La protection des données personnelles, garantie de la Liberté

La protection des données personnelles, garantie de la Liberté

En ce froid matin de janvier, je rédige en toute urgence un article que j'aurais dû rendre depuis déjà bien trop longtemps. A un moment, je me pose la question de la compatibilité des smart cities avec les concepts clefs du droit des traitements de données personnelles. Je me pose alors la question de la possibilité de rester libre et non déterminé dans cet environnement numérique urbain qui se dessine. Cette réflexion rejoint un agacement suscité, hier, par la lecture d'un article d'un professeur de philosophie souhaitant activement, au nom de sa conception très éthérée de l'idée de liberté, autoriser et même généraliser la vente par tout un chacun de ses données personnelles.

Je résume de manière à peine caricaturale son propos: "Y'en a qui disent que vendre ses données personnelles c'est pas légal en France et en Europe à cause de la protection de la dignité de la personne humaine. Mais bon vous comprenez l'idée de dignité, c'est flou, c'est compliqué, c'est du droit et donc c'est suspect car les juristes sont bien connus pour embêter tout le monde avec leurs trucs d'un autre temps, alors que vendre ses données personnelles comme on vendrait les patates qu'on a fait pousser dans son jardin, ben c'est plus simple et c'est ça la vraie liberté. Alors bon c'est mieux si on abroge toutes ces vilaines réglementations qui empêchent ces pauvres français de devenir tous millionnaires en vendant leurs données personnelles, comme aux Etats-Unis où ils sont trop forts. Et puis la règlementation ça embête les start-ups et ça c'est vraiment pas bien".

Bref, au confluent de ces petits tourments matinaux, je me suis dit qu'il me fallait partager une petite mise au point scientifique sur l'enjeu de fond de la protection des données personnelles, à savoir la protection de la liberté de l'individu contre une vision trop rationalisée, trop cybernétique, de la vie en collectivité. Ci-après donc, un extrait de ma thèse, pp. 465-466 (en accès libre au lien suivant: https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01340600v1):

"Chapitre 2 – La non-réductibilité de la protection des données personnelles à la protection de la vie privée

S'il existe des points, nombreux, de convergence entre protection de la vie privée et protection des données personnelles, les deux ne peuvent être totalement assimilées. La première recoupe, dans le cadre de sa dimension sociale et non purement personnelle, un certain nombre d'intérêts également garantis par la protection des données personnelles, mais n'épuise pas l'étendue des garanties que cette dernière apporte à la pérennité d'un régime démocratique.

En effet, un des fondements de la liberté de traitement des données personnelles est cette exigence propre à toute institution de pouvoir se gérer sans contraintes afin d'être un minimum efficace, donc pérenne. Le développement des théories de l'information et des sciences de l'organisation au sortir de la seconde guerre mondiale a conduit à systématiser une telle exigence, par la reconnaissance théorique de l'importance de la gestion de l'information dans un groupe. Cette dynamique d'ensemble a encouragé le développement d'une conception technocratique1 de l'exercice du pouvoir. Cette dernière s'inscrit dans l'esprit des œuvres de Saint-Simon et d'Auguste Comte, que l'on peut résumer par la formule célèbre de ce dernier : « Le gouvernement des choses remplace celui des hommes »2. Dans cette forme de gouvernement3, la légitimité administrative éclipse la légitimité politique et devient la seule finalité du gouvernement. Elle constitue une fin en soi, alors qu'elle n'était conçue initialement, lorsque le pouvoir royal en France a développé la Police partir du XVIème siècle, que comme un complément de la légitimité politique4. Dans l'optique d'un tel gouvernement scientifique, lorsqu'une norme est édictée, « c'est alors qu'il y a vraiment loi, en politique, dans le sens réel et philosophique attaché à cette expression par Montesquieu»5, c'est à dire au sens où « les lois ; dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses »6.

Le succès de ces théories, et surtout de leur mise en pratique au travers de la consécration d'une liberté très étendue de traitement des données personnelles, aboutit certes à ce que l'exercice du pouvoir soit, globalement, plus rationnel et plus efficace qu'il ne l'était durant les siècles précédents. Mais cette rationalité et cette efficacité, poussées dans leurs conséquences ultimes, remettent en cause les présupposés de base conditionnant l'existence même d'un régime démocratique.

En effet, la démocratie apparaît comme « indissolublement liée à l'idée de liberté »7. La liberté qu'évoque Georges Burdeau comme étant à la base du phénomène démocratique n'est pas cette liberté des anciens consistant à participer aux affaires de la Cité mais cette liberté des modernes que nous connaissons mieux sous le terme d'autonomie individuelle. En effet, pour cet auteur, « la liberté politique n'est pas une fin en soi »8, elle ne constitue qu'un moyen au service d'une finalité : la réalisation de l'idéologie libérale9. Il résulte de cette conception que la protection de cette « liberté-autonomie » constitue la première et dernière ligne de défense de l'idéal démocratique. Cette liberté se définit comme « une prérogative inhérente à tout être humain et grâce à laquelle il doit être en mesure d'assumer son destin (…) [,qui] se traduit par l'absence de contrainte, par le sentiment d'une indépendance tant physique que spirituelle »10.

Or, cette liberté des Modernes, condition de la démocratie, est menacée par une liberté non réglementée de traitement des données personnelles. Au sein du droit des données personnelles, le droit relatif à la protection des données personnelles constitue alors une garantie d'un régime démocratique à deux égards : d'une part, en constituant une garantie de la dignité de la personne humaine face aux risques de réification encouragés par le développement technologique (Section 1) ; d'autre part, en assurant une fonction de garantie face à l'arbitraire des personnes publiques ou privées, accru par le développement de ces mêmes technologies (Section 2)".


Notes de bas de page:

1MATTEI Jean-François, « L’État moderne et l'inflation de la technocratie », in GOYARD-FABRE Simone, L’État au XXème siècle : regards sur la pensée juridique et politique du monde occidental, Vrin, 2004. Selon cet auteur, le terme de « technocratie » n'est apparu en France qu'à partir de la traduction de 1947 de The Managerial Revolution de John Burnham, plus connu chez nous sous le titre L'ère des organisateurs. La voie tracée par cet auteur d'une évolution de la société, à partir de convergences observées avant la seconde guerre mondiale entre les évolutions des États-Unis, de l'Allemagne hitlérienne et de l'URSS, conduisant à mettre au pouvoir non pas des politiques mais des « organisateurs » d'un nouveau genre, les manager, « faisait pendant, en un mode pessimiste, à l'analyse pleine d'espoir de Saint-Simon un siècle plus tôt. En 1830 déjà, le Catéchisme des industriels prévoyait la constitution d'une société nouvelle formée par l'association des industriels, (…), selon un mode de compétence technique reconnu, et administrée par une gouvernement de savants, de chefs d'industrie et d'artistes » (p. 291). Pour une approche spécifiquement centrée sur l'informatique, voir JAMOUS Haroun et GREMION Pierre, L'ordinateur au pouvoir. Essai sur les projets de rationalisation du gouvernement et des hommes, Seuil, 1978.

2COMTE Auguste, Système de politique positive, 3ème cahier du « Catéchisme des industriels » in Œuvres de Saint-Simon, huitième volume, E. Dentu, 1875, rééd Œuvres de Claude-Henri de Saint-Simon, Tome IV, éditions anthropos, 1966, p. 131.

3Pour autant qu'il est possible de considérer la technocratie comme une forme de gouvernement. Nous employons cette expression à défaut d'une autre qui serait plus appropriée.

4Voir supra, Introduction générale, chapitre 3, les références à l'ouvrage précité de Paolo Napoli.

5COMTE Auguste, op. cit., p. 131.

6MONTESQUIEU, De l'esprit des lois, nouvelle édition, Londres, 1767, Tome 1, Livre I, chapitre premier, p.1.

7BURDEAU Georges, Traité de science politique, Tome V – Les régimes politiques, 3ème édition, LGDJ, 1985, p. 520. Cet auteur précise, à la suite, que « sa définition la plus simple, le gouvernement du peuple par le peuple, n'acquiert son plein sens qu'en considération de ce qu'elle exclut : le pouvoir d'une autorité qui ne procéderait pas du peuple. Il apparaît ainsi que la démocratie est d'abord un système de gouvernement qui tend à inclure la liberté dans les relations de commandement à obéissance inséparables de toute société politiquement organisée. L'autorité y subsiste sans doute, mais elle est aménagée de telle sorte que, fondée sur l'adhésion de ceux qui lui sont soumis, elle demeure compatible avec leur liberté »

8Ibid., p. 520.

9Ibid., p. 521 : « Entendu comme instrument de la liberté, la démocratie apparaît dès lors comme inséparable de la philosophie libérale. Les droits qu'elle protège sont des facultés que l'individu doit à sa nature ; il lui appartient de les réaliser. Tout le système gouvernemental doit donc être aménagé de manière que le Pouvoir ne puisse entraver cette entreprise. Le droit politique s'adosse à la liberté individuelle, il ne se justifie que par elle et n'a d'autre objet que d'assurer son épanouissement ».

10Ibid., p. 520.

Gérald Santucci

President of European Education New Society (ENSA) Association

6 ans

Merci de cet excellent papier qui met bien les choses au point. Je souhaite qu'il bénéficie d'une très large diffusion et serve de fondement ou au moins de contribution à un large débat démocratique impliquant toutes les parties prenantes (autorités publiques, entreprises, citoyens, universitaires...). Le texte est logiquement centré sur le cas français, et c'est normal, mais je pense qu'il faudrait aborder le sujet au plan européen. Il y a une spécificité européenne de la protection des données personnelles qu'on ne retrouve pas ailleurs dans le monde (le concept de "privacy" fut réinventé dans une région de l'Allemagne en 1969 et le Règlement - loi - européen sur la protection des données personnelles - GDPR - qui entrera en vigueur en mai est le seul dispositif au monde qui aborde la question de manière horizontale/universelle. Derrière ce Règlement se profile une vision de la société et de l'équilibre à trouver entre liberté et sécurité (au sens large). Je regrette pour ma part l'importance qui a été donnée en France au principe de precaution qui, à mon avis, handicape plus qu'il ne conforte la vision que nous devrions avoir de la protection des données personnelles ; il eût mieux valu un principe d'innovation... (à suivre)

Thierry ROBY

Consultant juridique en conformité RGPD | DPO Certifié

6 ans

Vous pourriez inviter ce professeur de "philosophie" à relire (ou lire dans son cas) l'étude du Conseil d'Etat http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Rapports-Etudes/Etude-annuelle-2014-Le-numerique-et-les-droits-fondamentaux bon courage.

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