La déperdition du sens et des causes

La déperdition du sens et des causes

C'est l'histoire de Claude, CEO d'une start-up X et d'une réunion annuelle avec ses actionnaires. Claude, quadragénaire et ambitieux, redoute particulièrement ces rencontres car la pression qu'il y subit grandit à mesure que l'entreprise avance. Et il avait raison car cette dernière réunion n'aura malheureusement pas épargné la désertion capillaire naissante au sommet de son crane.

En effet, les actionnaires relèvent que le Business Plan initial prévoyait une croissance de 20% dès la deuxième année. Ils lui demandent alors comment son entreprise compte respecter ces prévisions, alors que les chiffres de la première année étaient déjà loin de ceux attendus.

Claude a donc 3 choix :

  1. Expliquer franchement et courageusement aux actionnaires qu'un Business Plan n'est qu'une projection à confronter au réel. Les chiffres qui y figurent constituent un modèle partant d'hypothèses, à ne surtout pas considérer comme vérité absolue. Il sait aussi qu'une telle témérité serait synonyme de petits fours confectionnés dans une salle de réunions en guise de son pot de départ. Le problème est qu'il n'avait manifestement pas prévu de fêter celui-ci dès le lendemain. Le contexte sanitaire l'aurait même contraint à fêter ce pot de départ tout seul chez lui, en télétravail.
  2. Savoir s'il existe un réel problème, le comprendre et tenter de le résoudre le cas échéant. Cela nécessiterait cependant qu'il descende dans les équipes pour se rendre compte par lui-même.
  3. Demander un rapport à son n-1.

A votre avis, quelle option va choisir Claude ?


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C'est l'histoire de Marjorie, directrice des opérations de la start-up X, à qui Claude vient de demander un audit stratégique de productivité. Marjorie, diplômée d'une grande école, est promise à un brillant avenir au sein de la structure. Elle accueille ainsi très froidement cet audit demandé par Claude. Elle préjuge naturellement qu' un audit sur la productivité indexerait négativement son travail. Autrement dit, quand Claude lui dit "Je veux connaitre les leviers d'amélioration de la productivité" , elle écoute bien mais entend surtout "Marjorie, je doute que vos compétences suffisent à assurer la productivité de l'entreprise"

Marjorie a donc 3 choix :

  1. Avoir une discussion franche avec Claude pour comprendre le sens du travail qui lui est demandé. Lever les malentendus et potentiellement les contre-vérités après une discussion de quelques minutes autour d'une table.
  2. Comprendre si son travail peut être effectivement amélioré et descendre dans les équipes de production afin de s'en rendre compte par elle-même.
  3. Demander un rapport à son n-1.

A votre avis, quelle option va choisir Marjorie ?


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C'est l'histoire de Laurent, Manager des équipes opérationnelles de la start-up X, à qui Marjorie vient de demander, ce qu'elle aura sémantiquement renommé "Rapport Qualitatif de la chaine de production". Le sachant friand de lumière et de visibilité, Marjorie expliquera alors à Laurent que ce rapport est à destination du grand chef et qu'il lui permettra de prendre une décision stratégique sur l'avenir de l'entreprise. Il faut entendre dans "rapport qualitatif", une suite d'indicateurs dits "bienveillants" qui montrent une dynamique de progression. Laurent a la réputation du fonceur, ancien manager d'une société d'un autre domaine, il ne s'embarrasse généralement guère des détails inhérents à la complexité de la chaine de production qu'il dirige. C'est un gestionnaire d'hommes avant tout, excellent communicant au demeurant, il a rapidement saisit la substantifique moelle du message de Marjorie. L'ayant souvent côtoyée, il a aussi appris que Marjorie manifeste un intérêt prononcé pour les chiffres surtout quand ceux-ci sont positifs. Il ne compte donc pas lésiner sur les moyens pour répondre à sa demande.

Laurent a encore cependant 3 choix :

  1. Dire à Marjorie en toute transparence, que les remontées qu'il a des équipes ne sont pas aussi "bienveillantes" et risquer par la même occasion de saborder sa promotion prévue pour l'année prochaine.
  2. Analyser, étudier et comprendre enfin les subtilités de la chaine de production et s'en faire un avis objectif.
  3. Demander un rapport à son expert.

A votre avis, quelle option va choisir Laurent ?


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Le rapport de Jérémie, expert technique du produit vendu par la start-up X et adepte du Lean, vient d'être envoyé dans la boite mail de Laurent.

Ce rapport ne dresse malheureusement pas un bilan aussi simpliste de la situation. Ce dernier lui adresse en effet un message riche, du moins assez compliqué car parlant de "takt time" à améliorer, de standardisation du travail à effectuer, de la loi des 5S et du "kaizen" à mettre en place, de la nécessité de fonctionner en flux tirés plutôt que poussés pour les stocks, etc.

Jérémie insistera aussi pour dire que malgré toutes ces pistes d'optimisation, l'ambition de croissance initiale était un pur fantasme.

Laurent rétorquera à Jérémie qu'il ne s'agissait manifestement pas de sa commande. Il ne comprendra pas pourquoi Jérémie se dérobe toujours du cadre fixé, lui reprochant de manquer de hauteur de vue, alors qu'il n'est pas compliqué de produire une "courbe en cloche" que tout le monde comprendra aisément.

En auto-censure, Jérémie produira un second rapport le lendemain où le cœur de la démonstration sera positionné en annexe (que personne ne lira). Ce nouveau document dénaturera complètement le message initial avec des indicateurs escomptés de croissance fonction d'une prévision économique invérifiable.

Dans le long et sinueux chemin du retour le menant dans la boite mail de Claude, ce rapport sera agrémenté de toute la richesse syntaxique de la langue française comprenant tournures sémantiques, éléments de langage, vocabulaire jargonneux pour le fond, ainsi que lignes épurées et derniers pictogrammes tendance pour la forme.

Claude l'accueillera avec le sourire soulagé de l'inquiétude finalement écartée, se sentant presque coupable d'avoir douté de la bonne marche de son entreprise. Loin d'imaginer que ce rapport ne lui aura que simplement acheté le temps nécessaire à son prochain numéro de contorsionniste devant ses actionnaires.

Le travail c'est ajouter de la valeur à un produit, le mouvement c'est tout le reste ... "Le Gold Mine : Freddy Ballé & Michael Ballé"

Si vous arrivez jusqu'au bout de cet article, c'est qu'il aura vraisemblablement fait apparaitre en vous des tranches de vie professionnelles que vous avez plus ou moins expérimentées.

Vous aurez compris que comme la chaleur, le sens du travail et les causes profondes des problèmes subissent une déperdition à mesure qu'ils empruntent les différents échelons de l'entreprise. Du haut vers le bas pour le premier et du bas vers le haut pour le second.

Les nombreuses échelles sont de nature à diluer voire dénaturer l'information circulant dans un sens ou dans l'autre de l'entreprise. 

En particulier, plus on monte dans les échelons, plus on est avide de vulgarisations et de synthèses. Synthèses qui ne peuvent mécaniquement que masquer la complexité de la vie courante et donc fatalement celle du travail de tous les jours.

Imaginez la distorsion que peut subir un signal, lorsque : les causes profondes des difficultés rencontrées sont d'abord transformées en chiffres, les chiffres utilisés pour servir des opinions et qu'enfin des décisions soient prises sur la base de ces opinions.

De la même façon, imaginez la distorsion de ce même signal lorsque : La décision (fût elle éclairée ou non) est transformée en stratégie, la stratégie en scénario et calculs, le calcul en actions et l'action en tâches. Vous comprendrez alors aisément que l'exécutant de la dernière tâche ne donne qu'un sens très relatif au travail qu'il doit effectuer.

Cet "état-majorisation" de l'organisation, ponctué de rapports humains non basés sur la transparence et la franchise mais plutôt sur le ressenti, le jugement et la manipulation, produit du mouvement mais pas du travail. 

Le travail c'est ajouter de la valeur à un produit (ou un service), le mouvement c'est tout le reste..

Philippe Fenot

Co-Founder @ Learning to Scale

2 ans

"Le travail c'est ajouter de la valeur à un produit (ou un service), le mouvement c'est tout le reste." Je l'ai d'abord lu sans le comprendre. Puis j'ai cru le comprendre. Puis je l'ai vu et là j'ai vraiment compris. Enfin je crois. 🧐

Alexandre Mondot

Chef de projet - Migration de données chez STERIA

2 ans

Toute ressemblance avec des personnages ou faits existants ou ayant existé serait purement fortuite.. 😀 J'espère néanmoins pouvoir continuer à compter sur toi pour nager dans le "mouvement"

J'aime beaucoup cette description d'une réalité pas toujours évidente à aborder en entreprise. 👍👍

J’aime bien quand tu nous raconte des histoires 😜,  ... le message s’imprime tout seul suivi de près par son lot de questions  🙏🏻

Nicolas PHULPIN

Architecture d'entreprise / Transformation digitale

3 ans

Merci pour cette lecture Christian, tu portes un regard humain et éclairé sur l'un des travers du management.

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