La petite histoire du jeudi.
Jacques
Jacques gare sa veille Citroën à une rue de la maison. C’est une berline âgée de quinze ans, mais elle a toujours été bien entretenue. Lors de l’achat, le choix de Jacques ne s’est pas porté sur ce modèle par hasard. Observateur, il avait remarqué que c’était une des voitures les moins inspectées lors des contrôles de police aléatoires. De plus, il y a peu de chance que la maréchaussée choisisse de contrôler un quinquagénaire à lunettes ringardes. Ça aussi, c’est statistique.
La jeunesse de Jacques fut assez mouvementée. A la fin de son adolescence et jusqu’à son entrée dans la vie active à vingt-quatre ans, Jacques était ce qu’on appelle poétiquement un monte-en-l’air. Un cambrioleur téméraire et agile, n’hésitant pas parfois à escalader deux étages pour larciner les appartements bourgeois. Avec l’âge, sans perdre de son audace, il avait appris la prudence. Il repérait plus longtemps en amont les lieux de ses méfaits, notait les habitudes des habitants, la proximité avec le poste de police ou la fréquence des rondes. Bref, il était devenu un vrai professionnel.
Ce qui lui plaisait le plus, ce n’était pas l’argent qu’il retirait de ses vols. Certes, il s’était offert de belles vacances au ski et de plaisants séjours au soleil plusieurs années de suite. Mais ce qu’il aimait surtout, c’était le frisson. Plus d’une fois il était reparti sans rien emporter, ou si peu : un magazine, une bouteille de parfum, une chemise à sa taille.
Jacques est atteint d’un léger syndrome Peter Pan. Alors dans sa voiture, Jacques revit sa jeunesse.
Après son bac, son activité nocturne lui finance son école de commerce lyonnaise. Ne voulant rien emprunter à ses parents, honnêtes commerçants, il leur assure qu’il travaille en tant que vendeur ou magasinier ici et là. Il remonte en sa Normandie natale quatre ou cinq fois par an, il tranquillise son père et sa mère avant de redescendre étudier le commerce et la topographie des quartiers bourgeois. Une cambriole tous les dix à quinze jours lui suffit pendant deux ans à payer à la fois son école, son logement et ses loisirs.
En entrant dans la vie active, après une première carrière honorable sans véritable anicroche, Jacques se dit qu’il vaut mieux raccrocher. Mais joueur, il décide de s’offrir un petit cambriolage chaque année, le jour de son anniversaire. Né un 3 août, en pleine période de vacances, la date est propice. Jacques tient à ce rendez-vous avec lui-même.
Ce rythme, il le garde pendant presque vingt ans, quitte à décaler sa cambriole nocturne d’une journée. Il ne fait ça que pour son plaisir, par fidélité pour le jeune homme qu’il était. L’argent n’est plus un souci. Aujourd’hui, cadre dans une grande société d’assurance, son salaire le met à l’abri du besoin, même si son divorce cinq ans auparavant l’ampute d’une partie de ses revenus.
Sa façon de choisir les demeures qu’il honorera de sa présence a aussi évolué. Il descend aux archives et pioche dans les dossiers des contrats résiliés. Il récolte ainsi toutes les informations nécessaires pour lui permettre de jeter son dévolu sur telle ou telle habitation.
Avec l’âge, ses goûts ont changé. Progressivement, il s’est intéressé à la décoration. Deux ou trois années de suite, il a passé la soirée chez de riches collectionneurs, profitant des sculptures, des tableaux, de l’ambiance particulière des lieux, tout en sirotant un verre d’armagnac ou de whisky selon les penchants des propriétaires. Ces soirées restent pour lui un mélange de grande satisfaction et de regret. Une satisfaction esthétique, tant les lieux lui amusèrent la rétine et l’alcool les papilles, et un regret familial. Ne pouvant justifier de façon convaincante son absence du domicile, ses escapades avaient précipité son divorce.
Depuis, en plus de ce rappel à sa jeunesse, sa cambriole annuelle se pare d’un léger goût de revanche, sinon de vengeance. Pas contre sa femme, plutôt contre lui-même, contre la facilité pour laquelle il a opté, celle d’une vie rangée. Jacques n’est pas à un paradoxe près. Car Jacques, bien que malfaiteur nocturne, a suivi au grand jour ses aspirations bourgeoises. Il vit dans un quartier tranquille, presque cossu, dans un bel appartement d’une centaine de mètres carrés.
Il est l’heure. Jacques aime le jeudi soir. C’est le soir des événements : inaugurations, lancements, vernissages… Dans les grandes villes, les gens sortent et rentrent tard.
Jacques quitte sa voiture, s’assure que personne ne le remarque et s’élance vers la maison. Malgré son âge, la pratique régulière du yoga, de l’escalade et de la course à pied lui assurent une belle forme physique. Mais en tournant dans la rue, il tombe sur une patrouille de police, les gyrophares allumés. Les policiers ont arrêté deux jeunes à scooter pile devant la maison. Alors Jacques poursuit son jogging l’air de rien.
Vingt minutes plus tard, il est de retour devant le Mansart de 1875 qu’il a choisi de visiter. La place est déserte. Il ne s’attarde pas devant le panneau apposé sur la porte.
En un clin d’œil, il franchit le mur d’enceinte. Une fois dans la propriété, il fait silencieusement le tour de la maison. La vigne vierge court sur la façade arrière et enchâsse les neuf fenêtres dans un délicat fouillis de verdure. Jacques a déjà prévu d’attaquer par le pignon de gauche dont les pierres offrent des prises régulières. De là, il longera le mur en prenant appui sur les rebords jusqu’au balcon central qui lui permettra d’atteindre la fenêtre de toit centrale. Il sait grâce aux archives qu’elle est dépourvue de capteur périphérique, seul mode de protection choisi par le propriétaire des lieux. Les capteurs volumétriques étaient trop dispendieux aux yeux de ce dernier, sa police d’assurance aussi, raison pour laquelle il décida de la résilier.
Jacques se hausse d’un mètre, puis d’un deuxième, tend le bras en direction du surplomb. Son pied gauche dérape, sa main droite se referme sur le vide et retenant un cri, il s’écrase lourdement trois mètres plus bas, dans la plate-bande de simples.
Il rage. Il sent que son dos n’a pas aimé la chute. Quand il s’exerce à la salle ou à Fontainebleau, il est assuré. Il a oublié combien la chute pouvait être douloureuse. Trop confiant, il n’a pas pris le temps de s’assurer à chaque prise de la solidité de la plante. Une erreur de débutant, à cinquante ans passés. Heureusement qu’il s’en tire sans grands dommages.
Jacques décide alors de s’attaquer à l’ascension par le côté droit. Il avance prudemment pour limiter au maximum le crissement des graviers qui s’étendent derrière la maison. Arrivé à l’angle, il prend une grande inspiration et commence l’escalade. Il accède sans problème à la fenêtre. Il monte sur le bord et grimace. Un début de lumbago. Il doit continuer pendant qu’il est chaud, dans une heure ça sera absolument insupportable.
Collé au mur, il se coule jusqu’à la seconde fenêtre, puis atteint le balcon. Là, il grimpe sur la rambarde métallique, s’aide de l’avancée surplombant la fenêtre. Il tire sur ses bras, coince ses pieds de chaque côté de la fenêtre en prenant soin de ne pas heurter les volets. En grimaçant à cause de son dos endolori, il étend son bras et sa main vient trouver une mince corniche. L’appui est suffisant pour lui permettre d’envoyer son autre main. Il remonte doucement, centimètre après centimètre ses pieds toujours bloqués dans l’encadrement de la fenêtre. Il pousse sur ses cuisses, sa main gauche trouve un rebord. Il tire. Le rebord, la vieille gouttière en zinc, lui reste dans la main. Il glisse mais se rattrape in extremis. Il n’a pas chu mais a perdu vingt précieux centimètres dans la manœuvre.
Jacques ne désespère pas. Il lance au loin le bout de métal et se contracte aussitôt, repensant aux graviers. Le spasme lui provoque un élancement des plus pénibles dans les reins. La crainte de Jacques était bien inutile : lancée avec assez de force, la gouttière a atterri silencieusement dans l’herbe.
Jacques, à force de technique, de souffrance et de patience, réussit à atteindre la fenêtre visée. Il se cale confortablement à sept mètres de hauteur, extrait ses outils de son sac-à-dos et force la fenêtre.
Jacques pénètre dans une chambre déserte mais propre. Il en fait le tour silencieusement, observe les carrés plus clairs sur les murs. Soudain, un doute affreux l’assaille. Sa respiration s’accélère. Il passe dans la chambre contiguë. Le même vide désolé.
Alors Jacques se précipite au premier étage aussi vite que son dos lui permet. Là, c’est l’affliction, la désolation, un spleen parfaitement adapté à l’ambiance du Mansart.
Toutes les pièces sont vides, désespérément vides. Non seulement il n’y a plus rien à voler, mais en plus, il n’y a plus rien à craindre. Plus de frisson. Plus d’enjeux. Jacques hésite à laisser s’exprimer son acrimonie mais se retient.
L’esthète en lui le pousse à visiter les lieux, ce qu’il fait avec la même décontraction qu’un visiteur de musée. Constatant à la fois l’état de délabrement et la grande propreté des lieux, il suppose que le propriétaire a fini par vendre faute de moyens financiers. Ceci explique aussi la résiliation de l’assurance.
Dix minutes plus tard il est ressorti. Ses reins le martyrisent. Par chance, la porte sur rue s’ouvre de l’intérieur. Il n’a pas de mur à franchir. En refermant la porte, il déchiffre l’écriteau : vendu par Millot immobilier. Une seconde d’attention lui eut évité bien des déboires. Que de fautes ce soir, que de fautes !
Jacques regagne sa voiture en marchant. La progression est de plus en plus difficile. Il s’assied comme il peut dans sa voiture, rechausse ses lunettes et tourne la clef. Rien. Il retente. Pas même un sursaut.
Jacques soupire, car crier est trop douloureux. Il actionne la manette qui ouvre le capot, s’extirpe de l’habitacle. C’est un beau lumbago qu’il s’est fait. Il ouvre le capot, inspecte le moteur. Il ne voit rien. Pris d’un doute, il regarde plus attentivement la batterie. Un des câbles est détaché. Il le replace, soulagé d’avoir trouvé la probable cause de la panne. Il remonte… Oui ! La voiture démarre et Jacques reprend la route.
Il gare sa voiture juste devant chez lui. Une chance. Il tape son code, traverse le hall en s’aidant du mur. Il emprunte les escaliers. La montée des trois étages est une véritable torture. Il aurait dû voter pour l’ascenseur à la dernière AG. Il arrive enfin devant son appartement. Il tourne la clef dans la serrure, pousse la porte. La lumière du séjour lui révèle un appartement sens dessus dessous.
Figé sur son paillasson, Jacques peine à y croire. Il s’est fait cambrioler.
Directeur des Ressources Humaines
4 ansBravo Nicolas, tu viens sans effraction mais avec talent divertir et enrichir notre quotidien !