Jean-Pierre Perrin: «L’échec en Afghanistan est plus grave qu’au Vietnam»
Isabelle Lasserre
8/04/2022
Le Figaro
ENTRETIEN - Le romancier, ancien grand reporter, revient dans un livre sur les erreurs commises par les responsables politiques et militaires américains.
Dans son nouveau livre, Kaboul. L’humiliante défaite (Éditions Équateurs), le spécialiste de l’Afghanistan Jean-Pierre Perrin, ancien grand reporter à Libération et romancier, estime que l’échec américain est un désastre qui aura des conséquences à long terme pour les pays de la région, mais aussi pour les États-Unis et l’Europe.
LE FIGARO. - Les États-Unis ont-ils fait preuve d’amateurisme en Afghanistan?
Jean-Pierre PERRIN. - Ils ont fait preuve d’amateurisme, d’incompétence, de cynisme et de lâcheté. Il y a d’abord eu les erreurs commises par les hommes politiques. Chaque président américain, de George Bush à Joe Biden, a ajouté ses propres erreurs aux précédentes. George Bush voulait alléger l’empreinte américaine, mais il a refusé la main tendue par les talibans. Les propositions de paix faites par le mollah Omar après la défaite ont été refusées par les Américains, qui considéraient que les complices du 11-Septembre étaient aussi responsables que les coupables (al-Qaida). Les talibans n’ont pas été invités à la conférence de Bonn. Ils n’ont eu d’autre choix que de continuer la lutte. La deuxième erreur de Bush fut de retirer le meilleur des troupes d’Afghanistan pour l’envoyer en Irak. Barack Obama, lui, a annoncé le retrait américain alors que rien ne le justifiait sur le terrain. Les talibans ont alors considéré qu’ils avaient gagné. Sa deuxième erreur fut d’avoir ordonné un «surge», un renforcement des troupes, en même temps qu’il annonçait le retrait. Quant à Donald Trump, il a négocié le retrait des troupes en annonçant sa date dès le début des négociations de Doha! Puis il a tout cédé aux talibans. Enfin, Joe Biden a aggravé le problème en disant qu’il ne remettait pas en cause ces accords, alors que les promesses n’étaient pas tenues…
Il y eut aussi, dites-vous, des erreurs commises par les militaires?
On peut d’abord leur reprocher une profonde ignorance du pays. Aveuglés par une sorte d’hubris, car, en 2001, ils ont écrasé très vite les talibans, ils n’ont voulu apprendre de leurs échecs que quand il était trop tard. Par ailleurs, la doctrine de contre-insurrection n’était pas applicable à l’Afghanistan. Les objectifs de guerre n’ont jamais vraiment été définis et les bavures de l’armée, à qui il arrivait de confondre des mariages avec des rassemblements de talibans, ont érodé un crédit qui, au départ, était très grand. Les militaires ont misé sur les «seigneurs de guerre», alors qu’ils faisaient partie du problème. Leurs offensives ont été contre-productives, car les talibans ressurgissaient là où on ne les attendait pas. Il faut aussi ajouter la faiblesse du renseignement et le manque de coordination entre les quarante-cinq pays membres de la coalition.
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Quelles sont les conséquences de cet échec pour les États-Unis?
C’est une guerre que les Américains n’auraient jamais dû perdre, car elle a fait l’objet d’un consensus extraordinaire. Même la Russie et la Chine ne s’y étaient pas opposées. Même Jean-Paul II et le Pakistan l’avaient approuvée. Je pense que l’échec en Afghanistan est plus grave que celui du Vietnam. Les Vietnamiens ont gagné grâce à l’appui colossal de la Chine et de l’URSS, alors que les talibans l’ont emporté avec la seule aide du Pakistan, qui est loin d’être une superpuissance… C’est la guerre la plus asymétrique qu’on ait jamais vue: moins de 100.000 talibans contre 300.000 hommes pour l’armée afghane plus les 100.000 hommes de l’Otan et leur équipement ultramoderne. Tout était en défaveur des talibans, sauf la géographie. Et pourtant ils ont gagné.
Comment expliquez-vous que l’armée afghane se soit si rapidement effondrée?
L’armée afghane avait été entièrement formatée par les États-Unis. Le jour où ils se sont retirés de Bagram, sans même l’avertir, elle qui dépendait entièrement des sources d’approvisionnement américaines s’est retrouvée nue, orpheline. Par ailleurs, les talibans n’ont pas peur de mourir. Ils forment, en quelque sorte, l’armée du Prophète. Pour certains soldats afghans, les combattre pouvait relever du sacrilège.
Quelles leçons tirer de l’échec afghan?
L’armée américaine a été battue par une bande de guerriers irréguliers et faiblement armés. Sa crédibilité est donc atteinte. Elle a négocié avec Sirajuddin Haqqani, un taliban dont la tête est mise à prix pour 10 millions de dollars: c’est une marque de faiblesse. Enfin, les Américains s’étant retirés sans consulter leurs alliés, et notamment l’Allemagne, qui avait misé gros sur l’Afghanistan, cela a laissé des traces. La crédibilité des États-Unis est affaiblie. Le monde a découvert que l’Amérique, obsédée par la Chine, n’était plus capable de se battre sur plusieurs fronts. Tout cela se produit dans un contexte où de nombreux pays (Chine, Russie, Pakistan, Iran…) veulent se débarrasser des Américains et des Occidentaux dans la région. Ce camp a gagné.
Qui sont les principaux vainqueurs?
Si tous les pays, globalement, se félicitent du départ américain dans la région, certains sont dans une position attentiste. La Chine, d’abord. Bien sûr, elle se frotte les mains après la déroute américaine. Mais elle aimerait que ses investissements soient rentabilisés. Or, cela risque de ne pas être le cas avant longtemps car les talibans sont incapables de former une administration, et le clan Haqqani, idéologiquement proche d’al-Qaida, conserve sans doute un agenda djihadiste. Le Pakistan, de son côté, s’inquiète d’un afflux de réfugiés à cause de la famine et d’un possible retour des djihadistes pakistanais. Même la Russie est déçue par les talibans, car ils n’ont pas respecté leur promesse d’établir un gouvernement inclusif. Ce qui prouve qu’ils ne se couchent devant personne. Ils n’ont pas renvoyé l’ascenseur après l’aide diplomatique apportée par la Chine et la Russie et même par les Américains, qui les ont reçus. Pourtant, on s’achemine vers leur reconnaissance: le Conseil de sécurité a approuvé, le 17 mars, une résolution établissant une relation formelle et durable avec eux, ce qui ne les a pas empêchés d’interdire l’accès des collèges aux jeunes filles. La Russie a accrédité leur ambassadeur et l’on voit des discussions s’ouvrir avec les pays de la région. Pourtant, ils n’ont rien donné en échange.
Et l’Europe, en quoi est-elle concernée?
Le problème américain va devenir européen avec la question des réfugiés. L’échec afghan pose aussi une question civilisationnelle. Nous avions promis aux Afghans les valeurs occidentales de démocratie et de liberté, l’émancipation des femmes, et nous n’avons pas tenu nos promesses. Les Américains n’ont pas compris, quand ils négociaient avec les talibans à Doha, que la question des femmes était essentielle. Aux yeux des autres, nous avons cessé d’être un modèle. C’est l’acte final du modèle universaliste que nous représentions. En plus, la tragédie ukrainienne va faire que nous allons détourner les yeux de l’Afghanistan. Les talibans pourront donc faire ce qu’ils veulent.