La critique est aisée mais l'art est difficile.
Pour rappel, nous sommes restaurateurs, propriétaires de 6 restaurants (aujourd'hui fermés) à Paris et Nice et nous employons environ 150 personnes en CDI, à temps plein. Sur ces 150, 60 travaillent actuellement dans nos restaurants de livraison. Les 100 autres étant eux, malheureusement, au chômage partiel.
Cher Monsieur Méjanès,
Aurait-il fallu que je sois un restaurateur au bord du gouffre (ce qui n'est pas loin d'être le cas), criblé de dettes (ce qui est le cas), désemparé devant une crise absurde qui m'oblige à fermer boutique (ce qui est à la moitié le cas) et totalement désoeuvré depuis maintenant un an, faute de pouvoir travailler (ce qui n'est pas le cas), pour trouver grâce à vos yeux ?
Monsieur Méjanès, vous me prêtez des intentions que je n'ai pas. Je vous le dis tout de go, ceux que j'emmerde (vous avez oser écrire le mot, ce que je n'avais pas fait, donc je vous emboite le pas), ce ne sont pas les restaurateurs et les restauratrices. Jamais. Je vis la même catastrophe qu'eux, je mesure à quel point ils souffrent parce que je souffre aussi. Je suis de tout coeur avec une profession frappée par la crise la plus violente de son histoire. Non, je ne m'adresse pas à eux. Eux, je les admire. Et si c'était encore autorisé, je les serrerais même dans mes bras. Vous savez pourquoi ? Parce qu'à ce jour, ils souffrent en silence. Ce qui est, vous en conviendrez, assez rare dans notre pays. Et le plus étonnant, c'est qu'aucun d'entre eux n'est venu nous reprocher notre modèle. Mieux, et vous le verrez dans les divers soutiens à mon message, pour certains apportés par des restaurateurs que j'admire, ils nous en parlent en bien. Je crois même qu'ils auraient aimé innover comme nous l'avons fait, il y a de ça 3 ans, à l'époque où personne n'y croyait. C'est normal, en plus d'être restaurateurs, ils sont aussi chefs d'entreprise. C'est là que la passion et la raison se rejoignent. Et j'entends que ce soit déjà ici qu'on vous perde.
Voyez-vous, les faux restaurants, ça n'existe pas. Ce que vous décrivez n'est la preuve que d'une ignorance terrible sur le sujet. Je vous invite à venir nous rendre visite pour voir que nos cuisines virtuelles sont bel et bien réelles. Elles sont bel et bien équipées par les mêmes cuisinistes que ceux qui équipent nos restaurants. Elles sont bel et bien animées par des salariés en chair et en os, et qui sont tous en CDI. Certes, ce ne sont pas des brigadiers de cuisine traditionnelle qui y travaillent, mais je ne crois pas qu'il y ait de sot métier, et moins encore que nous ayons inventé des jobs ici, la restauration rapide nous ayant précédés d'une bonne soixantaine d'années. J'ajoute qu'en face, ce sont des fournisseurs qui fournissent, des bailleurs qui louent, des banques qui financent, de la TVA qui est collectée et des URSSAF qui sont payées. Un petit luxe économique en ces temps si difficiles, mais je comprends que cela ne vous intéresse que peu.
Alors certes, il y a les plateformes. Elles font couler beaucoup d'encre, et ce n'est pas à moi de les défendre. Elles sont les initiatrices d'une chaine qu'on peut critiquer. Dont on peut dire qu'elle ne respecte pas le code du travail, en bon français qu'on est, attaché au sacro saint CDI, et là aussi totalement déconnecté de la réalité qui se cache derrière. Si le sujet des livreurs mérite d'être réglé, je vous rappelle cependant qu'il ne fait que mettre en exergue une réalité politique beaucoup plus criante - en France, les indépendants qui cotisent n'ont pas les mêmes droits que les salariés. C'est vrai d'un livreur comme d'un médecin. Ou même d'un pigiste en freelance. C'est une injustice totale à laquelle il faut remédier, et je suis parfaitement d'accord avec vous. Mais croyez-moi, pour fréquenter des livreurs probablement beaucoup plus souvent que vous, je sais aussi que nombre d'entre eux n'avaient tout simplement pas de job avant ça. Et que cette source de revenus qu'on leur propose (et qui mériterait de venir avec des avantages sociaux auxquels ont droit les salariés en CDI) est un pis aller. Je suis convaincu que ce système va savoir sortir par le haut des critiques actuelles, et devenir fondamentalement vertueux. C'est la loi du marché : si tous les partis n'y trouvent pas leur compte, il meurt. Or pour l'instant, j'ai plutôt l'impression qu'il vit.
Sans vouloir sombrer dans la politique, je dirais qu'ici encore, la France (celle du CDI) a parlé. Elle a condamné les autres. Elle l'a fait sans voir que leur activité crée de l'emploi. Sans voir que leur détermination anime l'économie. Sans voir que leur travail alimente une chaine. Je vous invite à venir avec nous chez notre boucher en Normandie ou chez notre boulanger en Savoie. Ceux qui, quand tous les autres clients avaient arrêté de payer, étaient quand même contents de savoir que chez nous, ça continuait.
Notre "modèle", comme vous le dites, n'est pas basé sur des coûts réduits. Il est basé sur une structure de PNL (si ce terme vous parle) différente qui, cela va vous étonner, laisse plus de marge au "coût matière" qu'au loyer et qu'à la main d'oeuvre. Etonnant ! En dépensant 10 euros chez nous, vous en avez payé plus en matière que dans la plupart des bistrots de Paris ! Mais vous en avez payé moins en loyer, et moins en personnel. Ce sont probablement des éléments qui vous échappent, puisque votre métier c'est de critiquer l'assiette, mais pas de gérer un restaurant. Comme la plupart de nos détracteurs d'ailleurs.
La critique est un luxe que surtout ceux qui ne sont pas du métier s'autorisent. Et c'est bien ça ce qui m'amuse. Ceux que j'emmerde, ce sont ceux (ils se reconnaitront) qui, tout en n'ayant jamais eu l'audace de lancer une affaire de leur vie, et sous prétexte de courir les bistrots parisiens et d'avoir un compte Instagram bien alimenté (ils ont du temps, on n'en doute pas), se posent en défenseurs d'un métier qu'ils n'ont jamais pratiqué. Mieux ! Ils en arrivent même à nous décrire en bourreaux. J'ai bien tenté d'ouvrir un débat, de leur expliquer une démarche. Calmement et sincèrement. Mais rien n'y fait. Je suis coupable avant même d'être jugé (c'est la grande mode). Je suis - nous sommes - littéralement un - des - traitre(s). Permettez-moi dès lors de leur témoigner mon amitié, surtout quand je les vois faire preuve de créativité sur le sujet (photo attachée).
C'est à eux que je m'adressais. Et du coup, c'est aussi un peu à vous. Vous faites des parallèles que je combats. Voyez-vous, les sites de vente en ligne ont mis à mal le petit commerce parce qu'ils font le même métier. Ils mettent à disposition des produits normés, et pour moins cher. Les cuisines virtuelles ne font pas (je me tue à le dire) le même métier que les restaurants. Les restaurants sont des lieux où l'on sort, où l'on vit, où l'on rencontre. Et qui produisent fondamentalement des produits non normés, puisqu'ils fabriquent des souvenirs. Les cuisines virtuelles, quant à elles, sont pour les moments chez soi ou au bureau. Pour quand, de toute façon, on n'avait pas prévu de sortir. Pour quand on a la flemme, ou pour quand on a mieux à faire - ça arrive - que de cuisiner ou de faire les courses. Il est d'une absurdité totale d'opposer ces deux métiers. Et c'est ce qui me fait dire que l'intégralité de ceux qui profitent aujourd'hui de nos services inonderont les restaurants dès la réouverture. Ils veulent sortir. Et ils sortiront. Et je me fais d'ailleurs plus de souci pour la livraison qui, elle, pourra alors en souffrir. Mais c'est chacun son tour.
Voyez-vous Monsieur Méjanès, je ne crois pas que vous trépigniez autant d'impatience que moi à l'idée de rouvrir les restaurants. Jusqu'à preuve du contraire, vous n'avez pas passé les 10 dernières années de votre vie à construire un petit groupe d'établissements plutôt modeste, mais qui a le mérite de marcher. Vous n'avez pas recruté, formé, rémunéré, plus de 150 salariés (en poste, parce que si on les compte tous depuis le début, on dépasse les 5000) que vous essayez tant bien que mal de soutenir alors qu'ils n'ont, pour certains, pas travaillé depuis près d'un an. Vous n'avez pas hypothéqué vos biens personnels, donné votre caution, ou engagé votre responsabilité dans une entreprise qui, par le malheur d'une pandémie, est au bord de la banqueroute.
Ce que vous avez face à vous, ce sont des entrepreneurs qui, dans leur malheur, essaient de s'en sortir. Que vous m'assimiliez à la start-up nation, c'est même un faux procès. Comparez les sommes levées par nos concurrents, et les investissements qui sont les nôtres. Et vous verrez que nous connaissons bien plus les banquiers que les fonds. Ce que j'aurais apprécié, c'est que vous constatiez cela. Que vous voyiez que cette activité de livraison que nous avons développée nous a permis, pendant un temps, de limiter drastiquement notre appel au chômage partiel, beaucoup de nos salariés ayant accepté de nous aider dans les restaurants virtuels. Que vous constatiez que nous créons de l'emploi sur un marché qui va ne faire qu'en détruire. Que vous vous souveniez que quand tout le monde avait arrêté de travailler, en avril dernier, nous étions parmi les seuls à pouvoir faire parvenir des repas (gratuits) aux soignants dont on avait coupé jusqu'aux cantines ! Que vous reconnaissiez que, sur un marché bien historique, nous essayons d'innover pour créer des nouveaux modèles. Mais c'était sans doute trop demander.
Je crois que s'il y a de l'immodestie ici, c'est la votre. Celle d'une critique venue d'ailleurs, qui n'a pas grand chose à perdre à part peut-être son café chez Michel, en bas de la maison. Mais une critique qui se présente - toujours - comme le bien qui combat le mal. Qui juge sans jamais trop risquer. On vous aurait bien entendu parler, à une époque, des millions du sport qui dépassent d'assez loin ceux de la foodtech. On vous entendrait bien parler, aussi, du sort des petites mains qui, chez vos amis les chefs, s'évertuent dans la douleur à créer la renommée du grand patron. Ce sont des sujets qui, apparemment, vous intéressent moins. Mais je suis peut-être passé à côté.
J'aurais enfin aimé que vous n'opposiez pas la vie des uns à celle des autres. Que vous ne fassiez pas croire que le trépas de notre profession est lié à une activité qui n'est en fait avant tout qu'un (nouveau) moyen de subsistance. Que vous vous félicitiez d'une profession qui sait se réinventer. Mais vous avez pris pour de l'arrogance le ras le bol d'un entrepreneur qui se demande si demain ce qu'il a mis tant d'années à créer ne risquera pas de s'effondrer. C'est probablement de ma faute, c'est que mon message a été mal compris. Et je vous remercie, par cette réponse, de m'avoir donné l'occasion de m'expliquer.
A bientôt, au restaurant j'espère,
Jean.
Directeur des Ventes National Fourneaux & Responsable Gastronomie et Grande Hôtellerie
3 ansUn écrit très juste, sur un ton pertinent et pleins d arguments recevables ! Aussi J'ai pris le temps de lire les échanges des nombreux commentaires Cette nouvelle offre s est accélérée avec la crise sanitaire et tant mieux on avait du retard MAIS l' histoire n est pas finie , les limites des @dark kitchen n est pas sa capacité de production mais bien sa capacité de livraison et là le bât blesse.
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3 ansBon courage pour votre engagement en essayant de sauver un secteur en grande difficulté nous attendons tous que les restaurants puissent rouvrir vite et que tous aillent dans le même sens
Directeur adjoint secteur Frais
3 ansBonjour Jean Valfort , Nous ne nous connaissons pas.... .mais commence à vous connaître VIA ce "réseau" J'apprécie votre démarche et ce NOUVEAU concept que vous avez créé ....VOUS êtes un VISIONNAIRE....donc pour certain un 👽 !!! Je sais de quoi je parle car je suis un peu dans votre cas 😉 N'en déplaise à personne, vous avez trouvé et mis en place une "nouvelle" façon de consommer que certain ne comprenne pas....il faut VIVRE avec son temps dirais-je et ENCORE plus dans la vie que l'on nous fais subir. Depuis 4 mois, je suis en pleine réflexion sur mon devenir...notre devenir ( restaurateur ). Après analyse, réflexion, je me rend compte que mon devenir est ailleurs... MAIS toujours dans mon cœur de métier qui me nourrit intellectuellement et financièrement, et ce CHAQUE jour. Je travail actuellement sur un nouveau concept qui tant à être proche de vos IDÉOS. Il me semble que nous devrions échanger en PRIVÉ sur cela. Je vous souhaite une agréable soirée et au plaisir de vous rencontrer. Rv
Courtier en financements immobiliers et assurances emprunteur
3 ansLucas Belabbas
Fondateur chez JP✔️ Conseil SAS - Pilotage Gestion Stratégie Rentabilité Pérennité - Meunerie & Boulangerie & toutes Entreprises - Expert en recrutement Mercato de l'Emploi
3 ansStéphane Méjanès Jean Valfort Je viens de lire chaque post, chaque réponse et chaque échange de points de vues. Le monde évolue chaque jour, et a déjà souvent évolué, parfois brutalement, suite à des conflits mondiaux, ou à des conflits plus localisés... Les exemples de mutations sont pléthore, suite à des chocs ou suite à l'évolution naturelle des besoins des consommateurs. Qui prend sous son aile les pays producteurs de pétrole, quand les constructeurs automobiles fonds des voitures électriques ? Lorsque le Général De Gaulle a décidé que la France serait tout nucléaire, nous avons vu le désastre des mineurs de charbon... Ils se sont reconverti ! Nous pourrions "opposer" le transport du fret entre la SNCF et les transports routiers ? Ouvrons tous nos esprits à penser pour demain. La nature est résiliente, le genre humain fait partie de la Nature, chacun y trouve une voie, il faut essayer, ne jamais renoncer, se remettre en question, rester debout, ne jamais se résigner ! Il faut écouter le consommateur. Il est celui qui détermine notre Avenir, quel que soit le domaine.