Initier un projet de startup en tech for good : retour d'expérience du fondateur de 01net.com

Comment bien débuter un projet innovant en tech for good ?

Je me souviens avoir posé cette question à pas mal de personnes avant de me décider à créer Smart Macadam en 2018. Autant vous le dire d'emblée, je n'ai rien à vendre : pas de livre, pas de séminaire, pas de prestation de conseil ou d'accompagnement, pas d'offre de coaching... rien ! Je suis simplement heureux de partager avec vous l'expérience passionnante que nous avons vécue - et vivons toujours - au sein de notre petite entreprise, baptisée Smart Macadam.

Je m'appelle Laurent Maury. J'ai 57 ans et je suis mathématicien, en outre quasiment aveugle de naissance. Pourquoi commencer par là ? Parce que, si cette quasi cécité ne me facilite pas la tâche, elle m'apporte une vraie sensibilité vis-à-vis des difficultés que vivent des millions de personnes. Des difficultés dues à l'âge, à la maladie, au handicap et à toutes les formes d'ostracisme et de rejet qui ont la peau dure au cœur de nos sociétés, en dépit des politiques d'inclusion et des principes prônant la "bienveillance" à tous les étages.

Malgré mon handicap, au cours de ma carrière j'ai eu la chance de participer à des projets numériques d'envergure. J'ai par exemple dirigé les équipes chargées de créer les sites 01net.com et telecharger.com. J'ai eu l'occasion d'accompagner quelques belles entreprises dans la définition et la mise en œuvre de leur stratégie numérique ainsi que dans la conception de produits innovants. Au début des années 2010, je me suis intéressé aux enjeux du consumérisme moderne, étant convaincu que les outils numériques sont encore loin d'être pleinement exploités en matière de défense des consommateurs.

En 2018, j'ai créé la startup Smart Macadam à Nantes, une entreprise qui ambitionne de mettre les technologies numériques les plus innovantes au service des personnes fragilisées par une maladie neuro-évolutive, comme la maladie d'Alzheimer.

À présent que les présentation sont faites, revenons à notre sujet : mener un projet de startup en tech for good.

De l'idée au projet d'entreprise : tous sous la douche !

En 2015, j'ai parlé de ce projet à un expert en développement personnel. J'avoue ne pas être grand fan de cette discipline ! Des milliers d'ouvrages traitant de ce sujet se substituent progressivement aux livres de philosophie et de sociologie dans les rayonnages de mes librairies préférées. C'est bien triste et j'espère que ça ne durera pas. Cette fois pourtant, j'ai écouté le conseil de mon hôte ; il m'invita très sérieusement à prendre des douches !

Sous la douche, nous sommes tranquilles, entièrement offerts à nous-mêmes. C'est un moment propice à la réflexion, un instant quasi méditatif de purification.

J'entends les redresseurs de tort s'offusquer de cette proposition anti-écologique : l'eau, chaude ou froide, est une denrée rare. Tant pis ! S'il s'agit de créer un projet entrepreneurial à impact, quelques douches valent bien la peine. "Sous la douche, reprit mon expert en développement personnel, raconte-toi ton projet. Fais comme si tu étais interrogé par un journaliste ou par un expert. Pose-toi des questions clés".

Des questions clés ? J'y ai réfléchi et je vous en livre quelques-unes en vrac :

• Quelle est la cible de ma solution ?
• Quel problème ambitionne-t-elle de résoudre ?
• En quoi est-elle innovante ?
• Quelles offres disponibles sur le marché répondent déjà au même besoin ?
• Quel avantage concurrentiel durable vais-je créer ?
• Que dirons mes clients à propos de ma solution ?

Même si, sans doute, tout le monde sait ça, ces questions méritent d'être posées, sous la douche ou ailleurs.

Ne rien glisser sous le tapis et répondre à ces questions avec méthode et de la manière la plus honnête possible.

Dans le cas de Smart Macadam, l'idée de la solution Mementop est née en 2015 et j'avoue avoir pris pas mal de douches avant de décider de créer l'entreprise chargée de le porter... en 2018 !

Rester objectif et... optimiste

L'objectivité permet d'éviter de se convaincre soi-même que l'on porte un super projet...

Se convaincre que l'on crée une future licorne, que notre solution va changer la donne, de manière durable. Ce sont là des erreurs majeures à mon humble avis. Pourquoi ?

Parce que vous pouvez concourir à toutes les bourses du monde, gagner des concours d'innovation, être lauréat de plusieurs Appels à Manifestation d'Intérêt (AMI), remporter des trophées et des prix... en définitive, c'est uniquement le marché, votre marché, qui décidera de l'avenir de votre projet. Le marketing ne crée pas de besoin. Il peut en revanche révéler un besoin latent ou propulser une "bonne" solution vers ses utilisateurs potentiels.

Mais même avec beaucoup d'argent, il est illusoire d'imaginer créer un besoin ex nihilo. Autant y réfléchir à deux fois avant de se convaincre qu'on a identifié le bon problème à résoudre et qu'on tient une piste de solution susceptible de remporter tous les suffrages ! Rester objectif, c'est un viatique pour tout porteur de projet.

Ceci posé, l'honnêteté ne s'oppose pas à l'optimisme. Malgré les difficultés et les écueils que nous avons rencontrés avec l'équipe au sein de Smart Macadam - difficultés qui ont fait naître des interrogations et des doutes - en restant optimistes nous sommes parvenus à protéger notre projet.

Même si nous perdions dix concours d'innovation, si nous n'étions lauréats d'aucun AMI, si nous échouions à tous les concours du monde... nous savons que notre solution est valable, et nous sommes déterminés à persévérer !

Le marché aura toujours le dernier mot !

Nous avons reçu d'innombrables propositions émanant d'experts qui voulurent nous accompagner, nous aider, nous faire gagner du temps. Certains n'hésitèrent pas à garantir notre succès. Ils eussent peut-être été de bon conseil, là n'est pas la question. Nous avons préféré en priorité partir à l'écoute de nos futurs utilisateurs.

Travailler, travailler et travailler encore

Depuis la création de Smart Macadam en 2018, je me suis amusé à compter le nombre de présentations - de pitchs - que j'ai réalisées à propos du projet Mementop. Au 31 août 2021, j'en étais à 538 ! Au fil du temps et des échanges avec mes interlocuteurs, ces présentations ont évolué bien sûr ; elles se sont étoffées, elles se sont enrichies. Mais elles demeurent fidèles à la vision initiale du projet.

J'ai appris avec le temps à présenter Mementop en une seule phrase, en trente seconde, en cinq minutes ou en une heure. Juste une phrase ? Absolument !

"Mementop est un dispositif médical qui préserve l'autonomie des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, tout en soulageant leurs proches". Ou encore "Mementop préserve votre autonomie et vos liens avec votre tribu".

La plupart des grands porteurs de projets que j'ai eu la chance de croiser au cours de ma carrière étaient des bourreaux de travail, quoi qu'ils en dissent !

Chaque jour, on nous offre 86.400 secondes, de précieux grains de sable dont nous faisons ce que bon nous semble. Le travail n'est pas toujours un concept "à la mode" mais c'est à mon sens l'unique solution pour réussir.

Rencontrer les bonnes personnes

Il est rare qu'un porteur de projet parvienne à concevoir tout seul une solution innovante, sauf peut-être les grands visionnaires. Une fois notre marché choisi et le problème à résoudre clairement identifié, ce sont les rencontres avec des personnes inspirantes qui furent essentielles pour affiner le périmètre de notre solution. Les détracteurs, malheureusment, ne manquent pas. On les entend dire que "c'est trop difficile", que "la concurrence est très active sur ce marché", ou encore que "d'autres porteurs de projets identiques, pourtant talentueux, ont essayé et s'y sont cassé les dents". J'ai souvent utilisé de tels détracteurs pour affiner des idées ou tester une présentation de Mementop.

Les bonnes personnes, quant à elles, me firent considérablement avancer. Leurs propos, leurs idées, la confiance qu'ils m'accordèrent, leur réseau, leur présence... autant de chances pour le projet. Ils m'accompagnèrent avec patience, souvent de manière humble et objective.

Prenons par exemple le Dr. Grégoire Hinzelin, que j'ai eu la chance de rencontrer à Nantes en 2019, et qui fut l'une des premières personnes a accepter de m'aider concrètement. Il ne tenta pas de me décourager en dressant la longue liste des problèmes à résoudre, des obstacles à contourner, des impasses à éviter... Grégoire est un neurologue expérimenté, passionné par l'IA, administrateur de l'Institut de Cancérologie de l'Ouest. Il m'offrit quelques clés pour mieux comprendre la nature des difficultés rencontrées par les personnes touchées par la maladie d'Alzheimer ou par une maladie apparentée. C'est lui qui, le premier, m'invita à considérer la nature "kaléidoscope" de ces maladies : "chaque patient développe sa propre relation à la maladie". Il n'y a donc pas deux personnes semblables face aux troubles cognitifs et aux pertes de mémoire. Même si cette affirmation fut difficile à entendre, elle me permit d'avancer en me posant les bonnes questions : comment exploiter les technologies et mes connaissances pour apporter une aide substantielle à nos aînés ? Comment éviter de courir le risque consistant à assister une personne au point de nuire à la préservation de son autonomie ? Comment créer une solution capable de répondre à des attentes très diversifiées ?

Procéder avec méthode

Plus vous connaîtrez votre marché, ses attentes, ses besoins, ses envies, ses contraintes, plus vous aurez en mains les cartes qui vous permettront de concevoir une offre pertinente. N'allez pas trop vite, prenez votre temps.

Parce que nos moyens financiers ne sont pas illimités, il importe de faire, dès le démarrage du projet, les meilleurs choix possible. Tant qu'il s'agit d'idées jetées sur le papier ou de présentations Powerpoint, le coût d'une modification est marginal. Mais dès que nous aurons développé un site web, produit une application pour smartphone ou fabriqué un prototype, le coût lié à un changement de cap peut tout simplement tuer un projet.

Je vous propose une petite digression à propos de Mementop : voici quelques secrets nés de ma longue réflexion. J'ai choisi de les présenter comme autant d'axiomes, des principes fondateurs à respecter pour concevoir une solution vraiment utile.

L'axiome de la dyade

Une solution utile doit s'adresser non seulement à la personne malade elle-même, mais aussi à ses proches.

Imaginons le cas de Jeanne, une personne âgée atteinte de la maladie d'Alzheimer. La solution à concevoir doit proposer à Jeanne des outils utiles à la préservation de son autonomie. Elle doit aussi constituer pour les proches de Jeanne une aide substantielle au quotidien. Deux rôles sont donc à considérer pour concevoir la solution : le rôle de l'aidé - Jeanne, la personne malade - et celui de l'aidant - un proche de Jeanne. Ces deux rôles définissent ce qu'on appelle une dyade. Bien sûr, une dyade peut impliquer un nombre arbitraire d'aidants.

Pour éviter d'utiliser un vocabulaire trop technique, nous avons choisi d'utiliser tribu plutôt que dyade, chef plutôt qu'aidé et veilleur plutôt qu'aidant.

L'axiome de l'étoile

Une solution utile est nécessairement centrée sur l'aidé. Elle doit reposer sur un diagramme en étoile dans la traduction des échanges ayant lieu entre l'aidé et chacun de ses proches.

Conçue pour une dyade, la solution doit préserver l'autonomie de l'aidé et éviter de nuire à son autodétermination. Il est donc crucial d'inciter l'aidé à décider par lui-même, à formuler des choix et à rester maître de ces derniers autant que possible. L'aidé est placé au centre des échanges et des schémas de partage d'informations au sein de sa tribu. La solution doit faciliter les échanges entre l'aidé et chacun de ses aidants tout en garantissant la synchronisation des informations collectées entre les membre de la dyade.

L'axiome du cercle

Une solution utile doit l'être aussi pour les aidants.

Chaque tribu est particulière et ses besoins sont spécifiques. Il importe que la solution fournisse aux aidants des moyens adaptés de communication, de gestion et d'organisation. Les aidants forment donc un cercle bienveillant dont l'aidé est le centre.

L'axiome de confidentialité

Une solution utile doit garantir la confidentialité des informations manipulées. Elle doit proposer plusieurs niveaux de confidentialité afin de prendre en compte les différents rôles tenus par les aidants.

Tous les aidants sont différents. Il est essentiel que l'aidé puisse librement choisir quelles informations seront accessibles par chacun des membres de sa tribu.

L'axiome d'extension

Une solution utile doit proposer un périmètre fonctionnel assez riche pour répondre aux besoins spécifiques à chaque tribu.

Parmi les outils que notre solution se doit de proposer aux dyades, nous avons rapidement identifié :

• L'agenda partagé des activités de l'aidé ;
• Un coffre-fort numérique, contenant des codes, des mots de passe, des modes d'emploi, des notes, des prescriptions médicales, des listes de courses... ;
• Des souvenirs partagés au sein de la tribu, notamment des photos dotées de légendes ;
• Des jeux permettant de stimuler la mémoire de l'aidé et, pourquoi pas, celle de ses veilleurs et éclaireurs.

L'axiome de cohérence

Une solution utile doit proposer une expérience d'utilisation cohérente, en dépit de sa richesse fonctionnelle.

Proposer une expérience d'utilisation homogène avec des espaces fonctionnels aussi diversifiés qu'un agenda d'activités et des souvenirs est une gageure. Et pourtant, il est essentiel de relever ce défi. Les personnes atteintes de maladies neuro-évolutives sont parfois rétives à l'utilisation d'outils numériques. Il importe que la solution les rassure, soit suffisamment didactique dans sa relation avec l'utilisateur et propose à celui-ci des schémas conversationnels homogènes.

L'axiome d'implication

Une solution utile doit impliquer ses utilisateurs, les motiver, les engager.

À quoi sert une solution, aussi géniale soit-elle, si elle n'est pas utilisée ? Les séniors sont loin de tous s'intéresser aux technologies dernier cri. Ils éprouvent même des réticences vis-à-vis des outils numériques. Il faut dire que ceux-ci sacrifient souvent la qualité de l'expérience utilisateur au dictat d'un designer. De nombreuses applications sont conçues avec un souci marqué d'élégance et de style plutôt qu'une recherche d'utilité objective. Notre solution doit donc offrir :

• Une interface de qualité ;
• Un schéma d'informations lisible, compréhensible et cohérent ;
• Une esthétique évidente, et une personnalité marquée.

Mais ces qualités intrinsèques ne suffisent pas à garantir l'adoption de la solution par le plus grand nombre de personnes âgées. Il faut ce petit "plus" magique, qui incite à l'utilisation. Cette logique à la fois ludique et engageante qui rend toute solution numérique vraiment attractive.

Et ceci marque la fin de notre interlude axiomatique !

Une fois la décision prise de créer son entreprise, se faire accompagner

Une fois que nous avons identifié notre marché, que nous avons fait l'effort de tenter de le comprendre, que nous avons défini les grandes lignes de notre solution et couché sur le papier la liste de nos axiomes, nous avons décidé de créer Smart Macadam. Je me suis alors mis en quête de structures capables de nous proposer un accompagnement adapté à nos besoins - nous sommes depuis conseillés et suivis par Atlanpole, l'incubateur public à Nantes, ainsi que par l'IMT Atlantique.

De tels accompagnements sont, à mon avis, d'utilité variable et leur pertinence dépend de l'expérience et du talent du porteur de projet. Pour ma part, j'ai l'humilité de croire que je suis loin de tout savoir. Mes échanges avec notre conseiller au sein d'Atlanpole, Monsieur Eric Voinson, furent réguliers et toujours d'extrême qualité. Voici une liste non exhaustive des thèmes que nous avons abordés au cours de nos rencontres mensuelles :

• Quelle stratégie de financement de l'innovation mettre en œuvre ?
• Quels profils de collaborateurs rechercher en priorité ?
• Comment préparer un plan d'accès au marché efficace et accessible à une jeune startup ?
• Comment préparer une levée de fonds ?
• Comment présenter notre projet à un investisseur, à un partenaire, à un client ?

En guide de conclusion

Il m'a fallu presque 3 ans avant de me décider à lancer cette aventure entrepreneuriale. Je n'ai peut-être pas le talent ou l'énergie des jeunes d'aujourd'hui. Mais je me rassure en imaginant qu'en gériatrie il convient de prendre son temps pour concevoir une solution vraiment utile.

Trois ans après la création de Smart Macadam, nous sommes encore loin d'avoir épuisé le gigantesque stock d'idées d'évolutions de notre solution. Mais nous sommes confiants : les premiers témoignages que nous recevons de nos utilisateurs sont positifs et très encourageants. La route est encore longue mais nous savons désormais parfaitement où nous allons.

Merci à toute mon équipe. Que l'aventure continue !

Quel que soit votre projet, je vous souhaite de prendre du plaisir et... évidemment, de réussir.

Laurent Maury