La russophonie : alternative à la mondialisation ou moyen d'ingérence?
La Russie doit conserver sa place d'acteur majeur incontournable face à ses trois puissants voisins (Chine, Union Européenne et Etats-Unis) sans en devenir un ennemi. Elle n'a donc aucun intérêt à mener une guerre ouverte contre eux et son importance militaire doit être réduite à l'utilisation limitée qu'elle peut en faire dans son environnement géographique immédiat.
Le partenariat stratégique avec la Chine signé en 1996 qui a abouti en 2004 à la fin de deux contentieux frontaliers concernant les îles Bolchoï-Oussouriskii et Tarabarov, zone tampon d'une base militaire russe aux frontières de la Chine, prouve qu'un dialogue avec la Russie est toujours possible, même si la peur de la Russie refait surface en Occident depuis la crise ukrainienne.
Cet accord montre que la réponse militaire russe n'est pas systématique et laisse supposer que les sanctions économiques prises par des pays occidentaux contre la Russie peuvent avoir des effets limités sur le long terme, car la Russie peut :
(1) obtenir de la Chine de nombreux biens manufacturés en échange de matières premières et de produits agricoles
(2) mettre en place une sphère d'influence selon une politique linguistique dans le cadre d'une stratégie intégrale. C'est ce point que je vais développer.
Le russe est aujourd'hui langue nationale, langue de travail ou seconde langue dans 16 pays, que ce soit pour toute la population ou pour certaines minorités. En 2006, ce sont ces minorités qui ont été visées par le programme de rapatriement pour tous les russes d'origine lancé par le Président russe et sensé compenser une forte baisse de la démographie, permettre l'entrée de devises et relancer l'économie.
Cet intérêt croissant pour les minorités russes et l'intervention directe en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du sud) ou cachée en Ukraine (Crimée et Donbass) laisse envisager un prochain redécoupage ethnique et fait craindre qu'à l'intérieur de certains états appartenant à l'Union Européenne comme la Lettonie, la Lituanie, l'Estonie et la Pologne ou hors Union Européenne tel la Moldavie (Transnistrie et Gagaouzie) des minorités russes demandent leur indépendance, aggravant l'exclusion de ces mêmes minorités, considérées comme une cinquième colonne. L'anticipation rationnelle sur ce sujet devrait pousser l'Union Européenne en faveur d'actions fortes pour, par exemple, les 500 000 russes de Lettonie, devenus apatrides par méconnaissance du letton obligatoire par la loi, et privés de facto de passeport comme de toute insertion dans la vie politique de leur pays.
Malgré ce contexte favorable à une géopolitique de l'émotion sur fond d'humiliation passée et sur la volonté d'une fierté à retrouver, la Russie ne s'est pas encore dotée d'une alliance culturelle ou linguistique alors qu'on estime à environ 60 millions le nombre de russophones (L1 ou L2) dans les pays frontaliers de la Russie, ce qui représente un poids politique non-négligeable. La politique internationale russe privilégiant la multipolarité; cette russosphère, à la fois aire linguistique ou culturelle, serait complémentaire d'organisations déjà existantes (Commonwealth, Organisation des Etats Ibéro Américains, Ligue des Etats Arabes, Communauté des Pays de Langue Portugaise ou Organisation de la Francophonie) devenant à la fois un instrument supplémentaire au profit des intérêts géostratégiques russes et un moyen de limiter l'uniformisation de la mondialisation.
Pourtant, par l'annexion de la Crimée, la Russie a réaffirmé son attachement face à ce qu'elle appelait auparavant les "étrangers proches". La protection des minorités russophones est devenue explicitement synonyme de défense de la nation contre les menaces extérieures et une tendance lourde de sa géopolitique. On peut alors se demander si une politique linguistique active ne serait pas désormais perçue par les états voisins comme une stratégie visant à leur éclatement au profit d'une accélération du regroupement des minorités russophones autour de la Russie et non comme un instrument d'affirmation de son influence culturelle dans un contexte de paix.
Ainsi, en agissant militairement en Géorgie et en Ukraine, la Russie a privilégié l'apparition de petits états satellites simultanément à une crispation de ses relations internationales tout en se privant, pour un temps, d'un des instruments de soft power qui aurait pu attaquer les volontés européennes et américaines de la région. La continuité géographique, autour de la Russie, des pays à forte présence russophone et les déclarations du Kremlin peuvent faire craindre l'ouverture d'une véritable politique linguistique identitaire comme
(1) instrument de division dans une Union Européenne qui a d'autres priorités,
(2) réapparition d'un nouvel espace de sécurité dans les années à venir
(3) soutien à la garantie des droits des minorités russes ou russophones hors-frontières par "leur adaptation dans le pays où ils vivent, avec la préservation délibérée de leur spécificité ethnoculturelle, mais également la mise au point de mécanismes pour leur migration légale et contrôlée en Russie" légitimant une ingérence accrue dans la politique des pays voisins autrefois membres de l'URSS.
Article initialement publié en juin 2016
sur le thème "Faut-il avoir peur de la Russie?"
pour le mooc France Université Numérique "Questions stratégiques" du CNAM