient toujours parti intégrante des infrastructures civiles mais ils ne pouvaient pas afficher leurs appartenances religieuses. Ainsi, on pouvait passer devant une église, un temple, une synagogue ou une mosquée sans s’en rendre compte. Cette décision avait été prise pour satisfaire les milieux les plus conservateurs. La Guerre de l’Humanité avait été un conflit idéologique (et militaire) entre libéraux et conservateurs. Même si l’idéal du Régime d’Imperia voulait une société libérée de l’Histoire et de la Religion, il avait fallu faire des concessions pour permettre aux différentes tendances politiques de trouver leurs places. Interdire toute pratique religieuse se serait soldée par une rupture entre le peuple et les dirigeants d’Imperia. Sans omettre le fait qu’il s’agit d’une mesure ouvertement liberticide. De Clerk, n’éprouvait pas le besoin de pratiquer un culte religieux. La majorité des habitants d’Imperia vivaient sans réelles considérations religieuses, même si après la Victoire Finale, les divers lieux de cultes avaient connus un regain d’intérêt par rapport à l’Europe du début du XXIième siècle. Les pratiques religieuses étaient donc plus généralisées, la Religion étant perçue comme une manière d’atteindre une certaine spiritualité. Dans une société comme Imperia, où la philosophie était un enseignement phare, la pratique d’une religion apportait un questionnement perpétuel aux citoyens et permettait de réfléchir sur le progrès et l’avenir. La société d’Imperia n’était pas revenue à un stade précaire dans lequel la religion constituait la seule source de connaissance, mais un compromis audacieux avait été trouvé. Un progrès scientifique toléré mais avec toujours un rappel à la raison et au maintien de la cohésion sociale. Il y avait donc toujours une forme de spiritualité qui se conciliait avec les évolutions de la société. Cet équilibre était considéré comme le plus sain par les autorités d’Imperia, encore un arrangement pour contenter le plus grand nombre. Ni les scientifiques ni les religieux n’avaient une liberté absolue mais les deux pouvaient revendiquer leurs intérêts et travailler de paire pour un projet de société commun.

Ces thèmes intriguaient De Clerk. Il passait bien plusieurs heures par jour à s’interroger là-dessus mais il n’avait jamais pris l’initiative d’envoyer ses pensées à un Comité. C’était chose possible pour inciter le peuple à contribuer à la vie en société. Les améliorations jugées les plus pertinentes pouvaient potentiellement remonter jusqu’à l’Empereur même si dans les faits, c’était globalement assez rare. Mais De Clerk préférait garder ses réflexions pour lui, il n’avait pas grand-chose à remettre en cause. Pourquoi contester quand la vie de tous les jours s’effectue sans périple ? Une société où tout est pensé, réfléchi, mis en perspective. Les décisions pouvaient parfois prendre du temps à se mettre en place mais c’était pour laisser le temps nécessaire à la réflexion. Des décisions prises sans consulter le peuple mais des décisions éclairées dans l’intérêt de tous, pourquoi donc les contester ? Tout était prévu dans la mesure où l’Empereur pouvait avoir recours au plébiscite pour demander l’avis au peuple. En théorie c’était possible mais dans la pratique cela ne s’était jamais produit.

De Clerk n’avait jamais pu voter de sa vie mais cela n’était pas une priorité ni une fin en soi. Voter pour voter, quelle en est l’utilité ? Il termina de traverser la Grande Place Centrale pour remonter le Grand Boulevard du Secteur 4. Les grandes places et les Squares étaient les lieux où l’on changeait de secteur. S’il remontait suffisamment longtemps le Grand Boulevard, il atteindrait la Gare Centrale qui permettait de se rendre dans les autres villes d’Imperia. C’était même possible de quitter le pays pour se rendre en Afrique où un pont avait été construit entre le sud de ce que l’on appelait autrefois « L’Espagne » et le « Maroc ». De Clerk n’avait jamais connu ces pays mais il en avait appris l’existence dans ses cours d’Histoire à l’Université. Aujourd’hui, l’Afrique du Nord était unifiée comme l’ancienne Europe, avec un Empire dont le nom était Gizati. Un nom qui venait de l’éthiopien en guise de souvenir de cette très ancienne civilisation, considérée comme le berceau de l’Humanité. Ce vaste empire s’étendait de l’ancien Maroc au désert du Sinaï puis descendait jusqu’à l’équateur au sud. Les règles et les mœurs n’y étaient pas les mêmes mais cela n’empêchait pas Imperia d’entretenir des relations diplomatiques cordiales. La diplomatie s’était profondément modifiée. Les divers Empires de la planète entretenaient peu de relations les uns avec les autres, l’objectif était d’éviter d’intervenir afin d’enrayer les conflits mondiaux.

D’ailleurs, De Clerk se souvenait qu’il n’existait pas de cursus universitaire en relations internationales. Pour aller dans cette voie, il n’y avait qu’une seule université qui proposait une formation d’un an en politique internationale. C’était possible de travailler dans ce secteur mais les opportunités y étaient limitées. Entre l’Empire du Gizati et Imperia, il n’y avait qu’une seule ambassade qui avait pour unique objectif d’assurer la neutralité des relations. Faire en sorte que les deux empires puissent vivre côte à côte sans pour autant intervenir dans leurs affaires respectives. Sur le plan économique, les échanges étaient très limités, l’autarcie était préférée car considérée comme le seul moyen de garantir ses intérêts sans attiser les tensions. Des échanges avaient parfois lieu. De Clerk avait travaillé sur un projet qui consistait à domestiquer la foudre pour en stocker l’énergie. La technologie avait vu le jour conjointement avec un laboratoire de Gizati. Cette innovation étant considérée comme bénéfique pour l’Humanité, elle avait pu se propager mais il fallait les accords respectifs des deux Empereurs, qui s’assuraient d’en évaluer les conséquences avant de donner le feu vert.

De Clerk avait bien failli se rendre dans la capitale de l’Empire Gizati, Tripolia. Une ville qui avait une certaine Histoire et qui se situait dans un ancien pays nommé « Libye ». Il y avait une ligne de chemin de fer qui traversait le Détroit de Gibraltar pour s’y rendre mais on pouvait très bien y aller en avion. Au dernier moment, dans une optique de limiter les échanges entre les deux empires, il avait été décidé que personne n’irait sur place confirmer le projet. Ce processus a finalement eu lieu par Internet et ne nécessitait pas d’intervention humaine. Mais De Clerk songeait à s’y rendre un jour : le tourisme n’était pas interdit mais limité. Des quotas empêchaient que trop de visiteurs se rendent d’un Empire à l’autre. Une solution au tourisme de masse qui autrefois avait entraîné bien des problèmes : pollution, concentration des richesses en certains points, tourisme sexuel…

Bref, le tourisme non réglementé était perçu comme propice à la montée des inégalités et à la rupture de la cohésion sociale. La folie des voyages permanents des anciennes sociétés occidentales avait disparu pour laisser place à un tourisme véritablement culturel et limité. Un changement de mœurs qui n’était pas anodin avec le retour de la religion dans la sphère privée.

De Clerk finit par arriver à la Gare Centrale située dans le Secteur 4. Il trébucha sur un trottoir et se heurta à un balayeur qui lui dit : « Hé faites attention ! ». De Clerk répondit : « Mille excuses ! ». Il est vrai que les employés de maintenance, ceux qui s’assuraient de la propreté du domaine public, n’étaient pas réputés pour être aimable. Mais au moins ils étaient très correctement rémunérés, leur utilité étant primordiale pour assurer la pérennité d’Imperia. De Clerk monta dans un train avec pour destination une ville située à environ deux heures de voyage,  très proche de la frontière avec l’Empire Eurasia, situé à l’Est d’Imperia. Ses amis y vivaient et l’un d’entre eux travaillait justement dans les relations avec l’Empire de l’Est comme on l’appelait plus communément. L’opportunité de mieux comprendre comment la diplomatie fonctionnait réellement. Lorsque le train démarra, il prit la décision de dormir un peu pour arriver en forme. C’est ce qu’il fit sauf que cette fois-ci il se mit à rêver, chose qui ne lui arrivait quasiment jamais dans sa vie quotidienne. Il se retrouva propulsé à Paris, aujourd’hui renommée Ville de l’Ouest Z1 (Z1, en référence aux zones qui divisaient Imperia). Une ville que se situait anciennement dans un pays nommé France, réputé pour son savoir-vivre, sa gastronomie et son peuple éternellement révolutionnaire. Sauf que Paris avait été complètement détruite pendant la Guerre de l’Humanité et il n’en restait rien. La ville avait été reconstruite selon le schéma traditionnel des villes d’Imperia.

Il rêva de cette ville, l’Arc de Triomphe, la Tour Eiffel, les Invalides. Des monuments qui avaient disparus mais dont il avait vu des photos. Dans son rêve il se baladait dans les rues étroites de la Ville Lumière, à flâner de librairies en librairies pour y découvrir les différents courants littéraires et philosophiques qui avaient construit l’Histoire et les mœurs de cette ancienne capitale. Une Histoire exaltée, qui unifiait les habitants du pays et qui ne restait pas cantonnée au domaine privée. Il marchait sur les quais de Seine à proximité de Saint-Michel avant de s’arrêter dans un café où il avait reconnu l’une de ses connaissances. Ils s’assirent pour s’adonner à l’activité typique de l’ancienne France : parler politique et refaire le monde. Quel bonheur de pouvoir remettre en cause le régime, de pouvoir discuter des orientations du pays et que son avis soit pris en compte. Voilà ce qu’il manquait à Imperia : la joie de pouvoir discuter politique et d’aller au delà des compromis, de pouvoir choisir le président librement et ne pas être d’accord avec son voisin sur l’évolution de la société. L’art du compromis avait apporté une stabilité à Imperia mais les débats et réflexions appartenaient à un cercle très restreints de la population. De Clerk voulait être libre de pouvoir trancher sur une orientation de société sans faire de compromis. Il appréciait son rêve qui lui procurait un intense sentiment de bien-être. Et s’il ne se réveillait pas, cela continuerait peut-être. Après tout, était-il vraiment en train de rêver ?

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