La souveraineté et l'intégrité de l'Europe sont en jeu

La souveraineté et l'intégrité de l'Europe sont en jeu

Je suis née dans une Europe rayonnante et confiante qui avait réussi à dépasser les stigmates de la guerre, se reconstruire et s’unir, sur les fonts baptismaux des pères fondateurs Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Altiero Spinelli, et plus tard de Simone Veil et d'autres. Depuis, nous européens avons pris pour acquis la paix, notre liberté, notre démocratie et avons cru en un continent protégé des guerres. Incrédules, nous n’avons pas cru ou pas voulu d’une défense européenne. Depuis déjà trois décennies, des mouvements contraires luttent contre toute avancée qui s’apparenterait à un début de fédéralisme. Une majorité d’européens se détournent des urnes, las de combats nationaux souvent étriqués et de l’absence de progrès tangibles dans leurs quotidiens. La désinformation bat son plein, les réseaux sociaux remplacent le débat public, les ostracismes remplacent les débats d’idée. La désespérance, l’ignorance et la haine progressent chaque jour.

Et que voit-on désormais à nos portes ? Un tyran d’un autre temps. « Qu’est-ce qu’un tyran ? » s’interroge Albert Camus dans Caligula :

-      « Une âme aveugle.

-      Cela n’est pas sûr… Mais un tyran est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son ambition »

Je ne crois pas à la schizophrénie de cet homme. Je crois bien plutôt à l’ambition préméditée de longue date d’un ex-espion du KGB, convaincu de sa destinée, prêt à embarquer son peuple dans un funeste combat, pour recréer un saint empire et la puissance, héritée d’un Stalingrad fantasmé, d’une nouvelle Union.

Lorsque Vladimir Poutine a été invité à s’exprimer en février 2007 à la conférence sur la sécurité en Europe à Munich, il a vertement dénoncé « l’unilatéralisme américain » d’un monde alors unipolaire. Personne n’avait alors vraiment prêté attention à ses propos quand il déclarait : « plus personne ne se sent en sécurité, parce que personne ne peut plus trouver refuge derrière le droit international ».

Tout part de là. Un homme qui n’a pas digéré la désintégration de l’URSS et l’humiliation de la toute-puissance américaine. Que de guerres ont trouvé leur source dans l’humiliation d’un peuple ou le ressenti d’un homme. Je suis peu friande d’analogies historiques, mais rappelons-nous quelques épisodes comme Dantzig, les Sudètes, l’Anschluss. Certes, comparaison n'est pas raison, mais il est passionnant de relire aujourd’hui comment fut conduite la propagande allemande pour l'annexion des Sudètes. Que dire aujourd’hui de l’irrédentisme de Poutine, ce nationalisme réclamant l'annexion des territoires où vivent des russes non rattachés à la Russie ? Que dire aujourd’hui de sa négation de l’Ukraine en tant que pays souverain ? La reconnaissance de la souveraineté de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en 2008 sur la Géorgie, l’annexion de la Crimée en 2014, la distribution de passeports russes dans le Donbass année après année pour russifier ces provinces : tout cela a été pensé et théorisé depuis 2007. Les tyrans ont le temps pour eux. Et l’Europe n’a rien voulu voir.

Poutine connait l’histoire, et en fin stratège, connait parfaitement les faiblesses des démocraties occidentales qui, elles, n’ont que trop peu appris de l’Histoire. Pas question de "mourir pour Dantzig", disait-on. Après les revers américains en Irak et en Afghanistan, et le retrait des forces françaises du Mali, Poutine a bien compris que les occidentaux ne savent plus gagner de guerre au sens politique. Il sait s’appuyer, mettre en place ou défendre des régimes autoritaires, de la Biélorussie à la Syrie, pour gagner en influence, conquérir des territoires, s’assurer les accès à des ressources naturelles. A coup de propagande, avec l’envoi de forces paramilitaires du groupe Wagner, et un sens aigu du timing, Poutine place ses pions. Il a compris que l’Europe et les États-Unis ne se battent plus que sur le terrain économique.

Je suis de celles qui ont souhaité un nouveau reset avec la Russie, un accord « de l'Atlantique à l'Oural », pour contrebalancer la puissance isolationniste américaine et impérialiste chinoise, pour redimensionner l’Europe et lui donner une façade vers l’Asie. Mais cela est sans compter la vision d’un Poutine qui ne voit pas en l’Europe un partenaire et préfère créer un nouvel ordre mondial en regardant vers l’Afrique et l’Asie… sans l’Europe. Cet espoir d’une alliance avec la Russie ne peut voir jour tant qu’un régime autocrate y règne en maître.

Ce n’est pas le 1er conflit en Europe depuis 1945. Voir les chars russes pénétrer en Ukraine nous rappelle forcément des images de Budapest 1956 ou Prague 1968. Il y a eu le terrible conflit en ex-Yougoslavie. Mais c’est la 1ère fois qu’un pays souverain avec à sa tête un président élu démocratiquement en Europe, est envahi au mépris précisément de la démocratie, de son peuple. C’est la 1ère fois depuis 1945 qu’un régime démocratique européen risque d’être renversé en Europe ; ses dirigeants sont directement menacés par le pouvoir russe.

A ceux qui pensent que le responsable est l’OTAN, c’est se méprendre sur les intentions originelles de Vladimir Poutine. L’OTAN n’a aucunement inquiété ou empêché le président russe sur tous les fronts qu’il a ouvert, en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie, ou en Ukraine. Si le président ukrainien a souhaité le parapluie de l’OTAN c’est qu’il craignait avant tout les visées de l’Ours russe et les événements de ces derniers jours lui donnent tristement raison. De facto, et par voie de conséquence, L’OTAN n’est plus en « état de mort cérébrale » comme le président français l’avait annoncé, suite aux difficultés avec la Turquie, elle est replacée au centre du jeu. Mais que peut faire l’OTAN aujourd’hui alors même que l’Ukraine n’en est pas membre ?

La réaction des occidentaux est regardée bien au-delà du Kremlin. C’est tout un ordre qui se met en place. Pékin regarde avec grand intérêt et réfléchit sur la manière de ‘traiter’ Taiwan. L’Amérique sera plus sensible sur le sujet taïwanais mais Xi Jinping est lui aussi grand stratège. La différence peut-être est que les économies américaines et chinoises sont plus encore interdépendantes l’une de l’autre, bien plus que la Russie et l’Europe ne le sont entre elles au-delà des questions énergétiques et bancaires.

Nous pensions que le 21ème siècle était né sur les ruines des Twin Towers le 11 septembre 2001. On peut penser qu’un autre 21ème siècle se dessine à partir d’aujourd’hui. La Chine regarde à l’échelle du millénaire, la Russie à l’échelle du siècle. Nos démocraties renouvellent leurs instances politiques tous les 4 à 5 ans et n’ont pas la capacité d’implémenter des décisions stratégiques à long terme. Les technologies démultiplient la force des régimes autoritaires, leur capacité à contenir les soubresauts de leurs propres peuples, agissent en profondeur contre nos intérêts.


Comment se préparer à rentrer dans un 21ème siècle incertain

Par-delà les réactions ces prochains jours des Occidentaux, et les salves de sanctions plus ou moins punitives et à effets variables, il convient de se préparer enfin à rentrer dans un 21ème siècle incertain. Nous avons déjà été saisis d’effroi de découvrir qu’un virus pouvait fermer des pays et mettre à terre notre manière de vivre. Nous sommes glacés de voir que la guerre frappe à nos portes, une guerre d’un autre temps - on nous parlait de drones et de soldats ‘augmentés’, on voit une guerre classique de tranchées et d’occupation. Il convient enfin de se préparer au pire, imaginer les scénarios les plus impensables, car c’est l’impensable qui nous frappe, du 11 septembre au coronavirus, et désormais la guerre en Europe.

Se préparer au pire, c’est avoir des lignes de défense et de contre-attaque asymétriques, par exemple être capable de brouiller les communications russes ou chinoises, avant d’être nous-même dans un trou numérique.

Se préparer au pire, c’est se donner les moyens de contrôler la désinformation et le sabotage, cesser d’être naïf face à des actions préméditées d’infiltration de nos centres névralgiques, autant dans certaines administrations que dans nos entreprises. En effet, nos entreprises ne sont aucunement préparées, ou bien trop faiblement, aux risques et menaces auxquelles elles sont déjà confrontées. Elles l’ignorent encore, pour la majorité d’entre elles.

L'histoire nous enseigne que pour garder la maîtrise de son destin, on doit se donner les moyens de sa sécurité. Or, notre monde, particulièrement le monde de l’entreprise, est un milieu poreux, nourri d’échanges commerciaux, technologiques et industriels qui, par nature, peuvent le fragiliser. Ces échanges sont sources de richesses mais aussi de risques. Nous sommes confrontés à un niveau de risque inégalé : aux risques d’espionnage ou de déstabilisation économique, déjà présents au siècle dernier mais s’intensifiant à l’ère du numérique, s’ajoutent des risques sociaux, environnementaux, sanitaires sans précédent. Face à ces défis d’une autre échelle, militaire, technologique, énergétique, climatique, nos équilibres sont bouleversés. Il convient d’apprendre à vivre et à préparer l’avenir dans un monde aux repères incertains. L’Europe et le France en particulier, doivent agir et penser autrement. Il ne sera pas aisé de convaincre les européens que nous sommes définitivement rentrés dans une nouvelle ère, complexe, mouvante. La guerre en Ukraine et notre réaction à tous en sont le point de départ.

Souhaitons que les armes puissent vite se taire et que le peuple ukrainien assiégé n'ait pas trop à souffrir. Il est malheureusement peu probable qu'il retrouve sa souveraineté et son intégrité avant longtemps. Aujourd'hui, nous nous devons de défendre l'Ukraine par tous les moyens possibles et faire renaitre l'espoir que la liberté, l'indépendance des peuples, et la démocratie soient encore des valeurs respectées au 21ème siècle. C'est la souveraineté et l'intégrité de l'Europe toute entière qui est en jeu.


-- Nathalie Chasques, Associée Fondatrice de NC Partners, s'exprime en son nom personnel.



Catherine CLOIX

Outplacement Dirigeants | Executive Coaching | Associée @Enjeux Dirigeants

1 ans

Merci #Nathalie Chasques pour cet éclairage pertinent sur le triste état de notre monde, et de notre Europe qui semble bien impuissante face à des colosses qui affutent leur stratégie à l'ode du temps long...

Delphine Barault

VP Commercial Partnerships flyingblue, Air France-KLM

2 ans

Toutes mes félicitations Nathalie! Ton analyse est passionnante. Rien de surprenant de la part d’une femme aussi passionnée qui porte haut les valeurs de la France.

📌 Romain Achard

Co-founder TheRamp.co / Publicité locale at scale

2 ans

Belle analyse et une terrible.impression d'être témoin d'une page tragique que j'espère nos petits enfants pourront lire dans les manuels d'histoire.

Merci pour cette analyse. Cependant, en lisant Timothy Snyder, j’ai cru comprendre que ce n’est pas la première fois que les ukrainiens donnent à l’Europe une leçon de défense de la démocratie. Leur comportement lors de l’occupation de la place Maidan avait déjà été héroïque, même s’il était peut-être passé sous les radars à l’époque.

Raphael Elmaleh

Retraité chez aucune/none

2 ans

“Il est malheureusement peu probable que le peuple ukrainien retrouve sa souveraineté et son intégrité avant longtemps.” Comment pouvez-vous en être si sûre ? Quant à Poutine, vous vous trompez: l’Europe l’intéresse, spécialement l’UE dont il ne cite jamais le nom. Car il sait que ce modèle européen est son pire ennemi, et à travers la “neutralisation” de l’Ukraine, c’est bien la fin de ce modèle légué par Monnet, Spaak, Adenauer, de Gasperi, Schuman, Spinelli, Veil… qu’il souhaite détruire.

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