LA CHANCE
« Je n’ai pas su trouver la chance. » Une sirène au loin emporta le son flûté de sa voix. La froid dans la soute du cargo paralysait déjà ses jambes et ses bras. C’est tout ce qu’il répétait, tout en avalant férocement le riz que le jeune matelot avait apporté. Un autre marin entra. La porte résonna, lourde, derrière lui. A présent, ils étaient deux et le regardaient, sans animosité toutefois, cherchant à lutter contre l’impression d’immense détresse que leur renvoyait ce clandestin.
« Nous allons sortir, fumer une sèche… ». L’autre leva des yeux sans vie, tels les quais désertés de la ville africaine qu’il venait de fuir, où il retournerait bientôt, sans aucun doute. On ne voulait pas de lui sur cette terre républicaine. Le cargo n’avait été qu’une chimère. L’impossible rêve détruit en une minute quand on l’avait découvert dans l’un des containers qui l’abritait les nuits sans fin.
Il répéta, se levant docilement : « Je n’ai pas su trouver la chance ». Les deux marins obliquèrent à droite, suivirent des couloirs métalliques avant d’arriver à la grosse porte de fer. Qui grinça. Le clandestin transpirait, les deux matelots n’osaient prononcer un mot. Gênés. Un mois maintenant qu’il attendait, sans espoir, sortant pour une promenade régulière sous les quais du port. Il ne pourrait même pas évoquer, une fois au pays, les senteurs des villes de France. On ne lui avait pas laissé la chance. Pas de soleil non plus, il n’y avait que le gris et les dégradés des gris des quais autour desquels ils évoluaient tous trois. Lui, au milieu des deux matelots. Tirant désespérément sur sa sèche, comme pour rattraper un dernier souffle. Le souffle qui lui manquait parfois, quand docker à la petite journée, il déchargeait des sacs de soixante kilos sur les quais de sa terre natale. Ici, il faisait toujours nuit, et il ne verrait plus les côtes, celles du Havre ou de Hambourg, celles qu’il avait tant imaginées, quand dans le port, à la lueur des bougies, dans un cabanon déserté, il regardait la mer, et les nombreux bateaux quitter les berges.
Il y avait toujours les bourreaux, il y aurait toujours les victimes, se disait-il, quand pour la première fois il avait vu entrer dans la soute ces hommes au teint pâle qui l’avaient questionné deux heures durant. Non, non, il n’avait pas de passeport et pas d’adresse non plus. Pas de noms influents desquels il pouvait se recommander. Non, rien de tout cela. Il fallait bien se rendre à l’évidence : cet homme était un clandestin, il fallait au plus vite le débarquer à Dakar, de là, on le remettrait aux douanes qui à son tour ferait le nécessaire. En tapant son rapport, les yeux collés à la machine à écrire, de peur de trouver son regard, le douanier ne faisait que son boulot. Et puis, le commandant de bord, il en aurait pour ses frais, dix mille francs d’amende, pas moins. Faut vraiment faire gaffe, on peut plus s’permettre par les temps qui courent, de laisser des clandestins d’un autre monde envahir le territoire national.
Reconduit.
Les mots allaient bien trop vite, se bousculaient tous les uns contre les autres, il comprenait vite, pourtant, oui, il avait compris, dès qu’ils étaient entrés dans la soute, il avait compris. Quand il s’était manifesté dans le container, au large de Dakar, alors que les matelots étaient sur le point de tout verrouiller, il avait crié : « Je suis là, je suis vivant, laissez-moi le temps de connaître autre chose que cette boîte vide de lumière ». Il avait su, à cet instant, que cela ne se passerait pas comme il l’avait prévu, quand lors d’un chargement de produits à exporter, il s’était glissé là, pour oublier la misère et la pauvreté de ses frères. Mais cette fois, il n’avait pas su trouver la chance.
Seul dans l’espace vide, il regardait le mur blanc. Et il pensait à ceux qui partaient dans ces grands cargos vers l’Amérique, ce vaste continent, avec pour tout bagage l’espoir d’un futur coloré et la croyance en un monde meilleur. A présent, cela ne servait plus à rien de lutter contre la fatalité, cela ne valait même pas la peine de prier, Dieu était si loin, si loin de son cœur, songea-t-il. Il se leva, fit quelques pas, et attendit que le dîner vienne ponctuer l’ennui de ces journées sans but. Il s’était résigné. Maintenant, il fallait attendre que le temps passe, et ne pas penser à demain, ni à après, quand le cargo se déciderait à rouler sur les flots. Quand on s’approcherait des côtes. La prison, déjà, avait commencé depuis qu’il avait posé le pied à bord. Et elle continuerait bien après. Il fallait cesser d’y penser, même si cela n’était pas facile d’oublier ce qu’il voyait, cette réalité obsédante qui virait au cauchemar.
« Du riz, encore une fois, mon vieux… ». Le rire d’un des matelots le réconforta. La porte s’était ouverte sans qu’il le remarquât.
« Quand est-ce qu’on part ? » demanda -t-il.
- Demain…». Le matelot, ennuyé, toussa.
« Avant de partir, tu peux m’promettre quelque chose ? se risqua le clandestin.
- J’sais pas. Cela dépend quoi...
- Laisse-moi voir, avant de partir, le soleil descendre sur la ville. »
Le marin obéissait à des ordres et les lois étaient formelles, elles n’incluaient pas la promenade en dehors des sous-sols. Le clandestin insista : « Rien qu’une fois, rien que pour dire que j’aurais vu la France. Laisse-moi la chance. » Le matelot, pas mauvais bougre, réfléchit, tout en se grattant la tête. Il hésita, puis : « Attends, je vais prévenir le collègue, on va voir ce qu’il en pense… »
Il disparut aussitôt dans le couloir, la porte ne se referma pas. Le trou, béant, respirait la liberté. Le temps qui suivit lui sembla une éternité. Enfin, il crut entendre monter des voix de la cale voisine. Deux têtes firent surface, elles souriaient, toutes deux. Le clandestin eut encore l’espoir, l’espoir que son vœu avait été entendu par un bon saint.
« Viens, on va fumer une sèche ». Il avait foi, il verrait le soleil se coucher, et même peut-être plus. Les deux marins avançaient, sans parler, devant lui, dans les couloirs identiques aux couleurs grises et blanches d’un ciel coléreux. Une porte, deux portes. Et des sous-sols. Les quais... L’espoir qu’il existait une vie plus lumineuse au-dessus, que tout pouvait commencer dans cette clarté qu’il imaginait déjà, ses yeux errant de toutes parts et ne se fixant nulle part, hormis sur cette trappe, là, qui conduisait à son rêve.
« Tiens, prends ta clope, vieux… ». Le clandestin ne souriait plus, il se demandait si le matelot avait oublié sa requête. Il n’osait pas, cependant, réitérer sa demande. « Et le soleil, le soleil ? » L’un regarda ses pieds, l’autre racla sa gorge pour éviter de répondre. « Ben écoute mon vieux, on n’a pas le droit de monter... » énonça l'un des deux matelots. « Et la trappe ? », pensa le clandestin. Déjà, une lueur brillait dans sa pupille tournée vers le rectangle de bois. Les matelots regardaient dans la même direction et semblaient ne pas vouloir comprendre.
« Oui, la trappe, pour voir le soleil se coucher sur la ville… ». Les deux hommes, interdits, ne savaient que dire. Désolé, le clandestin soupira cependant qu’en lui, une voix lui dictait les paroles qu’il prononça aisément : « Il suffit de pousser un peu cette trappe, et le soleil apparaîtra aussitôt. » Le marin à la barbe grise, embarrassé, questionna son collègue : « C’est sûr que depuis un mois qu’il est dans cette cale, il a besoin d’un peu de lumière, tu crois pas ? ». L'autre évoqua le règlement. L’homme noir ne voyait que la trappe, à la rencontre de l’espoir. « Je vais trouver la chance ».
Pendant que les autres palabraient, il fixait de ses yeux avides de liberté la rugosité du bois, la retenait en sa mémoire, n’était pas prêt de l’oublier, il le savait d’avance. Les voix des deux hommes s'étaient progressivement éteintes, on n'entendait que le ressac de la mer contre les tôles.
« Viens ». Le plus jeune des deux l’avait saisi par la manche du pullover. Tous trois, ils allaient vers la trappe. Elle devenait de plus en plus proche. Elle devenait une réalité, elle n’était plus que dans sa tête, à lui, il allait enfin voir le soleil. Le clandestin commença à trembler quand il gravit la première marche, suivi du matelot à la barbe grise. « Va pas tomber ! » lui dit-il, soudain grave. Il ne tomberait pas, c’était sûr. La trappe était à trois centimètres. La soulever ne serait pas difficile, il avait encore la force, il avait encore la foi. La trappe. Le bois cognait contre le sol. « Va pas tomber ! », entendit-il encore...
La lumière, en cette fin de journée, était éblouissante. Il n’entendait plus la voix du matelot qui l’exhortait à redescendre. Non, c’était trop tôt, il n’avait pas encore vu le soleil. Le crépuscule viendrait vite, il le devinait. C’était donc cela, la France, toutes ces grues en l’air qui tenaient par miracle. Devant, la ville, derrière, les quais. Sa tête allait exploser, elle tournait trop vite, il se tenait fermement à la rambarde pendant que la voix, telle une mélopée obsédante surgissait du fond des eaux boueuses. Il fallait qu’il saisisse la chance, ce serait la dernière.
« Oh ! Redescends, c’est fini, vieux, maintenant, la promenade… », entendit-il derrière lui. Non, elle ne faisait que commencer, cette promenade. Ses deux jambes, sans qu’il les gouvernât, s’empressèrent de sauter sur le sol ferme. Ses deux mains les rejoignirent et la trappe disparut. Il ne se retourna pas. Les deux matelots, derrière lui, lui crièrent des choses qu’il ne comprenait pas. Lui, il courait déjà, et la trappe s’était refermée. La chance, il l’avait enfin trouvée. Il ne fallait pas qu’elle l’abandonne, il en avait encore besoin. La nuit s’épaississait, le soleil, pont finissant sur une eau noire, avait terminé sa chute. Son corps le portait encore plus loin. Le port français, semblable à n’importe quel autre port, frémit de l’immense audace du clandestin.
En grosse capitale : MARSEILLE. Le nom de la chance. L’homme ne sait pas encore où il se trouve.