Jouer différemment n’est pas tricher
Respecter les règles du jeu mais pas les codes de ce même jeu, revient-il à tricher ?
Je me souviens d’un épisode de récréation en école primaire où le problème s’est posé : on y jouait à « touche-touche » (« trappe-trappe », « chat », « jeu du loup »), exercice où pour deux camps qui s’affrontent toucher l’adversaire signifie l’emprisonner.
Une équipe était exsangue ne comptant plus que sur le plus faible de celle-ci. Autant dire qu’elle était perdue, ses éléments les plus opérationnels étant emprisonnés. Chacun misait sur une défaite inéluctable à quelques minutes de la fin de la récréation.
Le seul rescapé de l’équipe perdante, le plus chétif, s’avança alors tête basse, sans rien dire, traversant la troupe ennemie qui pensait en voyant le bonhomme marcher ainsi qu’il se rendait.
Personne ne l’a donc « touché », le laissant progresser modestement, jusqu’à quelques mètres des emprisonnés de l’autre troupe. C’est là qu’il s’est mis à courir avec le maximum de forces qu’il pouvait mettre en œuvre en hurlant à ses camarades de « faire la chaine », histoire de s’avancer vers lui et sa main tendue qui les libèrerait en les touchant. Personne ne put l’empêcher de parvenir à ce but et ainsi d’inverser le cours du jeu.
Cette issue fut si surprenante que les perdants contestèrent le résultat jusqu’à en référer à un camarade de « cm2 », en l’occurrence juge de paix.
- « Il a triché ».
- « Pourquoi ? »
- « Parce qu’il s’est rendu … il avait perdu. Du coup ça ne valait même pas la peine de le toucher ».
- « Il l’a dit qu’il s’était rendu ? »
- « Non mais il a fait comme si … »
- « Alors il n’a pas triché. Vous avez perdu … »
Epilogue : chacun parla de cet épisode à l’école comme d’une épopée. Le « jeu différent », un bluff avant l’heure, s’était imposé. Mais le bluffeur ne fut plus invité à jouer. Il n’avait enfreint aucune règle, ni formelle ni morale, mais il avait outrepassé les limites d’un code de bonne conduite, laissant penser que les marges de la règle étaient bien plus larges qu’on ne pouvait le supposer.
Ne le voit-on pas souvent avec nos coachés ? Ils nous renvoient ainsi à une utilisation non conventionnelle de leurs forces ; le garçonnet en question ne pouvait courir au point de traverser les forces ennemies mais il a refusé de se jeter « héroïquement » dans la gueule du loup, ce que l’on pouvait attendre d’un comportement conventionnel. Il s’est fait oublier jusqu’à imaginer la victoire à sa portée.
Ils sont ainsi nombreux en coaching à se souvenir avec bonheur des moments où une bonne utilisation de leur « position basse » les a aidés à gagner, mais la bataille ne leur fut pas aussi profitable qu’ils auraient pu le penser. Les règles ont effectivement été respectées mais pas les codes … Ils l’ont souvent payé d’une façon ou d’une autre.
Qu’en tirer comme leçon ?
- Il est confortable d’encourager nos coachés à utiliser leurs apparentes faiblesses comme des vecteurs de succès (timidité, colères, impulsivité, trop longue réflexion). Ils se sentent profondément rassurés d’imaginer des solutions efficaces, conformes à leurs souhaits, mais peut être sans panache. Ils apprennent ainsi, telle les troupes chinoises des « 36 stratagèmes » à tout mettre en œuvre pour le résultat.
- Il est cependant utile de les recadrer en les mettant en garde sur l’éventualité d’une réaction sociale qui va les renvoyer aux codes plus qu’aux règles, aux façons de faire plutôt qu’aux résultats : casser les codes change les systèmes qui se défendront en malmenant les contrevenants.
- L’apparente rationalisation de leurs faiblesses peut rassurer les coachés (« avec ce que vous êtes, vous pouvez gagner ») mais leur demande une force que l’on doit faire émerger pour les protéger. C’est ainsi qu’ils s’autoriseront à donner leur pleine puissance.