Intégrer la disruption : une nouvelle exigence pour les dirigeants
Synthèse : Comment faire face en tant que dirigeant aux urgences du futur et intégrer toutes les exigences souvent contradictoires qui se présentent à lui ? Comment dépasser ses apprentissages du passé et acquérir de nouvelles clés de compréhension du monde, du fonctionnement de l’entreprise et de son propre rôle ? Dans le point de vue présenté ici, nous partons du principe que face aux innovations disruptives la seule compréhension intellectuelle ne suffit plus et que c’est autant par son ouverture personnelle à l’expérimentation et à sa remise en question continue que le dirigeant peut pleinement exercer son leadership. Le dirigeant devient ainsi moins un sachant enfermé dans ses prérogatives de puissance qu’un facilitateur, expérimentateur et promoteur de voies nouvelles.
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Le dirigeant n’a jamais été autant tiraillé entre des exigences contradictoires
Les dirigeants d’aujourd’hui doivent tout à la fois créer la valeur attendue par les actionnaires, améliorer la compétitivité et adapter le modèle d’activité de l’entreprise quitte à parfois devoir cannibaliser leurs propres produits, faire face à toutes sortes de crises à répétition et anticiper sur les ruptures à venir, tout en développant un style de management plus collaboratif favorisant l’implication et la créativité de tous, promouvant l’innovation et les partenariats, sans oublier de se ressourcer et de veiller au bien-être de leurs collaborateurs ! Jamais les sollicitations n’ont été si nombreuses pour les dirigeants, si pressantes ni surtout si contradictoires : comment faire face à toutes ces exigences sans être dans la suractivité et le stress permanent ? Comment concevoir et implémenter une stratégie dans un contexte aussi mouvant ?
De nombreux dirigeants sont désorientés face à cette avalanche de sollicitations et d’injonctions souvent paradoxales. Ils essayent d’improviser avec les moyens du bord hérités de leur expérience et de leur formation, tout en sachant que ces outils ne sont plus toujours adaptés au changement de paradigme auquel ils sont confrontés. Leurs réactions sont très diverses et nous en livrons ici quelques exemples :
- La plupart des dirigeants essaye de tout faire au mieux, en prenant les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent. Ils s’épuisent et épuisent leurs collaborateurs, sans forcément arriver à dégager une perspective mobilisatrice ni à véritablement anticiper sur les événements.
- d’autres concentrent leurs efforts sur un domaine de prédilection qu’ils maîtrisent bien : une démarche qui a le mérite de choisir un axe prioritaire et de canaliser les efforts au risque cependant d’être dépassé si le choix ne s’avère pas pertinent.
- d’aucuns décident de perpétuer leur stratégie qui a été gagnante jusqu’à présent, au risque de se faire balayer en cas d’évolution forte de la concurrence et des modèles d’activité.
- Un petit nombre enfin mène une stratégie plus complexe, visant à préserver les produits existants créateurs de valeur, mais aussi à favoriser la création de produits innovants, l’expérimentation et les partenariats, tout en développant un style de management plus collaboratif.
Chacun de ces exemples montrent l’importance de la vision du monde du dirigeant, d’une conception aussi de son propre rôle et du fonctionnement de l’entreprise, d’une plus ou moins grande confiance en sa capacité à créer son propre futur. Dans le point de vue que nous développons, nous insistons sur l’importance pour le dirigeant à dépasser ses apprentissages passés et à acquérir de nouvelles clés de compréhension. Il gagnera à le faire autant par compréhension intellectuelle et observation des réussites spectaculaires que par une ouverture personnelle à l’expérimentation, à l’apprentissage d’autrui et notamment de ses jeunes collaborateurs. Le dirigeant préoccupé des urgences de demain est ainsi moins un sachant tout puissant qu’un facilitateur et un expérimentateur de voies nouvelles.
Il exerce toujours une partie de son pouvoir dans le pilotage efficace des activités du passé mais sa vraie légitimité viendra de sa capacité à veiller à l’allocation de moyens pour soutenir des voies nouvelles, et le cas échéant à convaincre ses actionnaires de soutenir une politique de création de valeur durable et non pas simplement productive à court terme.
Développer une vision évolutive du monde, intégrer les effets de la disruption, s’approprier une nouvelle conception du fonctionnement de l’entreprise et du rôle du dirigeant
La vision que nous avons du monde détermine notre capacité à percevoir. Il est bien connu que notre fonctionnement cognitif ne perçoit bien que ce qu’il connaît déjà ou qu’il peut imaginer. Un dirigeant gagne ainsi à s’engager dans une mise à jour continue de sa vision du monde car nous sommes engagés dans un changement de civilisation dont les pourtours se dessinent chemin faisant. Il doit en particulier intégrer les effets de l’innovation disruptive, phénomène récent qui bouleverse les modèles d’activités de l’entreprise, et se forger une nouvelle philosophie du fonctionnement de l’entreprise et de son rôle de dirigeant.
- changement de civilisation et développement de la capacité socio-perceptive du dirigeant
La mutation de civilisation en cours liée à la révolution digitale porte en elle de formidables opportunités bien connues de chacun d’entre nous : l’accès au savoir, aux loisirs, à la facilitation de la vie quotidienne, mais aussi la capacité d’un individu à diffuser son point de vue à des millions d’autres, etc. De nouveaux « animaux sociaux »[1] apparaissent grâce aux réseaux sociaux : groupements de personnes partageant les mêmes centres d’intérêt, groupements d’achat ou de revendications politiques. Ces entités peuvent être des cristallisations plus ou moins éphémères ; elles recèlent de nouvelles capacités d’interpellation des pouvoirs établis, des responsables politiques tout comme des entreprises et de leurs dirigeants.
Dans le même temps, chaque individu aspire à développer sa créativité personnelle, à fabriquer et personnaliser ses propres objets dans des techshop faciles d’accès. Un soin extrême est apporté au bien être personnel, au soin du corps et à la santé. Dans le domaine spirituel aussi, l’homme moderne aspire à davantage de bien être et d’harmonie, et de nouvelles techniques de stimulation cérébrales lui permettent de se déstresser facilement, d’accéder à une plus grande conscience de son Être, voire de sa relation avec le cosmos.
Mais les évolutions en cours dessinent aussi de nouveaux risques en termes d’aliénation de l’homme et de sa capacité d’individuation, d’apprentissage et de pensée autonome. De nouvelles formes d’addictions liées à « l’infobésité », des phénomènes pulsionnels ou des risques liés à la sécurité des personnes ou des données apparaissent. Au-delà de l’individu, de nouveaux risques collectifs se développent : instabilité financière accrue, possibilités de pannes généralisées, capacité des grands groupes à contourner la législation, violences de toutes sortes largement médiatisées, risques sur la démocratie, etc.
Un dirigeant gagne à développer une connaissance socio-perceptive personnelle des opportunités nouvelles et des risques que le changement de civilisation apporte pour les individus, les groupes et les clients car il y est confronté dans sa pratique managériale au quotidien que ce soit en termes de décisions stratégiques, d’attentes des collaborateurs ou de nouvelles contraintes à traiter. Cette compréhension ne peut pas être uniquement cérébrale et définitive mais doit s’ouvrir au vivant, à l’expérimentation de solutions diverses et à un certain tâtonnement avant d’arrêter des choix définitifs. « L’expérience client » en constitue un bon exemple : une perception intime de la réalité et de la diversité du vécu du client au contact des produits et services de l’entreprise donne au dirigeant plus de profondeur et de pertinence stratégique que la simple compréhension intellectuelle statistique.
- Compréhension des effets de l’innovation disruptive.
Le monde est engagé dans un processus d’auto-accélération qui voit apparaître de plus en plus de changements radicaux et d’innovations disruptives. Une compréhension approfondie de ce phénomène récent permet au dirigeant d’anticiper en termes d’actions à mener. Nous présentons ici quelques-unes des caractéristiques de la disruption.
L’obsolescence rapide des modèles d’activités : les innovations disruptives rendent obsolètes en peu de temps les business modèles les mieux établis. Les exemples sont déjà légion : Kodak n’a pas su faire face à la photo digitale, Nokia n’a pas su anticiper le smartphone, les banques de détail doivent reconvertir massivement leur personnel avec l’arrivée de la blockchain, etc.
L’apparition de nouveaux concurrents à croissance exponentielle qui ne sont pas forcément issus du même domaine d’activité, qui se développent en un temps record et de manière exponentielle à l’échelle planétaire. Le temps mis pour atteindre 50 millions de clients est passé de 13 ans pour la télévision à ses débuts à 9 mois pour Twitter !
Aucun secteur d’activité ni maillon de la chaine de valeur n’est épargné : certains secteurs se prêtent mieux que d’autres et ont été concernés en premier, tels que les télécoms, les médias et les loisirs. Mais l’exemple d’Amazon investissant dans la livraison à domicile de produits frais ou celui de Google et Tesla dans de nouvelles formes de transport automobile montrent qu’aucun domaine n’est désormais à l’abri de nouvelles formes de concurrence. L’innovation disruptive ne concerne pas forcément toute la chaîne de valeur mais il suffit qu’un maillon faible soit concerné pour que le business modèle complet soit fragilisé ou devienne dépendant ce qui peut être le prélude à une recomposition et à une nouvelle forme d’intégration verticale. Toutes les grandes marques de vêtement par exemple ont progressivement accepté de commercialiser leurs produits sur Amazon, au risque de devenir dépendantes de ce nouveau concurrent-partenaire.
Le client a pris le pouvoir : la satisfaction et la fidélisation du client oriente désormais les processus de l’organisation. La capacité des clients à se grouper en centrales d’achats ou communautés d’utilisateurs rend leur fidélisation plus complexe.
La fin de la suprématie intellectuelle occidentale et de son cortège de valeurs : les universités des pays émergents, des pays asiatiques et indiens, leurs entreprises et leurs start up sont désormais de redoutables concurrents, avec des modèles de valeurs parfois très différents auxquels les occidentaux doivent s’habituer. Monsieur Mittal, issu de la caste des guerriers indiens ou un Tycoon chinois n’ont pas les mêmes références et constituent des concurrents et/ou partenaires ne fonctionnant pas selon les mêmes logiques et sont de ce fait plus imprévisibles pour les occidentaux.
Un besoin en nouvelles compétences : la disruption fait appel à de nouvelles compétences, encore rares actuellement, telles que les spécialistes en traitement de données de masse, les spécialistes en marketing digital, les chief digital officer, le chief innovation officer, etc. La chasse à de nouvelles compétences rares devient ainsi une préoccupation stratégique.
La starification du dirigeant : une nouvelle race de dirigeants super-stars a émergé du fait des réseaux sociaux. La communication instantanée et la prise de position en direct sur toutes sortes de sujets dépassant le cadre de l’entreprise est devenu un de leurs rôles primordiaux. MM. Musk, Zuckerberg, Jobs ou Branson en sont des porte-drapeaux précurseurs. Le story telling du dirigeant est ainsi devenu une construction marketing personnifiant l’image de l’entreprise à l’extrême, ce qui n’exclut pas - bien entendu - un autre rôle du dirigeant à l’interne beaucoup moins dominant et centralisateur. Cette importance de l’image a conduit à la création de nouveaux mythes personnifiés par le dirigeant. Ceux-ci concentrent sur eux des projections fantasmagoriques parfois extrêmes. Ce phénomène de starification tend aussi à s’étendre à des start up et il est devenu quasi incontournable dans la nouvelle économie, surtout pour lever des fonds.
Une disruption peut en cacher une autre. Ce n’est pas parce que l’entreprise a réussi à prendre un virage disruptif qu’elle est désormais à l’abri. Yahoo en est un parfait exemple et a été racheté récemment par Vérizon pour 4,8 milliards de dollars alors que Microsoft en proposait 47 Milliards de dollars en 2008.
- S’approprier une nouvelle conception du fonctionnement de l’entreprise
Le développement des sciences et des techniques depuis le début de l’industrialisation a en grande partie reposé sur la standardisation des produits, des gestes opératoires et des processus de fabrication comme des organisations, etc. De la fabrication des canons et des obus à partir du 18ème siècle, puis des biens industriels et des services, tout a été dans le sens de la rationalisation de la production des biens et des services pour en réduire les coûts. Cette démarche a été perfectionnée tout au long du 20ème siècle par le développement de multiples démarches méthodologiques et de certifications des activités. Elle a longtemps porté ses fruits mais le dogme de l’économie d’échelle, de la spécialisation et de la décision centralisée est aujourd’hui battu en brèche avec l’avènement des nouvelles technologies et des innovations disruptives qui ont créé en peu de temps de nouveaux paradigmes. Il est désormais possible de produire des séries 1 de manière industrielle et compétitive.
Dans ce nouveau contexte, la marque de l’entreprise a pris une importance considérable : elle cristallise un capital émotionnel liant l’entreprise à ses clients. La gestion de cet asset est devenue stratégique, et on peut d’ores et déjà observer des déplacements de millions d’intentions d’achat sur certains biens de consommation lorsqu’un incident affecte une marque, du fait des réseaux sociaux et de la diffusion « virale » de l’information.
Cette révolution du fonctionnement de l’entreprise survenue ces dernières années a d’ores et déjà fait fortement évoluer la relation au travail. Fini le temps de l’obéissance passive des salariés : le nouveau contexte nécessite l’implication créative de chacun. Le développement de la robotisation et des systèmes d’intelligence artificielle auto-apprenante fait apparaître de nouvelles formes d’interaction homme-machine qui vont se développer et poser de nouvelles questions à résoudre : limites des compétences humaines face aux machines, questions éthiques, évolution du nombre d’emploi et développement d’une société de loisirs, etc. autant de questions pour lesquelles, le dirigeant devra être en mesure de faire émerger une réponse appropriée, de la traduire en termes de compétences, de modes de fonctionnement et de culture d’entreprise.
Le rôle du dirigeant est ainsi appelé à évoluer continuellement : là où il pouvait disposer d’une autorité de compétence et se prévaloir du rôle de la conception de la stratégie, il fait place aujourd’hui à un rôle de facilitateur et d’animateur de modes de travail plus collaboratifs. La stratégie est ainsi moins l’affirmation de la vision d’un dirigeant qu’un processus d’émergence collectif, réactif aux évolutions de l’écosystème concurrentiel mondial. Le dirigeant est ainsi un facilitateur des évolutions, sa valeur ajoutée vient de sa capacité à se remettre en question, à apprendre et à apporter son support aux idées et aux expérimentations de ses collaborateurs.
- Développer une nouvelle philosophie et pratique managériale
Reconsidérer sa position de pouvoir : c’est sûrement un des points les plus difficiles pour les dirigeants habitués à la gloire, au prestige et au pouvoir issu de leur fonction. Il s’agit ici d’un véritable renversement de perspective : un dirigeant doit s’habituer désormais à ne pas avoir raison, à ne pas tout savoir, à ne pas forcément être seul pertinent y compris sur des questions stratégiques. Cette remise en question sera douloureuse pour certains parce que trop enfermés dans leur égo. Descendre de son piédestal et encourager les formes collaboratives de fonctionnement et d’exercice de l’autorité, s’intéresser à la réalité de la relation client de son entreprise, est pourtant devenu une nécessité de la modernité.
Cultiver la complexité et ne pas vouloir la réduire à tout prix : le dirigeant ne cherche plus à éradiquer une idée dissidente mais à la considérer comme porteuse d’une nouvelle disruption potentielle pouvant assurer l’avenir de l’entreprise. Comme en psychologie, les épines irritatives générées par les clients, les collaborateurs ou les partenaires sont ainsi sources d’interpellation constructives et porteuses d’un potentiel de développement. La diversité, la complexité, la contradiction sont des vecteurs de fertilisation croisée et ne doivent plus être regardées comme un handicap mais comme une chance.
Favoriser une culture d’ouverture et de partenariat et se concentrer sur de nouveaux impératifs régaliens : le dirigeant concentre ses efforts sur de nouveaux domaines régaliens en veillant par exemple à faciliter les flux d’information dans l’entreprise, en instaurant une culture de fonctionnement en mode projets plus ou moins éphémères. Il se préoccupera aussi de questions stratégiques comme le développement d’une vision partagée et de la confiance avec les actionnaires, la définition de partenariats, l’allocation des ressources à l’innovation, de même il se préoccupera de la cyber-sécurité.
Ne pas oublier les fondamentaux de l’économie : trop de dirigeants de start up pensent pouvoir lever des fonds indéfiniment, dans une forme de fuite en avant, sans se préoccuper de leur gestion financière au quotidien et de leur capacité à générer de vrais cash flow, au risque de disparaître ou d’être absorbés.
Pour conclure, en un mot :
Face aux changements profonds que nous connaissons actuellement, les organisations évoluent fortement et forment de nouveaux écosystèmes plus souples et réactifs aux modifications de l’environnement. Certaines n’arriveront pas s’adapter ou seront reléguées à un rôle subalterne de production et de sous-traitants. Le rôle et le métier de dirigeant s’inscrit dans cette évolution passionnante et l’intégration de la disruption permettra aux plus agiles de contribuer à la pérennité de leur entreprise.
Gérard Roth, 10 Août 2016.
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[1] Voir à cet égard l’ouvrage très éclairant de Alain de Vulpian, Eloge de la métamorphose, en marche vers une nouvelle humanité, Ed. Saint Simon, 2016.