La "Revue générale" une note de lecture sous la plume de Jean Lacroix à propos de mon livre "Composer avec le monde"
NOTE DE LECTURE Revue générale N°2 - hiver 2020
Jean Lacroix
Patrick Dheur : Composer avec le monde. Sept notes pour se comprendre.
Il n’est pas si courant qu’un compositeur de notre temps prenne la plume pour évoquer dans le même temps sa création musicale et son expérience d’interprète. L’occasion est donc belle de découvrir l’ouvrage de Patrick Dheur, d’autant plus qu’il est Belge. Né à Liège, dont il est citoyen d’honneur, il est l’auteur de deux autres ouvrages, le premier paru chez Luc Pire en 2001, La Musique du bout des doigts, propos impromptus, et le second chez OBC en 2013, un récit théâtral, Grétry de tous les temps, compositeur que Patrick Dheur connaît très bien, puisqu’il est le conservateur du Musée Grétry situé dans la Cité ardente, en Outremeuse, dans la maison natale de l’auteur de Richard Cœur de Lion. Après ses études de piano au Conservatoire de Liège, Patrick Dheur se perfectionne auprès de Nikita Magaloff, Paul Badu- ra-Skoda et Lucette Descaves, remporte le premier prix du Concours international Szymanowski et est choisi par Leon Fleisher (décédé le
2 août de cette année, cet immense virtuose a remporté le Concours Reine Elisabeth en 1952) pour étudier aux États-Unis, à Baltimore. Patrick Dheur jouit d’une renommée mondiale et donne de nombreux concerts comme soliste ou avec orchestre dans de nombreux pays. Il pratique aussi la musique de chambre. Dans le présent ouvrage, rédigé au crayon, le même qu’il utilise pour écrire la musique, dit-il dans son avant-propos, il explique qu’il est né avec l’envie et le besoin de com- poser : « Créer des sons et des harmonies était mon plus beau jeu avec le piano. » Au fil des pages, l’auteur nous fait partager sa découverte de la technique de l’écriture musicale, son goût pour l’improvisation et la part d’’imagination qui est « la matière primordiale de la créativité ». Pas à pas, il explique les étapes du projet, ce qu’il appelle les stades, chaque œuvre ayant sa propre histoire : l’idée, la maturation, qui s’élabore comme un bouillonnement intérieur, avant les esquisses puis la rédaction en elle-même, au cours de laquelle le processus consiste aussi à « contrôler en permanence l’inspiration éphémère née dans la passion de l’improvisation ». Une fois le travail achevé, il y a la relecture, les retouches nécessaires, qui peuvent aussi tenir compte de l’échange avec les futurs interprètes.
Conscient de la nécessité d’organiser son temps alors qu’il est sollicité pour donner des concerts, qu’il subit des contraintes administratives, que la gestion du calendrier nécessite des choix, Patrick Dheur insiste sur la part du travail et de la concentration qu’il réclame, dans une société où « l’hypnose sournoise et terriblement organisée des réseaux sociaux » peut se révéler envahissante. L’auteur ne sacrifie pas à la com- plexité technique, il préfère partager certains matériaux musicaux qui prennent sens et mettre en évidence « leur réalité poétique ». C’est sans doute cette dernière qui le guide à travers les sons, les instruments, les notes, la consonance ou la dissonance ou la phrase musicale. Car Patrick Dheur ne veut pas se laisser leurrer par les apports d’une technologie qui est de plus en plus sophistiquée, et dont il ne ressent pas l’envie ni la nécessité d’utilisation. Ce qu’il explique dans une comparaison lyrique qui laisse rêveur : « Peut-être parce que j’ai une fascination incessante pour la lumière chaude, changeante, vacillante, brillante, incertaine et remplie d’harmoniques colorées issues du feu, plutôt que pour l’éclairage uniforme d’une lumière artificielle. »
La place manque pour détailler les perspectives qu’un tel ouvrage, sincère, clair et souvent plein de pudeur, offre à la lecture. Parce qu’au-delà de son activité de concertiste à laquelle il fait référence, Pa- trick Dheur est aussi interprète de lui-même, ce qui lui permet d’évoluer dans sa création. Mais c’est vers ceux qui livrent sa musique au public que va sa reconnaissance, par exemple à Frank Braley et à l’Orchestre de Chambre de Wallonie. Le créateur sait que les interprètes donnent à l’œuvre sa signification. Le compositeur qu’il est, doté d’une oreille musicale qui est son bien le plus précieux, pratique les vertus de plaisir, de curiosité, de patience et de réalisme ; il insiste sur la transmission et sur le partage, avec les autres musiciens ou avec le public.
Un CD est joint à ce livre, dont on soulignera la qualité d’impres- sion, quelques photographies, notamment lors d’un récital au Carnegie Hall à New York en 2016, apportant à l’ensemble le reflet de la chaleur que l’on trouve au cœur d’une écriture souvent lyrique (on découvrira aussi l’un ou l’autre poème du musicien). Ce disque éclaire quatre aspects de l’écriture musicale de Patrick Dheur : le répertoire pour pia- no seul, les formes concertantes, la musique orchestrale et vocale et la musique de chambre. C’est un choix effectué parmi la bonne trentaine de numéros d’opus qui constituent le corpus du compositeur et il est judicieux. Il montre à quel point Patrick Dheur pratique une musique accessible, qui parle directement au cœur et à l’âme. On y constatera la part de spiritualité qui s’y trouve, notamment par le biais d’extraits d’un Évangile de Jean, cantate biblique pour soprano, baryton, chœur et orchestre, dont la portée est expliquée dans une note, ou dans les Visions des âmes pour piano. On y découvrira surtout Patrick Dheur interprétant plusieurs de ses œuvres, livrant ainsi son plus intime univers personnel et artistique. Au-delà du titre qu’il a choisi pour son livre, où les « sept notes pour se comprendre » résonnent comme un appel humaniste, le musicien évoque en fin de volume le langage universel de la musique et l’unité qui en découle : « Dans cette symphonie ima- ginaire, j’entends la “8e note”. C’est le diapason de la tolérance. Celui sur lequel s’accordent tous les instruments et tous les musiciens. Il est mon vibrant secret pour composer avec le monde. ». Un tel message est porteur d’espoir dans notre monde si malmené. C’est ce que confirme José Van Dam dans sa préface en remerciant Patrick Dheur de « suivre la voie parfois ardue du compositeur et serviteur de la musique, avec ses certitudes et ses hésitations, ses évidences et ses déceptions ».
Patrick Dheur, Composer avec le monde. 7 notes pour se comprendre. Pré- face de José Van Dam. Vottem, Snel, 2018, 101 p. (CD inclus).
Revue générale N°2 - hiver 2020