La digitalisation et ses enjeux pour l’entreprise : humaniser?
C'est à l'occasion d'un interview pour Le Vif/L’Express qu'il m'a semblé utile de proposer quelques réflexions sur le sujet et de les partager.
Qu'entend-t-on par transition digitale des entreprises?
La digitalisation est un phénomène large, difficile à délimiter, ce qui explique aussi la multiplicité des enjeux pour les entreprises qui y sont rattachés. Disons que pour certains, la digitalisation est la continuité de la mécanisation—dont le visage contemporain est celui de la robotisation, après les moulins à vent, le métier à tisser, la machine à vapeur, l’industrie au sens large, jusqu’à l’informatique et le numérique. On serait donc dans la continuité de ce que Jérémy Rifkin qualifie de troisième révolution industrielle et, en particulier, dans l’évolution des technologies de l’information et de la communication et de leurs usages. Alors que pour d’autres, il y a une rupture, une nouvelle ère qui démarre par ces usages contemporains des réseaux sociaux, des technologies mobiles, de l’internet des objets, des analyses de grands ensembles de données et de l’intelligence artificielle. Le spectre est donc large, et les enjeux potentiellement nombreux. L’on attribue finalement la responsabilité des effets de cette évolution technologique et de ses usages sur l’emploi, en termes de suppressions de métiers, à la digitalisation elle-même, mais l’on oublie que vous et moi avons la responsabilité principale de ces effets : c’est par nos nouvelles habitudes de consommation et parce que nous assumons une grande part de l’activité qui était auparavant celle de l’entreprise que des emplois disparaissent aujourd’hui. Et ceci est permis par les systèmes d'information et les technologies dont nous disposons aujourd'hui. C’est parce que je gère mes paiements, mes transferts, mes assurances via mon application bancaire que moins de personnel de conseil et de vente est nécessaire en agence ; c’est parce que je configure les biens que je souhaite acheter et que je les commande en ligne, depuis mon salon ou dans le train, que les points de vente physique disparaissent. Pierre-Yves Gomez analyse ce phénomène comme un nouveau travail que le consommateur consent à réaliser et qui, au final déplace le travail et l’emploi en créant une surcharge de travail pour le consommateur—il évoque un possible burn-out généralisé de la population. La digitalisation est donc l’affaire de tous. Pour l’entreprise, peu importe que l’on se situe dans la continuité d’une évolution ou dans un changement plus disruptif, finalement. Il y a toutefois beaucoup d’abus de langage dans le domaine et la digitalisation se transforme parfois en injonction à la transformation des entreprises. Une injonction qu’il faudrait suivre, « parce que tout le monde en parle ». En résumé, on peut comprendre la digitalisation, pour les entreprises, comme l’intégration des technologies numériques et de leurs usages dans leur business model. Ces évolutions technologiques, de l’usage des réseaux sociaux dans la communication à la mobilisation de l’IA dans l’analyse de grands flux de données pour analyser les besoins des consommateurs, en passant par le « paperless » afin de permettre une organisation du travail où celui-ci peut être réalisé indépendamment du lieu de travail, rentrent dans ce que l’on appelle aujourd’hui la « digitalisation » de l’entreprise et de ses processus.
Quelles sont les grandes tendances en matière de transition digitale interne à l'entreprise / au niveau RH?
En matière d’organisation du travail, d’abord, la digitalisation recouvre une série d’évolutions qui permettent globalement aux travailleurs d’avoir accès en tout temps et en tout lieu à leur « bureau », c’est-à-dire à leurs outils de travail mais aussi à un espace « employé » dynamique qui permet, individuellement, de gérer sa carrière (demandes de formations, inscription à des cours en ligne, encodage des jours de congé, applications utilisées pour donner ou recevoir du feedback de manière continue, accès aux fiches de salaire…). Mais aussi qui organisent une vie au travail plus nomade, où l’espace du travail est choisi en fonction de l’activité à réaliser, et impose donc la « portabilité » des données et instruments du travail. Ici, l’on peut penser aux applications classique du numérique, où les documents physiques sont numérisés, les échanges de données, mais aussi les échanges sociaux se trouvent digitalisés : on peut donc travailler n’importe où et n’importe quand car la disponibilité et l’accès aux outils et données nécessaires pour réaliser son travail est assurée. Ensuite, et plus spécifiquement pour les processus RH existant, les enjeux actuels sont de deux ordres : il s’agit de développer des systèmes intégrés qui permettent une gestion centrale des données toujours plus nombreuses relatives aux travailleurs et à la gestion des ressources humaines, et qui autorisent ensuite une gestion plus dynamique voire prospective des travailleurs, ce que l’on appelle les « HR analytics » aujourd’hui. Certains modèles, en fonction des données disponibles, notamment en matière de bien-être au travail, annoncent pouvoir prédire les risques psycho-sociaux sur base individuelle, par exemple. Il s’agit aussi d’automatiser certaines opérations tels que les calculs de salaires, p.ex., à l’image des expériences en cours dans certains secrétariats sociaux. À côté de ces enjeux liés à la gestion des données, et dont la capacité effective d’utilisation dépend de la richesse des données recueillies—et soulèvent aussi leur lot d’enjeux juridiques et éthiques, soulignons-le—d’autres applications plus spécifiques voient le jour. Par exemple, en matière de sélection, certains robots pourraient assister les humains dans la conduite d’entretiens pour compléter l’interprétation de signes comportementaux, tant du côté des candidats rencontrés que des recruteurs.
Face à l’injonction à la digitalisation s’érige la revendication de notre humanité, et d’une gestion humaine de l’organisation
Est-ce devenu une nécessité d'opérer cette transition? Pour quelles raisons?
Avec le peu de recul dont nous disposons, il faut constater qu’il y a, pour les évolutions liées à la numérisation, une transformation progressive en phase avec notre manière de travailler aujourd’hui ou certaines évolutions sociétales : le « paperless » s’inscrit à la fois dans le développement de formes de travail à distance, de modes de communication et de collaboration virtuels, mais aussi dans le souci de beaucoup d’entreprises et de citoyens de limiter l’usage du papier à des fins environnementales. Pour le reste, les débats auxquels se livrent les gourous de la digitalisation aujourd’hui, et qui se concentrent sur la dématérialisation des rapports humains et la robotisation, créent davantage d’inquiétude qu’une réelle envie de s’interroger sur la manière dont l’organisation pourrait fonctionner dans 20 ans. Ces débats et les analyses documentées dont on dispose aujourd’hui, tant sur des cas d’entreprise en voie de digitalisation, que sur les recherches menées dans ce contexte et auprès des travailleurs, nous montrent plutôt qu’un autre phénomène émerge : face à l’injonction à la digitalisation s’érige la revendication de notre humanité, et d’une gestion humaine de l’organisation. Ceci est en réalité assez stimulant et nous rappelle qu’aujourd’hui l’entreprise est faite d’hommes et de femmes aux talents multiples et que son succès n’a jamais autant dépendu de sa capacité à gérer les personnes. D’où l’émergence du modèle du « management humain », en réponse aux limites constatées des modèles de gestion des « ressources » humaines. Ce qui se passe ici, au niveau du management de l’entreprise, cette revendication à un management humain, est indissociable du phénomène de digitalisation. Penser que la technique remplacera l’humain, en tout ou en partie, est une erreur qui en a déjà tenté d’autres, dans les années 60 et 70 à l’ère de l’informatisation et avant cela aux précédentes ères de la mécanisation et de l’industrialisation. On l’observe : des métiers se créent, d’autres évoluent, d’autres disparaissent. Plus vite qu’il y a un siècle, mais la promesse de suppression des « jobs à la con » contre le développement de métiers plus riches et variés sous le couvert de la digitalisation est en partie un leurre : l’économie de plateforme aujourd’hui crée des emplois précaires, le développement d’emplois qualifiés crée aussi des emplois peu qualifiés dans les services aux personnes. Il faut, sur ces questions de prospectives, raison garder.
Les employés sont-ils souvent preneurs face à de tels changements?
Sur les premiers évoqués, les travailleurs qui sont confrontés à leur propre nomadisme ou à celui de leurs collègues, parce qu’ils travaillent sur des sites ou des espaces de travail différents, sont souvent demandeurs de ces évolutions, par souci de facilité. Pour collaborer à distance, la numérisation est une alliée. Bien entendu, les réponses apportées sont parfois très insatisfaisantes pour les travailleurs : cette digitalisation est ainsi souvent intégrée dans des changements plus globaux de l’espace de travail imposant le bureau partagé et « clean », les espaces modulables, le télétravail à plus haute fréquence…ce sont ces projets-là qui délitent les liens sociaux, le rapport au travail et à l’organisation, qui peuvent être critiqués. Concernant les dispositifs RH, ils s’inscrivent ici aussi dans un mouvement de personnification des services RH qui s’adressent à chacun, sans créer de réel remous : accéder à son « guichet employé », à sa gestion de carrière, grâce à la bonne exploitation des données existantes ne pose pas de problème majeur, a fortiori dans les cadres réglementaires qui ont été définis récemment (RGPD, e.a.). Par contre, lorsque des transformations majeures s’annoncent et que la digitalisation en est le prétexte sans être au cœur d’une stratégie durable, c’est beaucoup plus difficile.
Il y a surtout aujourd’hui un besoin de conserver une communauté humaine qui s’exprime : celle du travail, de l’entreprise.
Comment aborder cette transition digitale de la meilleure des manières?
D’abord, il faut cerner son besoin : pourquoi ce point de décision arrive-t-il sur la table d’un comité de direction ? Quel est la stratégie derrière : le mimétisme ? l’espoir, flou, d’économiser de l’argent ? la nécessité de développer de nouveaux services accessibles partout et tout le temps pour mieux servir le client ? le besoin de s’organiser plus efficacement ? Ensuite, il faut identifier les enjeux et les implications pour l’organisation du travail et le travail des collaborateurs : qu’est-ce qui va changer ? Et anticiper l’accompagnement des travailleurs et, surtout, des managers, dans ces projets de transformation. Mais, il faut surtout être au clair sur ses propres intentions et la partager très largement. Nous voyons tous la transformation de notre société se profiler. Et derrière l’image d’un individu isolé, actif sur ses réseaux sociaux et en réseau avec ses collègues, il y a surtout aujourd’hui un besoin de conserver une communauté humaine qui s’exprime : celle du travail, de l’entreprise. C’est cela aussi qu’il faut promouvoir et accompagner.
Questions de Benjamin Craninx, journaliste (seuls quelques éléments de réponse à la dernière question sont publiés). Laurent Taskin est professeur de management à la Louvain School of Management, UCLouvain. Spécialiste des nouvelles formes d’organisation du travail, il est Titulaire de la Chaire laboRH en Management humain et transformations du travail.
Associate Director - Expert in onboarding | digitizing procedures | regulated training courses
6 ansMerci pour cet article éclairant; la digitalisation arrive souvent comme un tsunami dans les entreprises qui sont obligées de suivre le mouvement pour des raisons de compétitivité ; certaines, pour ne pas dire beaucoup, sous-estiment la complexité de la mise en oeuvre et les résistances au changement internes. La pédagogie, la méthode et l'association des collaborateurs sont des clés importantes de la réussite de ces transformations.
Chargée des relations Institutionnelles & Member Advisor Committee/ Fiabilis Consulting Group Belgium Chargée des Relations / Cercle de Wallonie
6 ansArticle très instructif !
Providing HR services and HR digitals solutions
6 ansPour la part, il est dommage de parler de rupture plutôt que d'équilibre à atteindre. La digitalisation est pour moi autant une décision économique de l'entreprise qu'une demande du marché. Elle est par contre une alternative regretable lorsqu'elle devient nécessaire aux modes de déplacement devenu de plus en plus compliqué. Transposé un problème en lui donnant l'aspect d'une solution n'aboutira pas à long à un résultat humaniste. Il faut do'c pour ma part repenser l'objectif de la digitalisation pour atteindre l'équilibre et non la rupture de la digitalisation.
Consultant | Trainer | Coach @ Tech4Good • Speaker • Teacher • Artist
6 ansPas mal :)
Exco member of GroupM Belgium chez GroupM Belgium
6 ansSuperbe article/interview !