La métamorphose de la rue du Jeu des Enfants à Strasbourg: une autre piétonisation est possible
Strasbourg est connue pour les nombreuses rues piétonnes de son ellipse insulaire. Depuis le samedi 24 juin 2017, une rue complète ce panorama, celle de la rue du Jeu des Enfants, située à l’extrémité ouest de l’île entre la place de l’Homme de fer et le quartier de la gare SNCF. La piétonisation de la rue n’a pas seulement consisté en un changement de statut réglementaire : des plantes sont sorties de terre, des terrasses en bois ont été construites, des dizaines d’œuvres artistiques attirent l’œil du passant tandis qu’une vaste peinture au sol s’étend tout au long de la rue. Le projet surprend à bien des égards, tant dans sa gestation que dans son processus de réalisation, et ouvre la voie à de grandes perspectives en matière d’appropriation locale et de valorisation urbaine.
Une rue déconnectée du cœur valorisé de Strasbourg
Longue d’environ 300 mètres, la rue du Jeu des Enfants se situe entre la rue du 22 novembre et celle du Vieux Marché aux Vins, traversée par 3 lignes de tramways (B, C et F). La nouvelle rue piétonne est étroite, et était il y a 6 mois encore en sens unique et marquée par du stationnement longitudinal. Caractérisée par une grande diversité architecturale, la rue connaît également un paysage commercial composite au sein duquel les indépendants sont les plus nombreux, à l’image de l’ensemble du centre-ville de Strasbourg. L’élu local évoque néanmoins une certaine atonie liée aux caractéristiques morphologiques des locaux commerciaux : « il y a plusieurs établissements qui ont leur vitrine des deux côtés, voir une entrée des deux côtés et qui n’utilisent pas la sortie ou l’entrée rue du Jeu des Enfants. Ce qui est un potentiel non exploité ». Mr. Bricolage ou Foot Locker donnent en effet à voir de longues façades peu engageantes. L’ancienne rue du Jeu des Enfants est décrite de manière consensuelle par la majorité de ses commerçants : « c’était une rue sombre, qui donnait pas envie », « tous les clients nous disent c’était un parking ou en tout cas une rue assez glauque ». Bien qu’elle soit directement reliée au cœur commerçant du centre-ville (places de l’Homme de Fer et Kléber), la rue ne bénéficiait pas de cette attractivité, et comme le rappelle un membre de l’association d’architectes associés à l’opération à propos du centre historique : « il y a une déconnexion totale, personne ne se sent faire partie de ce centre-ville ».
Sources : GoogleStreetView – août 2016
Une démarche ascendante et participative
La piétonisation n’a été rendue possible que par le volontarisme des acteurs locaux. Fondée en 2012, l’association de la rue du Jeu des Enfants est majoritairement composée de commerçants mais rassemble également plusieurs riverains. Malgré certaines animations ponctuelles (brocante, fête de la rue), l’objectif de l’association était d’inscrire la rue dans les schémas directeurs de la ville. Comme le rappelle un de ses membres: « on leur a demandé de la réintégrer dans le plan piéton, ce à quoi ils nous ont répondu que c’était pas du tout prévu ». La situation va se débloquer après l’intervention de Paul Meyer, élu local du quartier de gare. Il rappelle combien la dimension participative et « bottom-up » du projet est essentielle : « c’est un mouvement qui demande d’être accompagné et même porté par les acteurs de la rue donc habitants et commerçants. Je leur ai dit saisissez-vous en vous-même, après on pourra piétonniser ». Depuis les mouvements associatifs liés à la rénovation du quartier de la Kruteneau dans les années 70, la participation citoyenne est ancrée dans l’action publique strasbourgeoise. Si des insuffisances subsistent dans le Service de Démocratie Locale (POPSU 2), Roland Ries a fait de la participation citoyenne la pierre angulaire de son élection à la mairie en 2008. S’inscrivant dans un contexte politique favorable, l’opération de la rue du Jeu des Enfants nous donne néanmoins à voir le professionnalisme des acteurs associatifs locaux. Plusieurs comités thématiques composent l’association, laquelle est épaulée par le collectif Akpé dans les phases programmatiques et la réalisation. Jeunes architectes strasbourgeois, ces derniers ont co-rédigé les appels d’offres pour les œuvres artistiques, animé les ateliers de concertation nourrissant le projet et encadré la peinture de la chaussée.
Illustration 1 : une démarche ascendante et participative :
Changements du plan de circulation et temporalité de pratiques de déplacements
La piétonisation de la rue est passée par une réflexion globale sur le système de circulation, afin de limiter les effets de bords en matière de congestion périphérique et de conflits d’usage. Comme l’évoque un technicien de l’Eurométropole à propos du projet, « le fait de mettre un petit bout de la rue du Jeu des Enfants en aire piétonne ça impacte les conditions de circulation », nécessitant une batterie de modifications connexes au schéma de déplacements, en vertu des préconisations émises par le CEREMA. Une étude des flux en présence doit permettre de réaliser une nouvelle hiérarchisation du réseau viaire. La fermeture de la rue du Jeu des Enfants amène à un report de 10 à 15% sur les tronçons extérieurs. Le sens de circulation de la rue du 22 novembre va donc être inversé afin de répondre aux besoins des flux de diffusion, tandis que la rue Hanong et la première partie de la rue du Jeu des Enfants vont devenir des zones de rencontre. Des problématiques de congestion en lien avec l’accès aux parkings du secteur vont toutefois apparaître, certains acteurs pointant du doigt une mauvaise signalétique. La tenue récente d’une réunion entre commerçants des rues connexes visait d’ailleurs à faire remonter ces difficultés, dont l’adjoint de l’Hôtel des Citadines fait brièvement état : « on a encore beaucoup de clients, qui avec leur GPS se retrouvent bloqués avec les piliers qui ont été mis à l’entrée de la rue ». Emblématiques de tout dispositif d’apaisement de la circulation, ces difficultés traduisent les écarts de temporalité entre changement de statut réglementaire et usage de mobilités, les temporalités des reports modaux et des changements d’itinéraires n’étant pas celles de la réglementation urbaine[1].
Illustration 2 : piétonisation et changement du plan de circulation
Soutien aux activités commerciales et conflits d’usage
L’histoire de la piétonisation a longtemps été marquée par d’âpres conflits avec les commerçants. Ce sont ceux de la rue du Jeu des Enfants qui vont demander la suppression des flux motorisés, mettant à mal le leitmotiv du No Parking No Business développé dans les années 50 et encore souvent défendu. Les tensions actuelles autour de la zone de rencontre des Quais des Bateliers à l’est de l’ellipse insulaire témoignent d’une conflictualité encore vivace dans le contexte strasbourgeois. Seul Mr. Bricolage évoque des difficultés de stationnement, l’ensemble des autres commerçants s’acclimatant largement à la nouvelle réglementation[2]. L’ensemble des commerçants reconnaît une augmentation significative des flux au sein de la rue, donnant corps au discours de la directrice artistique du cinéma Star : « une réalité incontestable qui est juste de l’ordre du flux de personnes, que ce soit à pied ou à vélo. De fait c’est inconcevable que ce ne soit pas bénéfique à la découverte des vitrines ». Ce gain d’attractivité est particulièrement marqué pour les restaurateurs ayant pu acquérir ou étendre leur terrasse, à l’aide des plans fournis par Akpé et réalisée par l’entreprise de menuiserie prestataire. Le gérant du restaurant Osaka s’exprime en la matière : « avant il y avait trois tables et maintenant il y en a 30 ». La piétonisation est ici particulièrement propice aux activités de bouche, comme en témoigne les deux dernières implantations au sein de la rue, concomitantes au lancement de l’opération (Baggelstein, brasserie WOW).
Ces évolutions du paysage commercial vont donner naissance à certains conflits d’usage caractéristiques des rues piétonnes et animées. Les nuisances sonores générées par les terrasses sont systématiquement problématiques pour les riverains[3]. Afin d’y pallier, l’association va jouer un rôle de médiateur à travers une charte locale des terrasses, dont les bienfaits sont soulignés tant par les membres de l’association que par un employé de l’Hôtel des Citadines : « on a pas du tout ce genre de problème. Les clients ne le ressentent pas du tout. Les heures des terrasses sont respectées ». C’est donc une gestion de proximité et au quotidien qui permet d’apaiser les conflits d’usage entre restaurateurs et riverains.
Illustration 3 : diversité commerciale et création de terrasses
Un embellissement participatif générateur de lien social
Aussi cruciale pour le projet que la piétonisation aux yeux de Paul Meyer, l’identité visuelle de la rue est d’abord passée par de nombreuses plantations végétales. Mais c’est avant tout un appel à projet lancé pour investir différents espaces qui va œuvrer pour l’embellissement de la rue. Ces espaces sont à la fois ponctuels comme la peinture de Sherley Freudenreich, ou diffuses comme les affiches du « safari urbain » de Céline Clément. Réalisées en accord avec l’ABF de Strasbourg, les implantations artistiques ont également joué un rôle en termes de lien social, les feuilles de l’arbre peint par Sherley Freudenreich ayant été réalisées par des passants[4], tandis que la peinture au sol de la place du Vieux Marché aux Vins a été créée par le collectif d’artistes Terrains Vagues en lien avec une classe de l’école Saint-Jean. Comme le souligne l’un des membres du collectif Akpé à propos de la réalisation des pavés colorés tout au long de la rue, « c’était notre objectif, dans tous nos projets on travaille de manière participative ». Ce gain de lien social est résumé par un membre de l’association et riveraine de la rue : « ça fait un peu plus vie de village ou l’on se connaît, ça crée du lien entre les habitants et les commerçants de la rue ». En plus d’avoir permis de valoriser la rue par rapport à son statut antérieur, l’embellissement a donc œuvré pour la cohésion sociale et l’appropriation de l’axe.
Illustration 4 : un embellissement aux multiples composantes
Sources : Pooka. fr
Un autre outil de marketing territorial
Alors que les travaux actuels pour les zones de rencontre de la rue des Juifs et des Quais des Bateliers à Strasbourg se chiffrent à plusieurs centaines de milliers d’euros, aucun denier public n’a été directement investi pour la piétonisation de la rue du Jeu des Enfants. Ascendant et participatif, le projet n’a bénéficié d’une subvention que pour les implantations artistiques. Apportées par les Directions de la Démocratie Locale, de la Culture, du Tourisme et de l’attractivité de l’Eurométropole, l’origine des subventions confirme combien le projet nourrit un objectif de marketing territorial. L’opération de la rue du Jeu des Enfants traduit donc non seulement comment la piétonisation en centre-ville peut se faire autrement, mais également que la valorisation urbaine n’est pas le seul fait des pouvoirs publics. Il s’agit aujourd’hui de suivre comment évoluera un projet ascendant, associatif, et surprenant à bien des égards.
Bibliographie :
· POPSU2, Strasbourg : la démocratie locale pour construire un récit sur la métropole durable, ENSA/INSA de Strasbourg et Université de Strasbourg, Rapport final de recherche, Juillet 22013
· Bacqué M., Gauthier M., 2011. « Participation, urbanisme et études urbaines », Participations n°1
· Pawlas M., 2011. Les facteurs permettant la piétonisation, Mémoire présenté comme exigence partielle de la maitrise en géographie, Université du Québec à Montréal
· Cadi T., La rue du Jeu-des-Enfants devient piétonne et colorée, Rue 89 Strasbourg, 25/06/2017
· Aire piétonne, zone de rencontre, zone 30 : quels domaines d’emploi ? Zones de circulation apaisée n°2, CERTU, 2009
· Lafin C., C’est officiel : la rue du Jeu des Enfants est désormais piétonne, 02/06/2017
[1] : Paul Meyer fait état de ce temps d’adaptation : « 10 à 15% ont vocation à disparaître à un moment en termes d’usage et de report modal (…) il y a encore beaucoup d’automobilistes qui viennent dans le secteur juste pour trouver une place ».
[2] : Si certains riverains ont craint initialement une raréfaction des places de stationnement dans la rue, un partenariat avec les Citadines pour une mise à disposition de places de stationnement au sein de leur parking a permis d’apaiser les tensions, tout autant que l’achat par l’association de places de stationnement dans le parking Kléber, mises à disposition de ses membres.
[3] : Un riveraine et membre de l’association évoque les craintes de certains propriétaires : « ce qui les inquiétait c’était les nuisances sonores, mais aussi le fait qu’éventuellement il y ait des groupes de jeunes à chiens qui viennent la journée ».
[4] : L’artiste a dût adapter son intervention à la suite de tensions nées de sa première proposition, comme le rappelle un membre de l’association : « on n’a pas eu les accords qu’il fallait (…) c’était un problème d’ABF et de propriétaires ».