J'Y Etais
Nous connaissons tous des grands-parents ou des parents qui plus souvent que de raison, surtout lors des réunions de famille, se lancent dans leurs rengaines favorites du «j’y étais ». Parions donc que dans trente ou cinquante ans, nos enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants auront entre eux un regard complice, lorsqu’à notre tour nous rabâcherons le sempiternel refrain du « j’y étais ».
Comme cela est le cas avec les deux guerres mondiales pour le siècle passé, la crise pandémique que nous traversons marquera l’histoire du vingt-et-unième siècle et entrera dans les manuels (ou ce qui fera figure de manuel) d’histoire des futures générations. La Covid 19 figurera, n'en doutons pas, en tête de classement des évènements majeurs de ce siècle, et ce à de très nombreux titres. Alors que la crise est loin d’être achevée, tant s’en faut, passons en revue quelques-unes des principales raisons qui font que le virus laissera une empreinte si prégnante pour notre génération. Par certains côtés, nous pouvons même l’espérer, il pourrait s’agir d’un point d’inflexion historique se traduisant par une profonde remise en cause de notre mode de vie.
Impact Economique
Nous sommes confrontés à un recul économique sans précédent. Au total, il nous faudra absorber une chute de dix pour cent du produit intérieur brut (PIB) en 2020 pour les mieux lotis. Pour cela, il est critique que la reprise pandémique reste maitrisable. Tant que le nombre de victimes restera sous un seuil jugé acceptable (peut-être un décès pour 1000 habitants, soit plus que le double du nombre de victimes pour notre pays par rapport à la situation actuelle), les gouvernements feront leur possible pour éviter un nouveau gel massif de leurs pays. Le prix économique à payer serait trop lourd. Au cours des prochains mois, c’est donc une logique économique plutôt qu'un choix sanitaire qui devrait servir de guide pour nos dirigeants. Ils devraient se résoudre à accepter des dizaines de milliers de victimes supplémentaires plutôt que d’enregistrer un recul de l’économie de dix points supplémentaires. Il faudrait que la pandémie échappe à tous contrôles et que le nombre de victimes menace de devoir se compter en centaine de milliers de morts pour que nos dirigeants décident d’un nouveau confinement massif et strict. Quelles digues pourraient-ils élever pour faire face à un recul économique qui menacerait d’atteindre ou de dépasser 20 ou 25% du PIB sur une période de douze mois ? Les centaines de milliards d’euros engagés à ce jour par les grandes économies pour soutenir leurs activités n’y suffiraient pas.
Quelques semaines de confinement strict se traduisent par des changements profonds et durables dans l’attitude des consommateurs. Le taux d’épargne déjà très élevé en France progresse très fortement (dépassant 20% du revenu brut disponible à la fin du premier trimestre 2020 à comparer à une tendance moyenne annuelle de 15%). Ceci pèse lourdement sur la consommation de biens et de services. Cette crainte de l’avenir liée en grande partie aux aléas de la reprise pandémique pousse les Français à renforcer leur épargne de précaution. Un autre coup donc porté à la demande et partant à la progression du PIB.
Les différentes bourses qui se sont montrées fort résilientes et qui, pour beaucoup, ont rattrapé une grande partie de la baisse (et pour certaines atteignent ou dépassent le niveau d’avant la crise sanitaire) auraient de grandes difficultés à résister à un second tsunami. Une crise financière pourrait s’ajouter à la crise économique et à la crise sanitaire.
Conséquences sectorielles
Certains secteurs sortiront très affaiblis de la situation actuelle. Telles « les gueules cassées » au lendemain de la Grande Guerre, de nombreux secteurs sortiront meurtris de cette crise. Quelques exemples : l’aéronautique, l’automobile, de nombreux acteurs du loisir et de la convivialité (tourisme, spectacle, hôtellerie, événementiel), l’immobilier de bureaux, les grandes surfaces, le commerce de détail (l’habillement sera très lourdement touché) resteront marqués pour de nombreuses années par la crise que nous traversons.
La baisse de la demande se traduit par une forte chute des résultats, générant des plans de réduction drastique des dépenses, impactant massivement un ensemble très vaste de fournisseurs en amont. Pour le premier semestre de l’année 2020, les entreprises du CAC 40 ont connu une baisse d’activité de 18% et leurs résultats sont passés de 44 milliards d’euros de profit pour la même période en 2019 à une perte de 400 millions d’euros.
Le taux de mortalité des entreprises des secteurs les plus exposés sera très élevé. Avec de fort nombreuses sorties de route, les victimes encombreront les bas-côtés du chemin tortueux de la reprise économique. Les licornes elles-mêmes ne seront pas épargnées, comme nous le rappellent les suppressions massives d’emplois chez Uber ou Booking. Une génération de jeunes (700 000 nouveaux diplômés), un grand nombre d’indépendants, de TNS, de professions libérales, de CDD et d’intérimaires se trouvent confrontés à une situation financière très délicate.
Heureusement, d’autres acteurs connaissent une croissance spectaculaire liée aux profonds changements induits par la distanciation sociale. Le numérique (Netflix) et l’informatique (Microsoft), le commerce en ligne (Amazon), l’équipement de la maison, le bricolage et le jardinage bénéficient des nouvelles habitudes de consommation. Espérons que la manne financière dont bénéficieront les laboratoires qui trouveront une thérapie ou un vaccin en mesure de juguler la pandémie se traduira par des avancées rapides.
Le choix de l’économie
Avec une telle baisse de l’activité économique, les emplois perdus l’emporteront largement sur les créations de postes des secteurs en croissance. Notre pays va se trouver confronté à une forte progression du nombre de chômeurs de longue durée. Il n’est pas déraisonnable de penser que pour la seule France ce sont de 500 000 à un million de postes qui disparaitront. C’est bien ce triste constat arithmétique qui fait que l’économie l’emportera sur les choix sanitaires potentiellement générateurs d’une forte reprise pandémique.
Que peuvent peser quelques dizaines de milliers de victimes, souvent âgées et fragilisées, face aux conséquences qu’aurait une nouvelle période de glaciation économique. C’est la raison pour laquelle certains experts nous prédisent un rebond pandémique de forte ampleur au cours de la deuxième partie de l’année qui pourrait se traduire par un nombre de décès plus significatif que lors du premier semestre 2020. La population ayant mesuré les conséquences d’un confinement strict, l’opinion publique semble en mesure d’accepter plus facilement une perte de vies humaines qu’une perte de liberté.
La crise passée, il faudra se poser la question de savoir qui règlera la facture ? Un retour à la rigueur budgétaire s’imposera. Hausse des impôts, inflation, gel des réformes (retraite) et des investissements, réduction des prestations sociales, transfert de la dette aux futures générations ne suffiront pas à rétablir l’équilibre des finances publiques.
L’attrait du télétravail
Tant par précaution sanitaire que par choix de vie, mais aussi pour des raisons écologiques, le télétravail, facilité par un ensemble d’applications de travail collaboratif, devrait rester une tendance lourde pour nombre de salariés et d’indépendants. Un grand nombre de ceux qui ont pratiqué le travail à distance apprécie cette nouvelle organisation du travail. Une ou deux journées par semaine au sein de l’entreprise, le reste du temps à domicile (ou dans un espace collaboratif de proximité) pourrait correspondre à un nouvel équilibre de vie.
Si elle se confirmait, cette tendance aurait un fort impact sur la politique de transport, la demande en surfaces de bureaux, la recherche d’habitats éloignés des grands centres urbains.
UE et montée des réflexes nationalistes
C'est avec un très grand effroi que la plupart de nos concitoyens découvrirent en mars dernier l'état d’impréparation des pays face au risque pandémique. La très forte dépendance de notre pays (et de très nombreux autres) à des fournisseurs étrangers (souvent situés en Chine ou en Inde) pour un ensemble de médicaments et matériels médicaux critiques est apparue comme gravement irresponsable. Beaucoup souhaitent remettre en cause le choix du tout économique. Nombreuses sont les critiques sur un fonctionnement très centralisé de l’état jacobin (bureaucratie, centralisme, technocratie) de la France face à une organisation fédéraliste, jugée plus pragmatique et plus efficace, chez nombre de nos voisins. Un grand nombre d’Européens reste choqué par le repli nationaliste de l’Union en début de crise, par l’absence de réponse concertée de l’UE, par la surenchère de grands partenaires économiques et politiques pour se procurer des produits de première nécessité (surenchère sur le tarmac pour l’achat de masques médicaux).
La percée des « verts » aux récentes élections municipales se renforcera telle lors des prochains scrutins ? Les réflexes nationalistes et les mouvements populistes se mettront-ils en travers de l’intégration européenne ? Beaucoup s’interrogent sur le bouleversement des tendances de fond écologiques et politiques liées au choc pandémique.
Nos propos n’ont porté que sur les économies des pays les plus avancés économiquement. La fracture induite par la crise sanitaire est nettement plus profonde dans les pays moins solides d’un point de vue économique et sanitaire.
Les conséquences directes et indirectes nées de la pandémie sont nettement plus dramatiques pour les habitants de ces nations. Il est très probable que face à leurs propres difficultés domestiques, les principaux contributeurs de l’aide internationale réduisent leurs contributions, au moment même où les besoins des bénéficiaires sont à leur paroxysme. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, il est à craindre que la situation dans de nombreux pays « pauvres » ne devienne véritablement explosive.
Marc SEVESTRE
Excellent
Merci Marc SEVESTRE, belle synthèse et mise en perspective... L'accélération nous amène à arrêter d'utiliser le terme éculé de "Transformation Digitale" au profit "Vivre et entreprendre dans un Monde Digital"...