La petite histoire du jeudi : Gilles

La petite histoire du jeudi : Gilles


Il est huit heures du matin. Dans l’appartement de Gilles, situé au rez-de-chaussée d’une résidence moderne de la périphérie de Lyon, tout est calme et rangé. Rien ne traîne, à tel point que son deux-pièces pourrait figurer dans un catalogue pour vendre des projets immobiliers.

Il reste dix minutes à Gilles avant de partir pour son travail. Bien qu’il travaille dans la publicité, milieu réputé pour fonctionner en horaires décalés, il est tenu d’arriver à neuf heures à son bureau. Il ne lui reste plus qu’à enfiler une paire de chaussures. Oui mais voilà : pour Gilles, la chaussure est l’élément crucial de sa tenue. Le point qui peut tout faire basculer. Un jean et une chemise, c’est neutre. Accordez-les avec une paire de Richelieus en cuir, vous aurez une allure de grand bourgeois. Choisissez des Desert Boots, vous serez connoté intello. Une paire de Chelsea noire ? Immédiatement, vous incarnez le rock anglais. Gilles est un shoes addict, un obsédé de la chaussure. Il les collectionne, et garde précieusement chaque paire dans son emballage d’origine.

Ce matin, le trentenaire sait ce qu’il veut. Il cherche le carton des yeux. C’est bien ce qu’il craignait : la boîte est tout en bas, sous une pile de sept autres boîtes. Il soupire, se hisse, s’étire au maximum et, du bout des doigts, fait glisser la première boite.  Elle lui tombe évidemment dessus, mais il s’y attendait. Puis méticuleusement, il dépose chaque paire jusqu’à parvenir à celle qu’il a choisie pour aujourd’hui. Il remet tout en ordre. Ses yeux brillent quand, une fois le couvercle ôté, il écarte le papier de soie rajouté par ses soins. Au fond de son écrin, une paire de Nike Air Jordan, le tout premier modèle.

Il se souvient de l’achat de ces chaussures. Il a donné le départ à cette passion qui l’habite encore aujourd’hui. Pour certain ce sont les montres, d’autres les tableaux ou les bouteilles de vin. Lui, c’est la chaussure.

Il avait travaillé ses parents au corps pour qu’ils lui offrent ces baskets. Il passait des heures à feuilleter les publicités, les photos de « Air » Jordan s’envolant vers le panier , comme si ses Nike le propulsaient vers les sommets. Il savait d’instinct qu’en les enfilant, il se sentirait plus léger. Il aurait dans les jambes une sensation inconnue de puissance, d’élasticité. Alors il s’endormait en s’imaginant courir et bondir, il se rêvait mutant, mi-homme mi-animal, une chimère merveilleuse.

Quand, le jour de son anniversaire, il avait arraché le papier cadeau pour découvrir la fameuse virgule, le swoosh blanc, il avait presque pleuré de joie, se sentant à la fois compris par ses parents et comme augmenté dans son humanité, ayant enfin accédé à une dimension humaine qui lui était jusque-là interdite.

Il les avait portées souvent, ses Jordan. D’autres chaussures étaient ensuite venues grossir sa collection, mais celles-ci… Celles-ci, c’était son bébé, son trésor, ses préférées. Il avait craint qu’elles ne finissent par s’abîmer, mais au fil des années, elles n’avaient absolument pas bougé. Et c’est en les contemplant, neuves même après trois décennies, qu’il se dit que, tout de même, il faut bien qu’être paraplégique ait quelques avantages.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Nicolas Dubois

  • Pourquoi je ne publie plus guère

    Pourquoi je ne publie plus guère

    Cela fait maintenant plusieurs mois que je n’ai rien publié sur Linkedin. Un commentaire par-ci par-là, mais rien de…

    2 commentaires
  • RH : la grande inquiétude

    RH : la grande inquiétude

    Un post (j’en écris peu) parce que le moi d'août touche à sa fin. On maugrée souvent contre ces entreprises qui, après…

    2 commentaires
  • La der des preums

    La der des preums

    Mardi dernier avait lieu la dernière représentation parisienne de « Un pont trop près », au théâtre Essaïon à Paris…

  • Groupe Cerise : sans honte.

    Groupe Cerise : sans honte.

    La petite "offre d'emploi" que je viens de voir passer. 15 euros l'article pour bosser we, jour férié et soirée.

  • Comment j'ai décroché mon premier Casting sans passer d'audition.

    Comment j'ai décroché mon premier Casting sans passer d'audition.

    Je profite de quelques jours de vacances en Aveyron, à la limite de la Lozère. Notre gîte surplombe la Jonte qui roule…

  • Pas les codes. Pas la formation. Pas le meilleur horaire. Et pourtant j’ai eu un Match.

    Pas les codes. Pas la formation. Pas le meilleur horaire. Et pourtant j’ai eu un Match.

    Lorsque nous étions enfants, mes sœurs et moi passions nos mercredis et samedis après-midi, ainsi qu’une partie du…

    8 commentaires
  • Pouce en pause

    Pouce en pause

    Il y a quelques temps, j'avais posé quelques réflexions de vieux réac. Des réflexions toujours d'actualité.

    3 commentaires
  • J'ai fait le grand sot

    J'ai fait le grand sot

    ..

    1 commentaire
  • Faites le pont !

    Faites le pont !

    Cher réseau, Il est parfois bon de sortir de sa zone de confort et d’aller voir ailleurs si l’on s’y trouve. Eh bien…

    1 commentaire
  • La semaine prochaine, je fais le pont (et vous devriez faire pareil).

    La semaine prochaine, je fais le pont (et vous devriez faire pareil).

    Oui, du 8 au 13 novembre, je fais le pont à Toulouse. Mais pas n’importe quel pont : le mien.

    2 commentaires

Autres pages consultées

Explorer les sujets