La politique contre la culture universelle : Sainte Sophie prise en otage
La faiblesse du président Turc sur la scène politique intérieure, sur fond de pressions religieuses, fait à nouveau de Sainte Sophie un enjeu politique. La perte de son statut de musée est déjà un drame culturel et artistique.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a annoncé la fermeture de Sainte-Sophie au public.[1] Cette décision entérine la promesse de campagne, faite lors des municipales à Istanbul de 2019, de rétablir le statut de mosquée à Ayasofya (Sainte-Sophie en turc). Cet acte, pris unilatéralement, et sans concertation de l’UNESCO, annihile le statut de musée de Sainte-Sophie. L’ouverture exclusive au culte, permise depuis le 24 juillet 2020, menace la préservation de l’identité multiculturelle de Sainte-Sophie et détruit un symbole laïque, celui de l’universalité du musée, acté par la République de Mustafa Kemal Atatürk en 1934.
Sainte Sophie fait partie de l’ensemble des Zones Historiques d’Istanbul, protégé par la Convention de l’UNESCO de 1972. La valeur exceptionnelle et universelle du lieu justifie sa nécessaire protection, et préservation, pour les générations futures. L’architecture de Sainte-Sophie relève du génie humain. Elle reflète aussi un lien culturel entre l’Orient et l’Occident. Erigée au VIème siècle, sur le modèle du Panthéon romain elle fut le cadre du couronnement des empereurs Byzantins. Justinien fit venir des régions de l’Empire d’Orient plus de dix mille ouvriers, dont la diversité culturelle se reflète aujourd’hui dans l’architecture de la basilique. Elle est convertie en mosquée au XVème siècle sous la domination Ottomane. Sainte-Sophie est devenue une référence architecturale aussi bien pour les lieux de cultes, églises ou mosquées, que pour les édifices destinés au pouvoir séculaire, à Byzance, plus tard Constantinople, mais aussi en Occident. Des répliques de Sainte-Sophie en perpétuent le souvenir à Thessalonique, Trabzon et Iznik... Cette influence sur l’architecture, particulièrement par l’organisation de l’espace et les choix stylistiques en fait aujourd’hui un témoignage historique exceptionnel ; un patrimoine universel extraordinaire. Le bâtiment témoigne de l’histoire des civilisations byzantines et ottomanes qui se sont succédées à Istanbul. Elle manifeste l’évolution des systèmes politiques et religieux importés d’Europe et d’Asie pendant seize siècles. L’identité de Sainte-Sophie ne peut plus se définir par le culte aujourd’hui. Ainsi, Mustafa Kemal Atatürk l’avait laïcisée, instituant un musée pour l’humanité et ouvrant son pays vers l’universalisme.
Le 10 juillet 2020 le musée est à nouveau une mosquée. La préservation de l’universalité du lieu devient difficile à envisager. En tant qu’Etat signataire de la Convention de 1972, la Turquie a pour obligation de notifier tout changement de statut à l’UNESCO, et de soumettre le dossier à l’examen du Comité du Patrimoine mondial. Etape nécessaire dont le président Erdogan s’est pourtant dispensé. Dans un communiqué de presse consécutif au décret pris par le président, Audrey Azoulay, Directrice Générale de l’UNESCO, rappelle que le statut de musée de Sainte-Sophie reflète « l’universalité de son héritage » et en fait un puissant « symbole de dialogue ». L’UNESCO mène actuellement une expertise visant à identifier si la perte du statut de musée pourrait impacter la valeur universelle de Sainte-Sophie. Ce critère d’universalité légitime la protection de Sainte-Sophie en tant que patrimoine mondial. Si l’universalité ne peut plus être caractérisée, le bâtiment devrait être rayé de la liste du Patrimoine Mondial de l’Humanité. Dans ces circonstances aucun texte ne pourrait s’opposer à l’altération définitive du lieu.
Instrumentalisation de la religion à des fins partisanes et géopolitiques
L’histoire a prouvé que ni le christianisme, ni l’islam, peuvent prétendre à l’exclusivité du culte à Sainte-Sophie. Le statut de musée permettait de réunir l’œuvre des religions et le geste laïque afin de préserver le lieu tant de l’idéologie séculaire que du dogme de l’une des deux religions. Le musée n’était d’ailleurs pas un obstacle au respect de la prière ; une partie du bâtiment étant réservée aux rites et à la lecture du Coran depuis 1991. En supprimant le statut de musée et en dédiant l’exclusivité du lieu au culte, la décision du président Erdogan instrumentalise l’islam à des fins politiques. Ce décret doit d’abord être positionné au sein de l’agenda électoral du parti de la justice et du développement (AKP), parti islamique dont Erdogan est le président général depuis mai 2017. Lors des élections municipales de juin 2019 à Istanbul, le parti AKP est mis en minorité par l’opposition. Ekrem Imamoglu, candidat du parti républicain du peuple (CHP), devient maire d’Istanbul. En réaction à cette fragilisation du pouvoir, la modification de statut permet de consolider la base électorale conservatrice du parti AKP, opposée à la laïcisation et entretenant les succès du roman national ottoman. Dans son discours du 10 juillet, le président n’hésite pas à comparer la transformation de Sainte-Sophie à la reconquête de la mosquée Al Aqsa par Saladin en 1187, succédant à l’ingérence des Croisés qui y voyaient le site de l’ancien Temple de Jérusalem. Sans aucune recherche de concertation politique, la décision d’Erdogan a étouffé le débat soulevé par l’opposition pro-kurde, représentée par le parti démocratique des peuples (HDP), favorable à la conservation du statut de musée.
La cérémonie d’ouverture à la prière, tenue le 24 juillet 2020, démontre l’objectif politique et stratégique, interne à la Turquie mais aussi sur le plan international, de la décision d’Erdogan. L’inauguration est organisée par le parti AKP, avec le soutien du parti d’action nationaliste (MHP). Sont présents à cet événement, pourtant exclusivement religieux, les représentants des états alliés de la Turquie : l’émir du Qatar Tamim bin Hamad Al Thani, le président azéri Ilham Aliyev, et le premier ministre libyen Fayez el-Sarraj.
Changer le statut de musée en mosquée est aussi un acte dirigé à l’encontre d’Athènes. La Grèce exprime depuis 2018 sa préoccupation quant aux initiatives de la Turquie visant à remettre en question le statut de Sainte-Sophie, considérée comme l’un des lieux symboliques du passé orthodoxe d’Istanbul. La transformation en mosquée est perçue comme un coup de grâce par l’état grec, irrité par la tendance du parti AKP à renouer avec le passé ottoman. Dans un communiqué de presse paru le 11 juillet 2020, la ministre de la culture grecque, Lina Mendoni, condamne la provocation faite par le président turque, et estime que : « Le nationalisme dont fait preuve le président Erdogan ramène son pays six siècles en arrière ».
Souveraineté turque et impuissance internationale
Face à cette modification unilatérale de la part d’Erdogan, l’UNESCO est impuissante. Dans le communiqué de presse publié le 10 juillet 2020, l’UNESCO rappelle au gouvernement turc l’importance de la préservation de l’universalité de Sainte-Sophie. Toute décision qui aurait « des conséquences sur l’accès physique, sur la structure du bâti, sur les biens mobiliers et sur le mode de gestion du site » sont susceptibles de sanctions selon la Convention de 1972.
Cet avertissement n’est que formel car la classification de Sainte-Sophie, en tant que Zones historiques d’Istanbul, au patrimoine mondial de l’UNESCO ne permet pas d’outrepasser les lois de souveraineté nationales turques. Il n’existe pas de législation spécifique supranationales permettant la protection des biens du patrimoine mondial. Erdogan fait de la souveraineté nationale un argument justifiant l’absence de concertation avec l’UNESCO. Dans un discours du 3 juillet 2020, le président ferme toute possibilité de négociation, qualifiant l’accusation contre la Turquie au sujet de Sainte-Sophie d’« attaque directe au droit à la souveraineté turque ».
Pourra-t-on encore visiter Ayasofya ?
Le constat est pessimiste à ce jour. Avec cynisme le président Erdogan affirme le 10 juillet que les portes de Sainte-Sophie resteront ouvertes à tous, Turcs et étrangers, musulmans et non-musulmans. Quatre jours plus tard, le 14 juillet, l’Autorité des Affaires Religieuses Diyanet, remplace le Ministère de la Culture et du Tourisme dans la gestion et l’administration de Sainte-Sophie. La visite est restreinte ; soumise à conditions. Celle-ci ne sera autorisée qu’en dehors des heures de prières et les représentations chrétiennes, iconoclastes, seront dissimulées. Dès la cérémonie d’ouverture à la prière, le sol aura été recouvert d’un tapis turquoise, couleur représentative des meetings politiques d’Erdogan. L’intérieur de Sainte-Sophie subit des modifications dont personne ne peut réellement mesurer l’ampleur. Ces actes de détournement et de révision de l’art et de l’histoire sont encore en cours. Il parait inévitable que les nouvelles conditions d’entrée dans la mosquée aboutissent progressivement à une chute de la fréquentation touristique et laïque. Personne n’entre dans une mosquée comme dans un musée. Le cas de Sainte-Sophie à Trabzon, reconvertie en mosquée en 2013, est un précédent. Tugba Tanyeri Erdemir, chercheuse à l'Université de Pittsburgh, constate la baisse drastique du nombre de visiteurs suite à sa reconversion, notamment parce qu’ils ne pouvaient plus admirer les fresques de l’église-musée[2]. Cette décision a eu des retombées alarmantes sur l’économie locale qui reposait essentiellement sur le tourisme.
La suppression du statut de musée marque la fin de la préservation du patrimoine culturel et artistique universel de Sainte-Sophie. Si l’Etat turc demeure souverain dans la gestion du patrimoine national, fut-il reconnu de valeur exceptionnelle et universelle pour l’humanité, le processus d’examen initié par l’UNESCO en octobre 2020, a pour objectif d’analyser les conséquences de ce changement de statut. Il est toujours en cours. Aucune conclusion sur la préservation par l’UNESCO de Sainte-Sophie ne peut être tirée à ce jour. Les résultats de la mission seront soumis au Comité du Patrimoine Mondial en juillet 2021. Il est à espérer que le coup politique mené par Erdogan n’atteindra pas l’âme de Sainte-Sophie, enrichie par seize siècles de résilience.
Joséphine Peraldi
[1] Décret du 10 juillet 2020.
[2] Interview in Le Point, 2 juillet 2020.
Commercial chez Les petits durs
3 ansArticle passionnant
CetteFamille - Colocations pour seniors en perte d'autonomie
3 ansTrès intéressant, merci Joséphine !