Intelligence artificielle et intelligence des situations
2024 ne sera pas comme 1984. Dans une publicité mémorable de 1984, Ridley Scott met en scène pour Apple une séquence dystopique inspirée de George Orwell. Une assemblée béate y fixe un avatar de Big Brother déclamant des « directives de purification de l’information ». Soudain, une jeune femme semant des policiers apparaît devant un écran géant d’où parle le dictateur et le crève d’un lancer de marteau. Un souffle libérateur parcourt l’auditoire tandis qu’apparaît le slogan : « Le 24 janvier 1984, Apple Computer lancera Macintosh. Vous comprendrez alors pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984 ».
Ce qui fait la puissance de cette image, c’est son écho à la situation, bien réelle, d’uniformisation généralisée qui accompagne la technologisation du monde. A ce titre, la diffusion des ordinateurs personnels au milieu des années 1980 n’est pas sans rappeler l’actuelle démocratisation de l’intelligence artificielle dont ChatGPT est le dernier nom en date. Malgré ses « hallucinations » qui font bien souvent le sel de son utilisation, force est de constater que l’IA se cantonne d’ordinaire à un avis convenu et à des propositions attendues. La mécanique des IA génératives trace ainsi les contours d’un monde prévisible au possible et reproductible à l’envi. La situation risque, par ailleurs, d’empirer à mesure que les IA s’entraînent sur un nombre croissant de contenus déjà générés par d’autres IA. Ces cycles mimétiques risquent d’engendrer une dégradation de la qualité des contenus, progressivement dépourvus de toute originalité et d’authenticité.
« Comment demeurer maître face à la prolifération des IA ? Le sens commun voudrait en effet que l’ère de l’intelligence artificielle consacre les profils à hautes qualifications techniques (hard skills), tout en conférant au savoir-être (soft skills), disposition proprement humaine, une place également décisive »
Ce revers nivelant de la hausse de la productivité que permet l’intelligence artificielle est pourtant largement ignoré. Et pour cause, l’heure est à l’implémentation tant les promesses de l’IA générative paraissent immenses. Et, en effet, face à un tel progrès technique, la tentation est grande de tout déléguer à la machine et de faire le pari d’un futur entièrement algorithmique. Les dirigeants de demain sont-ils condamnés à devenir de simples actionneurs de prompts ? Les limites des ressorts imaginaires de cet opportunisme technologique sont pointées par le mythologue Joseph Campbell dans La puissance des mythes à travers cette analogie : « Ce que Goethe a voulu dire avec son Faust, George Lucas nous le dit dans Star Wars en des termes modernes, à savoir que la technologie ne nous sauvera pas. Nos ordinateurs, nos outils, nos machines ne suffiront pas. Il nous faut compter sur notre intuition, sur notre être réel. » A rebours du pacte faustien qui revient à troquer la singularité contre la productivité, l’IA devrait plutôt inciter les dirigeants à miser sur ce qu’ils ont de plus humain.
Le dompteur et la machine. En mars 2023, la start-up Anthropic fait paraître une offre d’emploi pour le moins originale. Fondée par d’anciens membres d’OpenAI, l’entreprise souhaite recruter un profil en mesure d’élaborer « les meilleures méthodes de discussion » avec les intelligences artificielles conversationnelles. Ce dialoguiste d’un nouveau genre devra être doté d’un regard décalé et d’un « esprit de hacker » afin de développer des propositions atypiques, mieux à même de tirer parti des possibilités créatives des chatbots alimentés par l’IA. En somme, Anthropic recherche quelqu’un qui saura parler aux machines.
L’offre fait grand bruit. Tandis que certains interrogent le bien-fondé de cette annonce hors du commun, d’autres y voient une pure fantaisie tout droit sortie de la Silicon Valley. Dans un élan d’enthousiasme collectif, la presse française évoque de son côté un nouveau métier : « dompteur d’IA ». Le mot interroge, mais la question est bonne : comment demeurer maître face à la prolifération des IA ? Le sens commun voudrait en effet que l’ère de l’intelligence artificielle consacre les profils à hautes qualifications techniques (hard skills), tout en conférant au savoir-être (soft skills), disposition proprement humaine, une place également décisive. Mais ce qu’indique bel et bien l’offre d’Anthropic, c’est que l’intelligence artificielle invite à considérer d’autres compétences qui font appel à l’intuition : les mad skills.
Recommandé par LinkedIn
Les grands dirigeants sont des connecteurs de Mondes. Dans un monde paramétrique gouverné par la prévisibilité et la régularité, ces nouvelles aptitudes s’avèrent des atouts essentiels pour les dirigeants contemporains. Dans ce contexte, trouver du nouveau et affirmer une vision singulière tient d’abord d’une certaine habileté de regard. Dans son De la guerre, le théoricien militaire Carl von Clausewitz attribuait aux plus grands généraux un coup d’œil qui leur permettait de lire le champ de bataille au-delà de ses caractéristiques immédiates. Les commandants faisant usage de cette faculté parviennent ainsi à déceler des stratégies gagnantes sans se laisser dépasser par les circonstances ou mieux, peut-être en les enfourchant à la manière d’un dompteur : « Le coup d’œil du général, cet art de former aisément des notions, constitue l’essence de la bonne méthode pour mener la guerre. Il n’est possible de concevoir cette liberté de l’esprit, indispensable pour dominer les événements sans être accablé par eux, que de cette perspective d’ensemble. ». A mesure que les moyens techniques évoluent, la pertinence de ces considérations demeure, et aujourd’hui plus encore, la valeur se situe dans les points de vue audacieux et l’intelligence des situations.
Tous les dirigeants le savent : les problèmes les plus complexes ne se règlent ni en réunion ni dans des bureaux. Sortir de l’impasse implique toujours d’aller puiser son inspiration ailleurs. En 1965, Yves Saint Laurent rompait avec l’enlisement que représentait la mode traditionnelle en trouvant un second souffle dans la peinture abstraite. A la suite de cette rencontre improbable, il dessine la robe Mondrian, véritable révolution de l’élégance moderne. Cet esprit d’association engage une polyvalence et une intelligence situationnelle que l’IA ne saurait égaler.
« Cette méthode du pas de côté, les dirigeants doivent la cultiver dans l’ensemble de leur action. Dans un monde en mouvement, la vraie menace, c’est de perpétuellement courir après le changement »
Loin de relever de l’excentricité ou du sixième sens, l’intuition s’apparente bien plus à une culture de la découverte rigoureusement entretenue. On en trouve l’illustration dans la méthode que le publicitaire Jean-Marie Dru préconise pour élaborer des innovations de rupture. Divisée en trois étapes, cette stratégie commence par une étude approfondie des conventions, idées reçues et autres principes figés qui caractérisent un statu quo. La deuxième étape vise à déterminer une vision nouvelle qui orientera les actions à venir en s’appuyant sur des tendances émergentes. De cet écart entre l’actuel et le prospectif émerge finalement la « Disruption », une idée qui parvient à dresser une feuille de route vers l’inexploré : « La disruption implique un saut dans l’inconnu : il s’agit de créer de la valeur en laissant l’intuition s’exprimer. ».
De l’artificiel à l’artifice. Cette méthode du pas de côté, les dirigeants doivent la cultiver dans l’ensemble de leur action. Dans un monde en mouvement, la vraie menace, c’est de perpétuellement courir après le changement. C’est pourquoi l’uniformisation programmée par les attitudes maniérées de ChatGPT doit être contrebalancée par ces stratégies proprement humaines.
Dans Cool Memories le philosophe Jean Baudrillard affirmait que l’intelligence artificielle manquait d’artifice, et qu’elle ne serait en cela jamais véritablement intelligente. Dans la relation homme-machine, paradoxalement, l’artifice ne peut provenir que de l’humain. De la sorte, à l’heure de l’IA, c’est la singularité des dirigeants qui fera leur succès.
Ils seront en mesure d’y parvenir par l’entretien méthodique d’un coup d’œil qui s’appuie tant sur la connaissance approfondie de leur domaine d’activité que sur un esprit éclectique d’association. Ce faisant, ils permettront à de nouveaux possibles d’émerger, nous évitant par là même un monde où la banalité règne en maître.