INJUSTICE Insécurité : enrayer la sud-américanisation de la France, défi majeur du quinquennat
Alors que les négociations vont bon train sur les équilibres politiques au sein du gouvernement, la dégradation des relations entre policiers et magistrats face à la violence nécessite de reconstruire un équilibre entre forces de l'ordre et justice.
Atlantico : Suite à la mise en examen d’un policier ayant tué deux hommes et blessé un troisième sur le Pont-Neuf à Paris, des syndicats de policiers en colère se sont réunis dans plusieurs villes pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une injustice. Comment en sommes-nous arrivés à cette situation de tension ouverte entre syndicats policiers et magistrats ?
Bertrand Cavallier : Depuis quelques années, la relation entre les syndicats policiers et les magistrats s’est effectivement nettement dégradée. L’un des évènements majeurs révélant l’ampleur et la profondeur de ce phénomène fut notamment la manifestation de policiers organisée le 19 mai 2021 devant l’Assemblée nationale, suite au meurtre du brigadier Masson, deux semaines auparavant en Avignon. Caractérisée par une participation massive, elle a également été marquée par la présence peu coutumière de personnalités politiques de premier plan. Mais ce qui a surtout frappé les esprits fut cette fameuse déclaration lapidaire de Fabien Vanhemelryck, secrétaire général du syndicat Alliance Police Nationale, « Le problème de la police, c’est la justice », qui a suscité dans la foulée une réaction très forte des syndicats de magistrats.
Deux facteurs principaux expliquent cette dissension, voire ce conflit.
Le premier qui relève d’une tendance lourde, renvoie à cette exaspération des policiers de terrain, mais également des gendarmes, devant le fonctionnement de la Justice dans le traitement de la délinquance qu’ils considèrent comme inadapté à plusieurs titres :
- décalage dans la réponse pénale qui, si elle n’est pas immédiate pour les petits délits, devient illisible pour les auteurs (convocation par Officier de police judiciaire à 4 mois, voire 6 mois de la clôture de procédure)….
- pratique très fréquente du classement sans suite qui laisse par ailleurs gendarmes et policiers en première ligne, face à des victimes décontenancées, et développe chez le délinquant un sentiment d’impunité et donc une incitation à la récidive ;
- quasi inexistence de la prise en compte et du suivi de la victime ;
- complexification croissante des procédures ;
- généralisation de la procédure de confrontation entre les membres des forces de l’ordre et les mis en cause, remettant en question la force probante du procès-verbal établi par un OP ou un APJ, et révélant par là-même une défiance envers les policiers et gendarmes…
Policiers et gendarmes sont ainsi objectivement confrontés à une situation qui suscite une perte de sens dans l’exercice de leurs missions. Aucun n’y échappe. Il faut savoir les écouter, ils ont raison de s’interroger, de se questionner. Car, comme le déclare Michel Dutrus, délégué général du syndicat Unité Magistrats SNM FO, l’un de ces magistrats qui osent dire les choses : « La politique pénale de ce pays est totalement défaillante depuis une quinzaine d’années, et on en paye le prix ».
Alors que la délinquance n’a pas cessé d’augmenter depuis des décennies, la Justice française apparaît en effet singulièrement sous-dimensionnée pour assurer sa fonction. La Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) dans son rapport 2020, qui évalue les systèmes judiciaires des Etats membres du Conseil de l’Europe, révèle que la France est une fois encore à la traîne au regard notamment du montant de son budget, et du nombre de magistrats par habitants. La situation de la Justice française devrait cependant s’améliorer suite aux mesures fortes prises depuis quelques années, et encore récemment au travers de la Loi de programmation et de renforcement de la Justice (LPJ).
Le deuxième facteur qui semble aujourd'hui encore plus « volcanique » réside dans les mises en causes de policiers suite à des actions de vive force, pouvant inclure l’usage des armes. Désormais, la mobilisation des policiers orchestrée par certains syndicats apparaît systématique comme le démontrent les rassemblements organisés dans toute la France suite à la récente mise en examen pour « homicide volontaire » d’un policier. Ce gardien de la paix, membre de la Compagnie de Sécurisation de la Cité (CSC), dans la nuit du 24 au 25 avril 2022, a ouvert le feu avec un fusil d’assaut G36 sur le conducteur d’un véhicule qui aurait forcé un contrôle de police sur le Pont-Neuf. Ce dernier ainsi qu’un passager ont été tués, un autre passager blessé. Nombre de policiers estiment que la qualification retenue est irrecevable et qu’elle participe d’une suspicion systémique à l’endroit des membres des forces de l’ordre dans la justification de leurs interventions. Dans ce contexte, des revendications émergent portant sur « la mise en place d’une juridiction spécialisée pour qu’il y ait un positionnement commun des magistrats sur l’usage des armes », mais également sur l’extension de la présomption de légitime défense aux situations dans lesquelles des policiers font l’objet de graves agressions.
La première mesure proposée est pertinente. J’ai le souvenir de stages de futurs magistrats au sein du Centre National d’entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG) à Saint-Astier. Durant deux semaines, une dizaine d’auditeurs de justice suivaient ainsi une partie de la formation des moniteurs d’intervention professionnelle (IP), en étant notamment plongés dans des situations approchant au plus près celles rencontrées par des militaires sur le terrain, et portant sur la décision ou non de faire usage de son arme à feu en fonction de la nature de la menace. Nombre d’entre eux m’ont dit à l’issue de cette formation qu’ils porteraient désormais un regard différent sur ce type de contentieux, ayant pris conscience de l’extrême complexité de ces cas de figure.
Concernant la présomption de légitime défense, elle se limite aujourd’hui à deux types de situations. D’une part, lorsque l’on est amené à repousser de nuit une personne tentant de s’introduire dans notre domicile, par force, ruse ou fraude. D’autre part, lorsque l’on se retrouve victime de vols ou pillages exécutés avec violence. Le mis en cause dans ces cas n’a pas à démontrer la légitime défense pour être remis en liberté. Pour autant, cela ne reste qu’une présomption qui ne préjuge aucunement de la décision qui sera prise par les magistrats.
Pour revenir sur la position des magistrats, leur contestation systématique, accompagnée de démonstrations de force, qui plus est de la part d’une grande institution en charge de faire respecter la loi, ne fait qu’ajouter au climat de désordre qui s’étend dans notre pays. Le rétablissement de relations apaisées est indispensable.
Comment s’inscrit cet épisode dans un contexte général de violence et de radicalisation générale des comportements ?
L’action de ce jeune gardien de la paix sur le Pont-Neuf ne peut être en effet dissociée d’un contexte général qui est en constante dégradation depuis, on peut le dire, deux générations.
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Je suis de ceux dont le parcours de carrière, ayant intégré la gendarmerie en 1978, a permis d’observer cette évolution qui fait qu’aujourd’hui toutes les 30/40 minutes, gendarmes et policiers sont confrontés à un refus d’obtempérer. Soit un total annuel d’environ 30 000 refus d’obtempérer constatés par les deux institutions. Cette infraction est définie par l’article L-233-1 du Code la route.
Ayant été confronté à maintes reprises à ces situations « d’usagers qui refusaient de s’arrêter alors qu’ils en avaient reçu l’ordre », j’ai toujours été surpris par la banalisation de ce type de comportements, y compris par nombre de magistrats, et les suites pénales apportées. Ce d’autant plus que dans maintes situations, sachant que la majorité des contrôles impliquent très fréquemment de faire face au véhicule à contrôler, il y avait une évidence de menace à l’intégrité physique des militaires opérant, qui relève davantage d’une violence volontaire avec arme par destination, au moyen alors d’un véhicule. Mais il y a loin entre cette situation vécue d’un véhicule qui vous fonce dessus, notamment la nuit, et ce qui peut être considéré dans le confort d’une salle d’audience.
De façon plus générale, au refus d’obtempérer généralisé, il faut ajouter le doublement des agressions en dix ans contre gendarmes et policiers, les injures et outrages au quotidien qui révèlent, dans nombre de territoires, un contexte de plus en plus pesant pour les membres des forces de l’ordre. Aucune prise de service n’est désormais anodine. La probabilité d’être confronté à un ou des individus menaçants est de plus en plus forte. L’on a d’ailleurs fait évoluer en conséquence de façon significative les équipements et armements des membres de forces de l’ordre. Et pour ce que je connais de nombre de gendarmes, la question de l’usage des armes est de plus en plus présente dans les esprits, avec ce paradoxe d’une crainte de suites judiciaires qui l’emporterait sur l’impératif de se défendre.
Mais au-delà, car prenons de la hauteur, quand les membres des forces de l’ordre ne sont plus obéis, quand, comme le trois mai dernier, porte de Clignancourt, des migrants s’en prennent à des policiers, l’un deux agresse même une policière - je parle de migrants car je considère que mon devoir premier quand je suis à l’étranger est d’avoir un comportement exemplaire -, cela signifie que notre société est profondément affaiblie, cela signifie que notre pays n’est plus respecté, et plus respectable. Je pense également aux pompiers, aux personnels de santé, aux professeurs, aux élus… et à tous ceux qui sont désormais confrontés à cette violence. Disons les choses : notre société se délite, se fragmente, devient de plus en plus violente au point de voir certaines zones se « sud-américaniser ».
Quelle part du problème trouve ses racines dans les manquements (de formation, d’encadrement, d’autorité) de la police ?
Ancien général de gendarmerie, mon expérience me prédispose à davantage évoquer la gendarmerie que la police. Cependant, je puis me référer aux grands défis tels qu’ils ont été identifiés dans le cadre du Beauvau de la Sécurité.
En effet, si la situation actuelle appelle fondamentalement une réponse politique forte et globale, les institutions en charge de la sécurité intérieure doivent impérativement s’inscrire dans cette dynamique en prenant en considération les lignes directrices qui ont été fixées.
Parmi celles-ci, j’en identifie trois majeures.
Premièrement la formation, car dans tout système, c’est l’élément humain qui est essentiel. Les nouvelles recrues, majoritairement des jeunes au premier parcours estudiantin, doivent être mieux préparées. Tout d’abord sur le plan psychologique et moral, et ensuite dans les domaines professionnels proprement dits. L’effort doit être porté sur la maîtrise de soi, le sens de l’autre, mais également la discipline, sans évoquer bien sûr le dépassement. Dans un individu stable, régulé et motivé, prédisposé à évoluer dans des contextes mouvants, sont ensuite dispensés les enseignements qui doivent comprendre des mises en situation très concrètes. Parmi ces enseignements, doivent figurer en priorité les situations en présence d’individus potentiellement agressifs (approche psychologique, usage en tant que de besoin de la force de façon strictement proportionnée…), mais également l’accueil et la prise en compte des personnes vulnérables, des victimes… S’agissant de la gendarmerie, son essence et sa culture militaires constituent des atouts très appréciables, qu’il s’agirait toutefois, au-delà des incantations sur la militarité, de conforter.
Cependant, pour les forces de l’ordre, il y a un préalable à une formation plus efficace, celui de disposer du temps nécessaire à cet effet. Ce qui implique en école, mais également dans le cadre de la formation continue dans les unités, de déroger aux réglementations actuelles, très contraignantes, sur le temps de travail.
J’y ajouterai un second impératif qui est de rétablir une pédagogie suffisamment prégnante et sélective, pour garantir la bonne adaptation des élèves à leurs futures responsabilités, en d’autres termes, de privilégier la qualité à la quantité ?
Deuxièmement, l’encadrement. Le vrai défi porte sur l’engagement de l’encadrement sur le terrain. Dans des contextes imprévisibles, de surcroît avec des personnels souvent novices, le commandement doit être effectivement présent. Il y a la valeur de l’exemple, il y a aussi l’expérience acquise, une meilleure aptitude au discernement et la responsabilité de décider, et d’assumer, notamment s’agissant de l’usage de la force. Durant les manifestations des Gilets jaunes, outre le manque de formation, c’est bien souvent l’absence ou la déficience de l’encadrement qui expliquent l’emploi abusif des LBD (lanceur de balles de défense), avec toutes les conséquences dommageables que l’on sait, blessés mais aussi atteinte à l’autorité des forces de l’ordre. Nous ne sommes pas dans un défi de management, terme sans contenu réel, mais bien de commandement dans le quotidien comme dans les situations de crise.
Troisièmement, la présence sur le terrain au contact des populations. Il y a certes, combinés, des causes idéologiques, des phénomènes de déni, voire de lâcheté rationalisée sous couvert de parcours de carrière bien assurés, qui expliquent la dégradation de notre pacte social. Mais, reconnaissons-le, ont été délaissés, ou du moins fragilisés, certains volets majeurs de la fonction sécuritaire, soit la présence visible et active de membres des forces de l’ordre sur le terrain, en renforçant leur action dans les créneaux le plus sensibles, lorsque les personnes sont sorties des structures encadrantes (professionnelles, éducatives), soit à partir de 18H00 et jusqu’à 01H00. Périodes où se concentrent notamment les violences intra-familiales.
En s’appuyant notamment sur les rapports de la Cour des Comptes qui notent une augmentation constante depuis dix ans de la masse salariale des forces de sécurité intérieure, d’améliorations catégorielles significatives, sans évoquer la profusion stellaire ou assimilée, c’est au politique de s’imposer face aux corporatismes de façon à rééquilibrer les choses au profit du citoyen.
Dans quelle mesure la responsabilité est-elle aussi imputable aux politiques qui laissent les deux institutions, Police et Justice, se déchirer sans prendre à bras le corps les enjeux qui les concernent ?
Il m’est difficile d’inscrire ma réflexion dans cette question, du moins telle qu’elle est formulée.
Il y a une situation générale présente de notre pays qui relève de la responsabilité évidente des politiques, mais également des corps constitués dont les hiérarchies n’ont, sans doute, pas toujours suffisamment éclairé ou contrarié les premiers quand cela était nécessaire. Disons qu’une forme de consensus fait d’accommodements a dominé. « Politiques ou soldats, les meilleurs serviteurs de l’Etat sont rarement les plus plastiques » rappelait le général de Gaulle.
Le désarroi des policiers, que je ne saurais assimiler au jusqu’au boutisme calculateur de certains syndicats, est révélateur, comme je l’ai maintes fois évoqué, d’une problématique de fond que l’on ne saurait réduire à un contentieux avec la justice.
L’enjeu majeur aux multiples volets, porte sur la préservation même de notre pacte social républicain, fondé sur nos principes humanistes. Parmi ces volets, et ceux prioritaires figurent les impératifs de défense de la justice et d’adaptation effective des forces de sécurité aux besoins de protection des populations, selon une logique de redevabilité.
La campagne présidentielle a montré la fin d’une vision antagoniste Forces de sécurité/Justice. Les projets de la majorité des partis ont traité de manière commune le sujet de la sécurité avec des propositions ambitieuses et coordonnées pour l’Intérieur comme pour la Justice. Il faut être optimiste et compter sur un consensus trans-partisan sur ces questions pour transformer les annonces électorales en actes forts. Ce sursaut est nécessaire mais le chemin sera long et difficile.