Ineptie des politiques
Image, Katarzyna Korzeniecka pour Jacek Sienkiewicz

Ineptie des politiques

(une vérité qui semble un paradoxe)

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L'activité scientifique est faite pour la plus grande partie d'efforts fantastiques ; et nul ne peut être un grand savant s'il se démontre incapable de construire des hypothèses. Dans l'activité politique aussi, l'imagination a un rôle immense ; mais dans l'activité politique, les hypothèses ne sont pas construites à partir de faits inertes, d'une matière sourde à la vie ; en politique l'imagination concerne les hommes, leurs douleurs, leurs affects et les nécessités qu'ils rencontrent dans leur vie d'hommes. Si un savant se trompe dans ses hypothèses au fond, c'est un moindre mal : une certaine quantité de richesses de choses est perdue : une solution a précipité, un ballon a éclaté. Si un homme politique se trompe dans ses hypothèses, c'est la vie des hommes qui est en danger, c'est la faim, c'est la révolte, c'est la révolution pour ne pas mourir de faim. Dans la vie politique, l'activité de l'imagination doit être illuminée par une force morale : la sympathie humaine ; or elle se trouve éclipsée par le dilettantisme comme cela arrive parmi les savants. Dans ce cas , le dilettantisme, c'est l'absence de profondeur spirituelle, l'absence de sentiments, l'absence de sympathie humaine. Pour pouvoir subvenir de manière adéquate aux besoins des hommes dans une ville, dans une région, dans une nation, il faut ressentir ces besoins ; il faut pouvoir utiliser son imagination pour se représenter de manière concrète la vie de ces hommes, leur travail quotidien, leurs souffrances, leurs douleurs, la tristesse des vies qu'ils sont contraints de mener. Si on est privé de cette force de dramatisation de la vie, on se trouve incapable d'entrevoir les mesures générales et les mesures particulières qui permettraient d'harmoniser les nécessités de la vie avec les disponibilités de l'Etat. On risque une action dans la vie : il faut savoir prévoir la réaction qu'elle va déclencher ; les contrecoups qu'elle ne manquera pas de déclencher. Un homme politique est grand dans la mesure de ses forces de prévision : un parti politique est fort dans la mesure du nombre d'hommes de cette force qu'il compte dans ses rangs.

[...]

Or : les autorités [...] n'ont pas encore pris de mesures qui n'aient nécessité des modifications successives, ou qui n'aient fini par être cassées pour la simple raison que loin d'aller contre le malaise, elles ne faisaient que le renforcer. Si les autorités ont été incapables d'harmoniser la réalité, c'est parce qu'elles sont incapables d'harmoniser dans la pensée les éléments de la réalité elle-même. Elles ignorent la réalité [...] elles n'ont aucune sympathie pour les hommes. On a affaire à des rhéteurs pleins de sentimentalisme, et non pas à des hommes qui sentent concrètement. Ils obligent à souffrir inutilement au moment même où ils prononcent des hymnes enflammés à la vertu, à la force de sacrifice du citoyen [...].

Les hommes qui composent le gouvernement, les bureaucrates de province, les citoyens : tous ignorent la foule. La foule, en tant qu'elle est faite d'individus, non pas la foule comme peuple, cette idole des démocraties. Ils vénèrent l'idole, ils immolent l'individu. Ils sont cruels car leur imagination ne parvient pas à se représenter la douleur que leur cruauté finit par susciter.

[...]

Quand ils en ont pris conscience, il était trop tard ; peu importe, ils pouvaient encore prendre des mesures, ils pouvaient encore distribuer la souffrance avec équité.

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Antonio Gramsci, 3 avril 1917, extrait du recueil Pourquoi je hais l'indifférence, Payot Rivages

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