La Turquie face à son "syndrome de Sèvres"

La Turquie face à son "syndrome de Sèvres"

Chronique in L'Expansion, octobre 2016.

On ne peut pas reprocher à Recep Tayyip Erdogan de pratiquer la langue de bois. Après la tentative de putsch en juillet, il a fustigé l’Union européenne « qui ne se comporte pas de façon sincère avec la Turquie » et qui la laisse « aux portes de l’Europe » depuis cinquante-trois ans. Et pourtant, l’UE reste de loin son premier partenaire commercial (en 2014, elle représentait 44% des exportations turques) : ses investissements drainent une économie aux nombreuses potentialités. Quant à l’UE, elle est désormais tributaire du bon vouloir d’Ankara pour la gestion de ses flux migratoires. A la fois pour les réfugiés qui souhaitent rejoindre son territoire et pour les djihadistes européens qui veulent gagner la Syrie.

Autrement dit, si les trajectoires de la Turquie et de l’UE ne convergent plus, elles se croisent sur des dossiers cruciaux. Elles ne peuvent tout simplement pas concevoir leur avenir l’une sans l’autre. Côté turc, l’attitude d’Erdogan correspond sans aucun doute à une nouvelle apparition du « syndrome de Sèvres ». Récurrente dans la vie politique turque, la mémoire du traité de Sèvres (1920) symbolise pour les élites turques la liquidation de l’Empire ottoman et la duplicité des puissances européennes. Elles entretiennent depuis lors une hantise de la trahison et de la dépossession avec ces dernières. Cette mémoire rejoue au moment précis où le président turc reprend l’initiative.

Sur le plan intérieur, il mène une purge bien au-delà des forces armées, afin de renforcer son pouvoir personnel et l’emprise de l’AKP sur la société civile. Ankara demande, par ailleurs, à Washington l’extradition du prédicateur islamiste Fethullah Gülen, présenté comme l’instigateur du putsch. Sur le plan militaire, l’intervention en territoire syrien a pour objectif principal de traiter la « question kurde ». Sur le plan diplomatique, l’amélioration des relations avec Israël s’est accompagnée d’un retournement de situation avec la Russie. Fin 2015, les deux pays étaient au bord de l’affrontement. A la différence des dirigeants européens, Vladimir Poutine a apporté un soutien sans faille à Recep Tayyip Erdogan lors du putsch. Membre de l’OTAN, la Turquie sait bien que son développement économique passe par l’Europe, mais elle privilégie dans l’immédiat sa sécurité régionale. Seule, avec son « syndrome de Sèvres ».

Thomas Gomart, directeur de l’Ifri

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