La Mission de Vie de Parent

La Mission de Vie de Parent

Touché par le message de Anne–Dauphine Julliand, qui vient de perdre Azylis, petite sœur de Thaïs, de la même maladie dégénérative, j’ai tenu à écrire et partager au plus grand nombre combien ressentir cette souffrance m’a conduit à percevoir encore plus l’essence de l’amour d’un parent pour ses enfants.

La lecture du livre de l’histoire de Thaîs, ‘Deux Petits Pas sur le Sable Mouillé’, qui a progressivement perdu ses facultés motricielles, puis la vue, puis les sensations, jusqu’à suivre son dernier souffle, nous avait bouleversé il y a quelques années, ma femme et moi. J’étais remué profondément, car cette lecture nous avait profondément fait ressentir l’extraordinaire chance que nous avons d’avoir des enfants en vie, en bonne santé. Loin de là les petits problèmes de santé, les conflits, les devoirs, les râles et la fatigue… Bien au-delà de cela, nous pouvons sentir combien nous sommes comblés que nos quatre enfants soient en vie, que nous puissions les voir, les serrer dans nos bras, et vivre des moments d’amour avec eux.

Ce témoignage sur la vie de Thaïs m’avait touché dans mes tripes, profondément. J’avais alors cru le vivre avec mes enfants, moi-même. J’en ai pleuré de longues nuits en pensant à Thaïs, touché au plus profond de moi-même, comment est-ce possible de se remettre d’une telle épreuve ? Que faire, je me sentais perdu, déboussolé, sans aucun sens dans la vie. Et pourtant, en même tant que cette tristesse s’épanchait, elle changeait. Ce n’était plus la même, un sentiment bien plus fort a émergé, celui d’honorer ce rôle de père qui est le mien, celui d’honorer ce rôle de père d’enfants en vie. De cette énergie, je me suis promis que la lecture de ce livre changerait ma vie, celle de mes enfants, de ma famille.


La mission de vie d’être parent s’était imposée à moi à la naissance de notre fille Claire. Elle venait à peine de naître, et je la portais pour la première fois. J’ai alors été saisi, en la portant dans mes bras, par une vague incroyable, une vague d’amour qui m’a submergé, m’a laissé en dehors du temps, un temps infini, dans un espace de la maternité qui s’est agrandi. Cette vague d'Amour m’a fait père. Rien ne m’y avait préparé et cette vague, celle de la vie, de l'humanité, de toutes les générations, n’attendait que mon ouverture, celle du regard de ma fille dans mes bras, de cet être pour lequel je donnerai ma vie à le chérir, avec des hauts et des bas.


Je réalise que c’est en fait cette même vague qui m’a saisi lorsque j’ai lu le livre de Anne-Dauphine Julliand, une vague de souffrance parce qu’il y a de la douleur, de la tristesse, de la souffrance ; mais derrière cette souffrance j’ai touché, au fond du désespoir, à cet amour, cet amour d’être parent, d’aimer au-delà des conflits, différences. Être chargé de faire grandir cette âme, et de m’engager, à vie, éternellement, à tout faire pour lui faire ressentir cet amour, dans les moments de joie, de partage, et aussi d’absence, de tristesse. Car « l’absence de ta présence me désespère ; la présence de ton absence me révèle ton identité ». Derrière la forme de la joie de ma fille Claire, derrière la souffrance perçue de la disparition de cette jeune Thaïs promise à la vie, se profile celle de l’Amour, avec un grand A, un Amour, qui par delà les naissances et décès se révèle et s’impose. Un Amour comme celui d’un parent qui encourage ses parents en bienveillance, et aussi les confronte quand ils doivent grandir et apprendre à se prendre en main.

J’ai perdu aussi cette semaine une amie proche, Béatrice, dans la fleur de l’âge, en quelques semaines ; amie avec qui je partageais la découverte et l’approfondissement de la psychologie, de l’engagement et de la spiritualité. Elle laisse son mari, avec trois filles, un mari dévoué à faire grandir sa famille, en l’absence de sa femme. Et pourtant, quelle dignité a eu son mari Laurent, quelle grandeur l’a poussé à faire de cette célébration, lieu de tristesse, un lieu d’espoir et d’honorer ainsi l’énergie forte que sa femme nous a laissé ! Derrière l’absence de Béatrice, nous pouvons tous ressentir son énergie, présente, là, à nos côtés...

Ce décès m’a renvoyé à celui de mon père Jean-Paul, à mes 18 ans, décès qui m’avait conduit à un deuil douloureux de 3 ans. Et aujourd’hui, apaisé, quand je pense à mon père ce qui vient avant tout c’est de l’amour, l’amour d’un père qui a tout donné pour sa vie, sa famille, l’entreprise qu’il dirigeait. Un amour qui l’a conduit à nous offrir le plus beau cadeau de ma vie, nous quitter alors que nous étions jeunes. Non, si nous pouvions changer le passé, j’aurai préféré qu’il reste avec nous. Mais quel souvenir garder de lui si ce n’est que de tout faire pour me dépasser et honorer sa mémoire, en inspirant le monde de l’entreprise à faire évoluer le monde, à mon humble échelle ?


Pourtant Thaïs n’est pas ma fille, mais Anne-Dauphine a su nous partager très justement combien elle et son mari Loic ont aimé, jusqu’au bout, de plus en plus, dans des détails qui peuvent paraître insignifiants mais qui font toute la différence, leur fille. Combien cet amour, comme ils l’ont écrit, c’est non pas de rajouter des jours à la vie, mais bien rajouter de la vie à des jours ; rajouter des petits gestes d’amour au quotidien. L’amour se nourrit de chaque instant, chaque attention, c’est une progression constante, et de se voir progresser nourrit mon âme de père. L’amour, comme le dit la scientifique Barbara Frederickson, est un chemin sans fin, qui se nourrit dans le chemin, dans la présence de l’autre. Et je réalise de plus en plus, qu’au-delà de la forme de la présence physique à l’autre, à ces moments d’amour, j’honore mes quatre enfants, mon père, les proches qui nous ont quitté…

Quand j’ai lu ce livre « Deux petits pas sur le sable mouillé », j’ai promis à Thaïs que sa mort ne serait pas inutile, que je porterai plus attention à mes enfants, que j’augmenterai mon amour pour eux. Et c’est ce que j’ai fait, et j’en suis fier, la qualité relationnelle avec mes quatre enfants a vraiment grandi, je sais que je les aime plus, que l’amour rayonne plus dans notre famille.

Pour Azylis, je m’engage personnellement à décupler cet amour, à le rendre encore plus profond, lors de chaque respiration de mes quatre enfants, chaque câlin, chaque regard... Quelle que soit la fatigue, les problématiques du travail et de la maison, je serai, pour cette famille d’Azylis et Thaïs qui nous inspire, à être encore plus aimant, pour faire grandir mes enfants à eux-mêmes être encore plus aimants, et reconnaissants dans la vie que nous avons.


Pour incarner encore un peu plus ma mission de vie de parent, je vais aussi aller encore plus loin, nettement plus loin, même au bout du bout de mes convictions chamboulées par cette lecture. Je ne savais pas pourquoi, ces dernières semaines, à la nouvelle du décès d'Azylis, je me sentais appelé, profondément, viscéralement, à relire et relire 'Deux petits pas sur le sable mouillé', et tous les jours je relis et suis touché, profondément, par ce message. Maintenant je le Sais, au fond de moi. C'est pour découvrir ce qui m'a vraiment, vraiment bouleversé. Au-delà de la perte de capacités motrices, sensorielles de Thaïs, c'est le dernier chapitre du livre -que je vais honorer ici en reprenant les phrases fortes qui m'ont marqué. Il ne reste alors plus que quelques jours à vivre à Thaïs :

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"Une nuit. S'il ne devait y avoir qu'une nuit, ce serait celle-là. Cette nuit de Décembre, froide, sombre. Et pourtant une nuit qui a changé ma vie. Définitivement. Trois heures du matin. L'heure où les certitudes chancellent, happées par la profondeur soudain hostile de la nuit trop noire. Le jour passé semble loin. L'aurore future hésite encore à se lever. Malgré les paupières lourdes. Mon coeur s'emballe. Il faut que j'y aille. Je me lève, discrètement. Je traverse l'appartement endormi.

J'entre dans la chambre de Thaïs. Thaïs est allongée sur son lit, immobile, comme toujours. La tête tournée vers la porte, les yeux clos. Je ne bouge pas, je ne parle pas. Je reste là. La nuit s'étire en douceur. Habitués à l'obscurité, mes yeux devinent la pièce, et je parcours le monde de Thaïs -les doudous, poupées, les machines et capteurs, avec émotion. Quand mon regarde s'attarde sur elle, il croise le sien. Je la croyais endormie mais ses yeux me fixent, grands ouverts. Leur intensité brutale m'est inconfortable. Thaïs ne voit plus; son regard aveugle me transperce soudain. Et se fraie un chemin jusqu'à mon coeur. Il me faut du courage pour soutenir ce regard. Et m'y abandonner. Le temps s'arrête. Je ne suis même pas sûre que mon coeur batte encore. Plus rien n'existe que ces yeux d'ébène. Là, dans le tréfonds d'une nuit d'hiver, les yeux rivés dans ceux de ma fille, sa main serrée dans la mienne, nos coeurs, nos esprits et nos âmes sont en communion. Je comprends. Enfin.

Sans renoncer à son regard pénétrant, je m'approche un peu plus près encore de Thaïs, jusqu'à ce que mon visage effleure le sien, et je lui murmure, les yeux dans les yeux : "Thaïs, merci. Pour tout. Pour ce que tu es. Tout ce que tu es. Et pour tout ce que tu donnes. Tu nous rends heureux. Vraiment heureux. Je t'aime, ma princesse". Tout au fond de moi, la voix "si tu savais" qui doute et crie d'injustice s'éloigne et me quitte. Mon esprit ne résonne plus de ce sempiternel : "si tu savais..." Mon coeur explose en un cri : "Je sais !"

Sans un mouvement et sans un mot, Thaïs me livre un secret, le plus beau, le plus convoité : l'Amour. Celui avec une majuscule. Un jour, j'avais promis à ma petite fille malade de lui transmettre tout ce que je savais de ce sentiment qui fait tourner le monde. Je m'y suis appliqué pendant un an et demi. Je n'ai pas compris que c'était elle mon professeur d'amour. Comment le sait-elle ? Comment est-ce possible ? Thaïs est privée de tout. Elle ne bouge pas, elle ne chante pas, elle ne rit pas, elle ne voit pas. Elle ne pleure même pas, mais elle aime. Elle ne fait que cela, de toutes ses forces. À travers ses blessures, ses infirmités, ses défaillances. L'amour de Thaïs ne s'impose pas, il s'expose. Elle se présente à nous comme elle est, vulnérable et fragile. Sans carapace, sans armure, sans rempart. Sans peur. Ceux qui s'approchent, qui se penchent, qui cherchent à l'accompagner, ceux-là perçoivent comme moi que cette vulnérabilité n'appelle qu'une réponse : l'amour.

En apprenant sa maladie, je m'étais posée une question : "Que lui restera-t-il ?" L'amour. Celui que l'on reçoit. Et celui que l'on donne aussi. Oui, l'amour a cette faculté unique d'inverser les courants, de transformer la faiblesse en force. Privée de ses sens et dépendante physiquement, Thaïs ne peut pas grand-chose sans une aide extérieure. Elle pourrait exiger beaucoup. Pourtant, elle n'attend de nous que ce que nous voulons bien lui offrir. Rien de plus. Quand on aime et que l'on est aimé en retour, on supporte tout. Même la douleur. Même la souffrance.

Ce soir, j'ose le dire : la vie de Thaïs est un trésor. Un concentré d'amour qu'elle insuffle autour d'elle avec générosité. Combien de personnes sont venues lui rendre visite, par solidarité, par compassion, par affection, peu importe la raison, et sont reparties bouleversées, retournées ! Mais pas bouleversées, comme on pourrait l'entendre face à un choc brutal. Pas anéanties. Pas traumatisées. Non. Bouleversées parce qu'elles ont perçu autre chose, au-delà de la douleur et de la faiblesse. Elles ont perçu une maladie bien plus contagieuse...

Un soupir. Un seul. Long et profond. Il résonne fort dans le silence de cette nuit qui précède Noël. Penchés tout contre notre petite fille, Loïc et moi retenons notre souffle pour recueillir le sien. Le dernier. Thaïs vient de mourir. A Dieu, petite Thaïs."

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Là est pour moi le vrai message de Thaïs qui me touche encore et encore plus profondément au coeur; et mon âme est appelée à transmettre ce message ici et maintenant : "ce n'est pas nous qui aimons nos enfants, ce sont eux qui nous aiment, beaucoup, beaucoup, mais vraiment beaucoup plus que nous ne l'imaginons". Je sais que Thaïs a aimé ses parents, est restée en vie malgré ses infirmités progressivement plus terribles, inacceptables, abominables les unes que les autres, pour leur transmettre ce message, par delà les infirmités, par delà les contraintes et souffrances incroyables. Je sais. Je sais qu'elle s'est réveillée en pleine nuit, quelques jours avant son décès, pour partager son amour avec sa mère, et lui en faire ressentir la forte présence tout au long de la route. En vous écrivant ces lignes, je plonge dans un état d'une profondeur insondable, d'abandon total devant l'amour infini d'un enfant pour ses parents. Et je réalise combien mes enfants m'aiment, d'un amour pur, infini, combien ils se sont incarnés dans ma famille pour nous partager cet amour. Être parent, c'est être de plus en plus vigilant à percevoir cet amour derrière les formes, les échanges, les conflits, les hauts et les bas. Il s'agit, pour moi, de trouver un chemin entre nous et nos enfants de la même qualité que ce partage entre Thaïs et sa mère. Là, c'est vraiment honorer la vie et notre mission de vie de parents.

Thaïs est notre professeur d'amour, Thaïs est notre mentor à nous tous, parents. Elle aime ses parents, comme nos enfants, profondément, nous aiment, quoiqu'ils nous disent, quoi qu'ils fassent, ils nous aiment. Et en retour nous les aimons infiniment pour cet amour. Nos enfants sont un moyen extraordinaire que l'univers a trouvé pour nous faire toucher, au delà des plaisirs et des souffrances, au delà de ce que nous percevons comme bonnes et mauvaises nouvelles, à cette qualité de présence qui aime infiniment, sans juger.

À partir de là, nous réalisons combien nous sommes inondés de cet amour, à commencer par nos proches, nos parents, et quelles que soient nos relations avec eux, vivants ou morts, présents ou absents, celle-ci est aussi nourrie de cet amour infini...


Puissent les âmes des ces professeurs d'amour continuer à nous éclairer sur ce chemin éternel et sans fin de l’Amour à ressentir au quotidien, merci Azylis, merci Thaïs, merci Anne-Dauphine, merci Loïc.

Maureen de Langle

Chef de projet Transformation & Innovation chez VERLINGUE 💡 L'innovation au service des Métiers

7 ans

Merci François pour ce très bel article, très émouvant

Emmanuel ANES

Conseil en management - Facilitation en intelligence collective

7 ans

Merci François pour ce témoignage très touchant...

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