La France qui gronde...
Avec Antoine Dreyfus , on avait envie de vous raconter comment on a fait le livre "La France qui gronde" (éditions Flammarion), sorti en mars 2017, et qui dit en fait tout de la crise sociale qui éclatera 18 mois après la parution de l'ouvrage, au travers du mouvement des Gilets Jaunes. Plutôt que de vous expliquer, on a décidé de vous diffuser le prologue du livre. Et plus tard, un très large extrait de l'épilogue. Le reste, tout le reste, en plus de 300 pages, il est en librairie et sur les sites de vente en ligne. Bonne lecture.
"Eté 2016. La France connait ses dernières manifestations contre la loi Travail avant la torpeur de juillet et août, marquées dans plusieurs villes et depuis plusieurs semaines, par de violents incidents avec la police et une tension grandissante entre forces de l’ordre et manifestants. Le gouvernement passe son texte à l’aide du chausse-pied législatif que constitue le 49-3, sur fond de bras-de-fer avec son aile gauche et les organisations syndicales.
Quelques semaines plus tard, Nice est à son tour frappée par le terrorisme, puis Saint-Etienne-du-Rouvray, après Paris et sa banlieue en janvier et novembre 2015. Nuit Debout, commencée fin mars, n’en finit pas de s’éteindre sous la loupe grossissante des médias et des réseaux sociaux, bien que le phénomène ne concerne, pour l’essentiel, que Paris et quelques grandes villes avec dans la plupart des cas –sauf parfois dans la capitale- quelques dizaines à quelques centaines de participants. La courbe du chômage, quant à elle, ne s’est, à l’époque, toujours pas inversée.
A Calais, le nombre de migrants qui habitent la « Jungle », déjà considérée comme le plus gros bidonville d’Europe, ne cesse de grossir au rythme des fracas du monde et de la guerre qui fait rage en Syrie, fournissant aux télévisions leur lot d’images nocturnes de face à face sur la rocade de l’autoroute A16. Le gouvernement parle déjà de démantèlement mais sur place personne n’y croit vraiment.
En politique, Emmanuel Macron s’émancipe peu à peu du gouvernement qu’il va quitter. Manuel Valls est toujours Premier ministre. La cote de popularité de François hollande ne cesse de s’effondrer, la droite se déchire déjà pour les primaires, et certains de ses ténors sonnent la charge contre le gouvernement avec une polémique de plusieurs semaines après l’attentat du 14 juillet à Nice, donnant le signal que l’unité nationale de 2015 est belle et bien finie. La France est déjà entrée dans la campagne présidentielle de 2017 en fait.
En août, à l’heure des plages, la polémique, le bruit médiatique, et les débats autour du burkini rappellent que les tensions existent dans le pays autour de la laïcité.
Pourtant, à part au travers de quelques enquêtes d’opinion, avec pour baromètre essentiel la montée du Front National version Marine Le Pen, qui sait réellement ce que pensent les Français, au-delà du bruit médiatique général, des accrochages sur les plateaux et du vacarme des polémiques et des petites phrases ?
L’idée nait alors de partir faire un tour de France, de dresser un portrait du pays non théorique, au travers du regard et de la vie quotidienne de ses habitants à quelques mois des échéances présidentielles et législatives. Un livre de terrain, fait de rencontres, de témoignages, d’histoires quotidiennes bien réelles.
Nous avons l’idée, l’envie, de nous poser dans les zones urbaines, les villes, les villages, une semaine ou dix jours à chaque fois. Et de prendre le temps d’écouter pour raconter notre pays, au-delà des défilés, des cercles militants, des meetings, des références idéologiques, et de donner très largement la parole aux personnes que nous rencontrons. Nous voulons laisser dans la capitale nos à priori, nos jugements, basés sur ce que nous avons lu ou entendu.
En train, en voiture, à pied, en empruntant des TGV Ouigo, des « bus macron », des « Bla-Bla car », nous décidons de mettre entre parenthèses nos vies familiales, les articles en cours, pour sillonner le pays, à la rencontre des élus locaux, des habitantes et des habitants, qu’ils soient agriculteurs, policiers, fonctionnaires dans une administration, profs, artistes, auto-entrepeneurs par obligation plus que par choix, commerçants, retraités, ouvriers, parfois en lutte, galériens au chômage avec ou sans perspective d’avenir tant certains sont englués dans des méandres administratifs et une précarité dont ils ne parviennent pas à se sortir.
Nous partons à la rencontre de cette France silencieuse, ou que l’on entend peu, qui fait parfois irruption dans le quotidien médiatique au travers des sondages, lors d’un micro-trottoir ou à l’occasion d’une grande émission politique pour laquelle quelques-uns de ses visages, sélectionnés, triés sur le volet, viennent pousser un coup de gueule minuté face au ministre, au chef de parti, au président.
Cette France qui n’est pas forcément Nuit Debout et observe le phénomène de loin lorsqu’elle ne l’ignore pas totalement, trop absorbée à gérer le quotidien. Cette France qui n’a pas participé aux manifestations contre la Loi Travail ou de manière très épisodique, aussi par procuration, qui parfois ne vote plus ou souvent contre, et pour laquelle une élection nationale ne constitue plus forcément un enjeu parce qu’elle la considère bien trop éloignée de sa vie et de ses réalités. Cette France militante de terrain, aussi, syndicalistes ouvriers se battant de manière radicale contre la fermeture d’une usine dans des régions déjà sinistrées socialement.
Cette France mutique, que l’on sent, ressent, fractionnée, mais aussi cette France qui tente d’innover de manière pragmatique, locale, loin des idéologies, pour résoudre des problèmes très concrets. Prendre le temps d’entendre, de vivre, pour donner à vivre la France au travers de celles et ceux qui y vivent, leur quotidien, leurs actions, leurs regards sur les médias, le monde politique, l’Europe, les élections, l’avenir, la menace terroriste.
Prêts à tout entendre, même l’inacceptable, le politiquement incorrect. Et nous décidons, aussi, à chaque fois que sera possible, d’opter pour le logement chez l’habitant, de déjeuner, diner, boire des verres ou des cafés à la table des gens que nous rencontrons et qui voudront bien nous ouvrir leurs portes.
Avant même de prendre la route, nous annonçons notre projet sur les réseaux sociaux. Et naissent les premiers contacts, en messages privés. Des envies de parler, de dire, de raconter. « Passez nous voir, il faut qu’on vous montre… ». Echanges de numéros de téléphone portable, premiers contacts au travers d’une voix. Et puis, des dates, une arrivée sur place, des rendez-vous un jour, un soir, dans une petite ou grande gare, à la descente d’un bus, où l’on vous attend en voiture. Un rendez-vous dans un bar qui se prolonge, des adresses qui s’échangent, des conseils d’aller voir untel ou unetelle. Des histoires touchantes du quotidien, des rires, parfois des larmes aussi. Nous nous sommes aussi appuyés sur notre expérience de journalistes, et avons pris nous-mêmes des contacts avec des amis, des connaissances, pour qu’ils nous racontent un peu leur ville, leur village, leur quartier, avant de finalement s’y rendre et d’y vivre une semaine durant.
Lorsque l’idée de ce livre est née, avec notre éditeur, les attentats de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray n’avaient pas encore eu lieu. Dans le courant de l’été, nous avons décidé d’aller passer du temps dans ces deux villes, plusieurs semaines après le choc, d’aller rencontrer élus locaux, représentants des différentes communautés, citoyens engagés ou non, pour voir comment s’envisageaient l’avenir et la vie en commun.
L’aventure va durer près de six mois, du courant de l’été 2016 à l’approche de Noël. Que toutes celles et ceux qui nous ont accueillis, nous ont conseillés, donné des adresses, des numéros de téléphone, des contacts, jusqu’à parfois préparer le terrain pour que l’on soit bien reçus, en confiance -le maître mot- par nos hôtes, ou simplement accordé un peu de leur temps, soient ici remerciés.
Que l’on vous ait croisé ou pas sur notre route, nous souhaitons de tout cœur que ce livre soit le votre. Ce n’est pas un traité de sociologie ou un ouvrage militant, mais le récit d’un road trip qui tente, humblement, de raconter la France d’aujourd’hui, depuis votre quotidien, vos vies, vos espoirs, vos difficultés, vos colères, à l’aube d’échéances présidentielles et législatives qui s’annoncent compliquées, et pleines de surprises, au cœur d’une époque complexe, pleines de défis, et d’espoirs. Bref, à travers ce récit, nous avons souhaité tout simplement vous donner la parole.
En route".