L'évasion
Les textes suivants trouvent leur origine dans un défi que j’ai lancé ici même il y a quelques jours. Découvrant une publication usurpant une citation et la faisant passer pour une création originale, fondée sur des caractéristiques fréquentes pour ce type d’expression (bons sentiments, évidences voire poncifs adaptés au contexte professionnel, positivisme de rigueur et méthode Coué, noble image de son auteur etc…), j’ai proposé d’écrire sur un thème (en un, deux ou trois mots) ou un nombre (en un, deux ou trois mesures) qui me serait demandé. Je me suis engagée à écrire un texte complet original et, pour prendre un certain contrepied, utilisable à loisir sans jamais citer mon nom, modifiable jusqu’à plus soif et sans illustration ni photo.
En termes de méthode, j’ai choisi d’aborder l’élaboration de ces textes comme un exercice de style, où mon objectif sera de rédiger des écrits ou paragraphes qui donneront envie d’être recopiés ou cités. S’ils refléteront mon opinion, le fil rouge sera la recherche d’impact et la répercussion auprès des lecteurs, au point de les rendre comme des citations ou des maximes. Pas trop longs, fractionnables (pour ne pas dire « saucissonables »), la recherche d’un lien entre le sens profond et partagé (un peu comme les proverbes) constitue mon principe d’intervention.
Ces textes n’étant pas strictement d’ordre professionnel, quoiqu’en réaction aux contenus publiés à foison jusqu’au présent réseau, ils seront publiées au fur et à mesure et uniquement le week-end, le tout sans garantie de qualité ni d’esprit, juste du jeu.
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13 février 2022
L’évasion
Parlez à quelqu’un ou quelqu’une d’évasion : il y a fort à parier qu’il ou elle s’enthousiasme, s’enchante et vous sourit, le regard se tournant vers les cieux et les nuages. Notre quotidien est parfois stéréotypé, ennuyant, contraint. Comme ces écoliers d'un autre siècle noir et blanc photographiés par Doisneau, il en est souvent un qui regarde par la fenêtre, déjà ailleurs, derrière les barreaux de la contrainte.
Car celui à qui vous vous êtes premièrement adressé a fort peu de chance d’être un repris de justice. Ils sont plutôt rares, ceux-là, à s’être fait la belle (si ce n’était la réprobation, en voilà une jolie expression). Le plus connu s’appelait Papillon. Et bien qu’en première intention, les images qui me soient venues au sujet de l’évasion furent celles d’une plage blanche s’aimant continument d’une mer translucide bordée de cocotiers luxuriants, ainsi que celle, dans un tout autre genre, du bar-restaurant improbable en bas de chez ma belle-sœur au fond d’une cour longiligne et grise (« L’évasion », donc), c’est l’histoire rocambolesque et romanesque de Papillon qui, depuis, m’accompagnent jusqu’à l’imprégnation.
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Qu’ont donc à voir la rêverie qui nous extirpe du quotidien vers des horizons toujours lumineux et la volonté folle de sortir avant l’heure de prison ? Dans les deux cas, il s’agit bien d’évasion. Quel est ce point commun entre deux situations sentimentales si antinomiques ? Des barreaux, réels ou supposés ? Un irrépressible besoin de liberté et de n’être qu’à soi et pas aux autres et leur arbitraire ?
Car notons-le bien : s’évader est un verbe pronominal et intransitif, montrant bien là qu’il s’agit d’une aspiration le plus souvent solitaire et intime, contre laquelle son for intérieur lutte face à l’autre, contre les autres, ou tout ce qui porte le sceau d’une obligation, d’une norme ou de l’application, même imparfaite et révoltante, de la Loi. Jusqu’à cet argent, emblème anthropomorphisé, qui ne supporte plus d’être sur un sol qu’il croit lui être préjudiciable. Il s’adonne alors avec stupre, lucre et obstination à l’évasion fiscale.
Papillon ne l’a pas supporté. Non pas qu’il choisit, en réaction à sa condamnation, de se faire tatouer sur le torse cet insecte parmi les plus inspirants et évocateurs de ce que la vie peut avoir de plus beau, libre et délicat. Il injecta ces encres dans le sel de son cuir coriace bien des années auparavant et en porta préalablement le surnom.
Papillon, alias Henri Charrière, personnage singulier et marquant, reste l’un des emblèmes de l’évasion : condamné en 1931 à perpétuité au bagne de Cayenne pour un crime qu’il a toujours nié, il fomenta plusieurs tentatives et s’en évada par deux fois. Le beau Steve McQueen l'incarna dans un film devenu un classique.
Loin de moi l’idée de prendre partie, qui du condamné, qui de la justice. La soif d’espace, probablement la rage, l’impossibilité à se résigner à quelque sort particulier, quitte à y laisser la peau (dans d’autres circonstances sociales, certain penserait à quelque confort bien matérialiste), prenant ipso facto des risques, le désir d’évasion signe une forme d’expression qui consiste à dire non. Stop. J’ai besoin d’espace, d’immensité, de souffler et de changement, cet ailleurs et cet autre étant nécessairement meilleurs et plus épanouissants que mon quotidien rabat-joie. Si seulement j'avais des moyens et du courage…
A la réflexion, le miroir de l’évasion (prise dans toutes ses acceptions) est celui de la condamnation, le malheur ou la maladie n’étant pas des moindres. Quand le corps fait mal, quand les nouvelles à son sujet ouvrent lugubrement la porte de la peur et de l’angoisse, passées le déni et la sidération, l’une des réactions les plus fréquentes – j’en atteste par bien des exemples – est de s’accrocher. De lutter. Chaque jour avec autant que possible de force. La vie ne sera plus jamais comme avant. Alors du passé faisons table rase. Ce qui compte c’est le présent et le combat contre ce crabe, cet accident ou cette affection rare dont je ne me laisserai pas envahir. Je refuse cette condamnation abjecte et injuste. Au creux de certaines nuits, seule et agitées pourtant, je baisse parfois un peu les armes. Si les regrets ne sont pas la voie idéale, je pose l’armure et m’abandonne. Surtout ne pas penser. Essayer de se laisser aller. De s’évader. D’oublier. Oui, c’est bien cela. Partir, fuir même, comme Henri Laborit le théorisa dans un éloge sans jugement mais au contraire naturaliste et rationnel. Fuyons, partons : à part l’amour, rien n’est plus vivifiant ni aphrodisiaque que cette fuite légitime et légère. L’évasion…
Je ne crois pas beaucoup ni toujours au hasard. Si cette histoire de Papillon et d’évasion me taraude, j’aime à me dire que des liens parmi les plus inattendus sont à faire. Ayant posé que le désir et la pratique de l’évasion, y compris dans sa seule forme mentale, sont des caractéristiques universelles aux hommes et femmes de toutes parts, quel est ce papillon têtu et contrariant qui s’est invité ? Une île caribéenne aux terres grande ou basse ? Un monarque démultiplié qui traverse les continents pour s’y perpétrer ? Une glande thyroïde, en travers de la gorge, aux pouvoirs démesurés sur notre métabolisme et nos émotions ? Si le papillon nous inspire autant, c’est qu’il porte en lui-même une faculté à nous évader : quel que soit son espèce, sa taille, sa minéralité ou son degré d’envahissement, laissons-le nous transformer et s’envoler. Par milliers.