La Suisse et l'Europe

La Suisse et l'Europe

La Suisse et l’Europe

Il est de bon ton, par les temps qui courent, de dénigrer la Suisse. Du 700e à Séville, l'autoflagellation s'est exercée avec une complaisance aussi douteuse que l'est celle des cantiques à la « Y en a point comme nous » ...

Or l'année même de la fameuse célébration paraissait, à Lausanne, un livre prodigieusement vivant et intéressant, substantiel et tonique, constituant la meilleure réponse à la démagogie à deux tranchants de la critique mortifère et de la louange béate. 

Avec Bâle et l'Europe, Alfred Berchtold nous invitait, aussi bien, à une traversée enthousiasmante de notre histoire culturelle, illustrant les liens organiques tissés entre la Suisse et l'Europe depuis des siècles et faisant revivre moult figures hors du commun, de Paracelse à Jung ou de Thomas Platter à Karl Barth. 

A l'opposé de ceux qui ne trouvent que le terme de « passéisme » pour jeter le discrédit sur notre mémoire communautaire, Alfred Berchtold est de ceux qui nous rappellent que les débats d'aujourd'hui sur la tolérance, la liberté, l'éthique ou les échanges entre cultures ont des sources où il fait bon se revivifier. Que la culture n'est pas qu'une vitrine exhibant de beaux objets ou qu'un festival perpétuel, mais un creuset de l'intelligence et de la sensibilité. Enfin que les ponts jetés entre les époques devraient l'être aussi entre nations et disciplines. 

Dans sa première grande fresque de La Suisse romande au cap du XXe siècle, Alfred Berchtold avait concrétisé une première fois cette curiosité tous azimuts et cet art de la synthèse, élargissant l'étude des œuvres littéraires à l'examen des filiations sensibles ou spirituelles, où l'on voyait par exemple un Ramuz voisiner avec le pacifiste Ceresole, le théologien Vinet ou le savant non conformiste Forel. Or c'est, assurément, cette grande aptitude à l'attention conciliante et à la réflexion constructive que le Prix de la Fondation Brandenberger vient consacrer à l'heure où resurgissent certaines crispations stériles entre Confédérés.

Si les livres d'Alfred Berchtold font référence, sa trajectoire personnelle est en revanche moins connue. (La Passion de transmettre, extraits d’entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages)

« Au commencement, j'ai eu la chance de vivre le bilinguisme. Je suis né à Zurich en 1925, mais c'est à Paris, à Montmartre, que j'ai passé mon enfance. Fils de paysan zurichois, mon père, qui travaillait dans l'entreprise de compteurs Landis & Gyr, fut délégué par celle-ci à Paris, où nous sommes restés jusqu'à la guerre. D'un côté je bénéficiais donc de l'enseignement plein d'abnégation des instituteurs de l'école laïque, et de l'autre je passais souvent mes vacances en Suisse, d'où je ramenais de pittoresques sujets de composition française. Dès mon enfance, j'ai marqué le plus vif intérêt pour la littérature et l'histoire. Fait assez cocasse : j'étais alors abonné à Benjamin, un journal instructif pour la jeunesse dont le sponsor n'était autre que le chimiste Brandenberger. A l'époque, ce monsieur était déjà fort estimé à Paris aux titres d'inventeur de la cellophane et de philanthrope... 

— Comment vous sentiez-vous au milieu des titis de la Butte ?  

— J'étais normalement intégré. Je me sentais bel et bien suisse, sans fierté excessive ni complexe d'infériorité. Puis la guerre nous a ramenés à Zurich. De 1939 à la maturité, en 1944, j'ai donc passé à l'enseignement en allemand. Je suis reconnaissant à nos professeurs de nous avoir poussés à lire des œuvres importantes et formatrices, tel Henri le Vert de Keller. Dans nos classes zurichoises, en outre, régnait un climat de franche et vive discussion. Je n'avais pas du tout l'impression de vivre dans un pays anesthésié. Et déjà, moi qui n'ai jamais appartenu à aucun parti, j'affichais ma position passionnément centriste de conciliateur bilingue, ambidextre, et Gémeaux de surcroît ! 

— La guerre passée, vous vous retrouvez à Genève. Pourquoi cela ? 

— Charly Clerc me l'avait recommandé, à cause de Marcel Raymond. Et c'est là que j'eus une première révélation : les conférences de René Huyghe. Avec lui, j’ai découvert l'importance des liens de l'art avec la littérature. A la même époque m'est apparue la grandeur de Ramuz. Et puis, à 22 ans, en vacances à Paris, je suis tombé par hasard sur un article de Gonzague de Reynold, auteur dont j'ignorais encore tout — et dont je ne pourrais plus tard faire miennes toutes les options — qui m'a soudain confronté à la question d'une culture propre à la Suisse. Au fil de mes lectures, j'ai ensuite réalisé que ce pays que je croyais étriqué et un peu mesquin recelait à vrai dire de grandes richesses, mais en somme mal défendues par les Suisses eux- mêmes. 

— D'où votre premier inventaire polyphonique de La Suisse romande au cap du XXe siècle. A ce propos, avez-vous dégagé une définition précise de ce qu'on appelle la littérature romande ?

— Je n'ai jamais été passionné par les débats abstraits. Lorsqu'on aborde les questions de la suissitude ou de la tessinité, il me semble qu'on peut dire à peu près tout et son contraire ! En fait, plus que des débats idéologiques, il m'importait essentiellement d'aborder des types humains de forte carrure. Puis des filiations me sont apparues, des familles spirituelles, des thèmes révélateurs. Et c'est à cela que je me suis également appliqué en abordant le thème de Bâle, sans du tout « penser Europe » en me lançant dans mes recherches.

— Comment, cela dit, l'Européen de culture que vous êtes envisage-t-il aujourd'hui l'insertion de la Suisse dans l'Europe politique ?

— Je crains toujours de décevoir ceux qui pensent que celui qui a beaucoup étudié le passé a des visions éclairantes de l'avenir. Il est souvent arrivé que de bons historiens se montrent très mauvais prophètes. Je me sens, devant les choix à faire aujourd'hui, aussi partagé qu'une grande partie de nos concitoyens, redoutant à la fois l'aspect crispé ou étriqué d'un « Alleingang » et l'enthousiasme inconditionnel pour un avenir d'intégration européenne dont nous ne mesurons pas encore les conséquences précises. Ce qui me préoccupe, c'est le lien confédéral : l'idée que toute vision de la Suisse qui s'abstrait de l'Europe est impossible. Notre pays ne peut se suffire à lui-même. Mais je voudrais que les choix puissent être faits clairement et posément. Est-ce qu'une neutralité qui n'a plus de sens en fonction de l'Europe a ipso facto perdu tout son sens en fonction des autres continents et du monde ? Je pense par exemple à l'avantage de la neutralité pour des initiatives comme celles de la Croix-Rouge. Je voudrais que le sort de l'agriculture soit pesé très sérieusement. Cela dit, il faut accepter certains risques. Pour la jeunesse, il est vrai que la construction d'un continent peut avoir quelque chose d'exaltant. Si nous entrons dans l'Europe, c'est pour que celle-ci profite aussi de notre expérience en matière de fédéralisme. Les solutions appliquées ont parfois manqué d'imagination (je pense au Jura) ou de doigté. Mais notre longue expérience peut nous servir à éviter les généralisations mortelles qui font aujourd'hui le malheur de l’ex-Yougoslavie, entre autres. On a vu récemment qu'une résistance têtue des négociateurs (en matière de transports) pouvait aboutir à une réflexion élargie sur l'environnement. La Suisse peut renforcer le parti des petits pays. Ce pays, qui a donné tant de traducteurs, de psychologues et de pédagogues, devrait faire école dans le sens des complémentarités. Il faut que l'Europe se fasse dans le respect des petits ensembles. Quant à nous, nous serons de bons Européens si nous commençons par être à l'écoute de nos propres minorités...

 

Alfred Berchtold, auteur de fresques magistrales consacrées à la culture romande et bâloise, notamment, a reçu, en novembre 1992, le Prix de la Fondation Brandenberger.

Alfred Berchtold. Bâle et l'Europe, Payot 1991, 2 vol., 891 pages. 

La Suisse romande au cap du XXe siècle. Portrait littéraire et moral, 1964, 989 pages

 

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