La petite histoire du jeudi est enfin là!

La petite histoire du jeudi est enfin là!

           La science des corps

 

 

           Certains parents lèguent à leur progéniture une maison à la campagne, un compte en banque bien garni, des pièces d’or ou des œuvres d’art. Laetitia, elle, avait hérité de sa mère d’une disgrâce marquée. Tout son visage vibrait en dissonance, comme résonne un piano mal accordé sous les doigts d’un pianiste saoul.

           Passons rapidement sur ce qui la rendait si singulière. « Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître / A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître ! » s’emporte Cyrano. Aurait-il croisé Laetitia qu’il eut remis en question ses lamentations. Son nez s’épatait mollement, loin d’une fierté africaine ou de la superbe créole, sur un visage de cire chauffée dont les contours paraissaient constamment flous. Ses lèvres étaient fines, comme si d’un trait de scalpel, un chirurgien avait à sa naissance entaillé la peau pour lui permettre de respirer. Elle portait les cheveux longs, sans doute pour dissimuler ses oreilles aux lobes proéminent, signe pour les bouddhistes d’une grande sagesse et pour les esthètes d’un défaut d’équilibre. Seuls ses yeux, pris indépendamment, ne souffraient pas de défauts majeurs. Oui mais voilà, enchâssés dans ce visage, ils n’arrangeaient rien.

           En les regardant plus attentivement, on y distinguait pourtant une lueur singulière. Une volonté crâne de briller par sa perspicacité, puisque la possibilité d’éblouir par le physique lui avait été refusée de naissance. Dès l’âge de douze ans, la petite Fuyot avait compris qu’il lui faudrait tout miser sur son intellect. Pas sur sa personnalité. La personnalité est le pis-aller des gens qui n’ont ni élégance ni intelligence. « C’est une fille qui a beaucoup de personnalité ! ». Comprenez : elle est trop laide pour pouvoir se taire et elle parle trop fort pour dire des choses vraiment intéressantes. Confusément, dans son jeune âge, elle avait senti cette vérité. Elle était ce qu’elle était, n’avait pas l’intention de changer, de se rendre plus ceci ou plus cela pour rentrer dans les canons de l’acceptable.

           Les livres ne vous jugent pas, elle s’y plongea. Elle avait des facilités avec les chiffres, à moins que ce ne fût un rejet des mots, ayant trop subi leur outrage. Elle avait été profondément marquée par ceux lancés comme une plaisanterie par ses petits camarades, mais reçues comme des carreaux d’arbalète, s’enfonçant loin dans la chair.

           Elle choisit naturellement la voie scientifique. Elle brilla au bac, enchaina avec une prépa, puis intégra une école prestigieuse. Un de ces établissements dont on prononce le nom avec un détachement feint quand on résume son cursus, alors qu’en réalité, on bout d’une fierté intérieure. Elle s’engouffra dans ses études supérieures, mue par un désir de réussite tout aussi supérieur, s’amusa peu, le strict nécessaire pour ne pas s’épuiser, se divertissant par d’autres biais. Les romans policiers, notamment. Elle aimait analyser la construction d’un auteur pour en extrapoler la résolution des énigmes des opus suivants.

           Elle sortit en bonne position et intégra un laboratoire de recherche en biologie. Elle y rencontra Édouard. Celui-ci ne se distinguait pas par son bagout ou son attirance pour les échanges avec autrui. Sans doute était-il à la limite de l’autisme. Il n’était pas timide : les gens ne l’intéressaient pas. Ils étaient à la fois prévisible set inconstants, triviaux lorsqu’ils n’étaient pas pédants, ne comprenait rien à leurs codes. Édouard était un pur esprit, considérant l’enveloppe physique comme un mal nécessaire. La chose ne l’intéressait que très peu, voire pas du tout. Il n’était que sublimation. Aussi, l’apparence de Laetitia ne fut pour lui en rien un obstacle à la fascination que son esprit exerçait sur le sien.

           Édouard n’était pas bien beau non plus, quoique moins surprenant que sa jeune collègue. Un visage en lame de couteau orné de lèvres charnue, des yeux étroits, que l’on découvrait bleus lorsqu’une surprise les lui faisait s’écarquiller.

           Ils restèrent à bonne distance l’un de l’autre pendant un an. Puis ils se rapprochèrent à l’occasion de travaux. Ils enchaînèrent plusieurs nocturnes, davantage excités par la perspective d’une avancée majeure que par la proximité de l’autre… du moins, dans un premier temps. Puis il y eut une œillade, un compliment, et enfin des doigts qui se frôlèrent, comble de l’indécence.

           Rapidement, ils s’accordèrent, se complétèrent, puis s’épousèrent. Sous la pression de sa femme, Édouard l’honora de ses attentions. Deux ans après leur mariage naquit Isabeau, un bébé en pleine santé, de trois kilos deux et cinquante et un centimètres.

           D’un caractère aimable, facile à vivre, Isabeau se distingua assez vite par sa vivacité d’esprit. En ceci, elle tenait de ses parents. Mais cet atavisme familial trouvait là ses limites. D’abord, son inclination naturelle la porta vers les mots. Elle aimait les histoires, les lire autant que les raconter. Ensuite, et c’est là l’aspect le plus flagrant, elle était belle. Très belle. La nature a parfois un sens de l’humour déroutant. Les laideurs opposées, réunies en une seule personne, réussirent le tour de force de produire une harmonie délicieuse. La dureté des traits paternels étaient adoucie par la mollesse héritée de sa mère. Sa bouche reproduisait la forme de la bouche de Laetitia, mais gonflée de l’ourlé des lèvres de son père. Ces yeux, c’étaient les yeux maternel. La silhouette fine, celle de son père.

           Ses parents veillèrent à l’élever dans le culte de l’esprit plutôt que celui de l’apparence. Ils n’eurent pas grand mal. Modelée par les idées, sculptée par la réflexion, Isabeau ne faisait pas grand cas de sa beauté. Elle comprenait d’ailleurs assez mal les remarques à ce sujet, tant en enfant aimant elle habillait ses parents de la beauté de l’amour.

           Les choses changèrent un peu avec son entrée au Lycée. Mais elle garda pour elle ses tourments adolescents, ses émotions naissantes, ses questions intérieures. Elle ne chercha ni à dissimuler son éclat, ni à le mettre en avant. Elle faisait avec, voilà tout. Elle se sociabilisa plus que ne l’avait jamais fait ses parents, participant très occasionnellement à des soirées ou pyjama-parties.

           Et puis un matin, après être rentrée tard d’une fête organisé par son établissement à l’occasion de la fin de l’année scolaire, elle s’approcha penaude de sa mère, déjà plongé dans l’étude comparative de tableaux de données.

           - Maman…

           Elle était mal à l’aise, consciente d’avoir failli. Elle se tenait voutée, rappelant alors la posture de son père.

           - Oui Isabeau ? demande sa mère, soupçonnant un aveu à venir.

           - Il faut que je te dise quelque chose, mais il faut qu’avant, tu me promettes de ne pas t’énerver.

           Elle savait pertinemment cette demande vaine, mais elle préparait sa mère à la révélation de sa faute.

           - Je t’écoute, répondit assez sèchement sa mère.

 

           De son bureau, Édouard perçu un cri de souffrance terrible. Il se précipita dans le salon où sa femme et sa fille se faisait face, chacune en proie à la plus vive des émotions. Laetitia était rouge de colère, tremblant comme jamais. Isabeau était en pleurs, les larmes s’écrasaient sur le parquet comme des gouttes de sang s’écoulant d’une blessure.

           - Quoi ? Quoi ? Qu’y-a-t-il ? questionna le père, au comble du supplice.

           - Ta fille… hoqueta Laetitia, ta fille…

           - Eh bien quoi ? s’angoissa le père.

           - Elle a été élue reine de beauté de son Lycée !

 

           

 

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