L’amorçage affectif (ou comment dépasser le déclaratif)

L’amorçage affectif (ou comment dépasser le déclaratif)

L’amorçage comme système de mémoire

L’amorçage (ou priming) est considéré à la fois comme un sous-système de mémoire et un paradigme. Dans le champ de la mémoire, l’amorçage fait partie de la mémoire implicite qui contraste avec la mémoire explicite ou déclarative. Un patient amnésique, qui souffre d’un déficit de la mémoire explicite et qui est incapable d’apprendre de nouvelles informations qu’il doit restituer de façon déclarative (par le langage), possède toutefois des performances d’amorçage intactes qui se manifestent par une facilitation du traitement d’un stimulus, due à la présentation antérieure de ce même stimulus. Par exemple, s’il est demandé au patient de lire une liste de mots qui contient le mot «jonquille», la probabilité qu’il produise « jonquille » ultérieurement lorsqu’on lui demande de produire des noms de fleurs sera plus élevée que si ce mot n’avait pas fait partie de la liste de mots. Cet effet d’amorçage est d’autant plus surprenant que le patient n’a aucun souvenir de la présence du mot jonquille dans la liste de mots. Un tel résultat, révélant une dissociation des performances de mémoire explicite et implicite, a été interprété en faveur d’une organisation de la mémoire en un système de mémoire explicite (déclarative) distinct d’un système de mémoire implicite dont l’amorçage fait partie.

L’amorçage comme paradigme

Si l’amorçage a été utilisé chez des patients amnésiques pour mettre en lumière la structure de la mémoire, il est utilisé également chez le sujet normal dans l’étude de différentes facettes du fonctionnement cognitif, sans lien direct avec l’encodage et la récupération d’informations en mémoire. Dans ce contexte, on parlera d’un paradigme (et non plus d’un sous-système de mémoire) qui permet par exemple d’étudier le lien entre différents types de représentations internes ou de mettre en évidence des préférences ou attitudes non conscientes.

 Ce paradigme est systématiquement composé des deux phases. Dans une première phase, une «amorce» est présentée, alors que dans une seconde phase, une cible doit être traitée. Le traitement de la cible est influencé par la nature de l’amorce. Ces deux phases peuvent constituer deux étapes temporellement distinctes, ou deux évènements qui se suivent directement, au cours du même essai d’une expérience, par exemple.

La notion d’activation de traces ou de représentations

L’idée générale rendant compte de l’effet d’amorçage est que la présentation de l’amorce active des représentations en mémoire (ou des traces mnésiques, selon le point de vue théorique adopté) et que ces représentations ou traces restent activées «pendant un certain temps» (la notion de temps est ici importante, car le délai dépend de la nature de l’amorçage). Lorsque la cible apparaît, son traitement est facilité par le fait que des représentation (ou traces) qui lui correspondent ont déjà été activées par l’amorce et sont encore activées. Ce phénomène implique trois facteurs: a) la présence d’une activation résiduelle des représentations en mémoire activées par l’amorce au moment de l’apparition de la cible; b) le fait que l’amorce et la cible partagent des représentations en mémoire ou; c) le fait que les représentations activées par l’amorce aient activé d’autres représentations qui leur sont associées et qui sont également activées par la cible.

En quelques mots, l’amorçage peut donc être défini comme un effet de facilitation du traitement d’un stimulus-cible par le traitement préalable d’un stimulus-amorce. Tout type de stimuli peut être concerné (mots, objets, visages…); ce phénomène est présent dans toutes les modalités perceptives (avec dans certains cas la possibilité d’amorçage intermodal); et les effets d’amorçage peuvent durer de quelques dixièmes de seconde à plusieurs secondes, minutes, heures, voire jours ou semaines (selon le type d’aorçage considéré).

Si l’amorçage est généralement considéré comme facilitateur (traitement de la cible facilité par la présence d’une amorce), il faut toutefois préciser qu’il peut exercer un effet inhibiteur sur le traitement de la cible. On parlera alors d’amorçage négatif. Dans de tels cas, le traitement de l’amorce engendre l’activation de représentations en mémoire incompatibles avec les informations nécessaires au bon traitement de la cible. Tout se passe comme si l’amorce poussait le participant à «emprunter une fausse route», incompatible avec la bonne résolution de la tâche demandée.

Différents types d’amorçages

 On considère différents types d’amorçages, selon la nature des liens entre l’amorce et la cible ou le type de représentations activées. Dans le cas ou l’amorce et la cible correspondent aux mêmes stimuli, on est en présence d’un amorçage de répétition permettant de mettre en évidence un amorçage perceptif. Ce type d’amorçage est très robuste et de longue durée. Dans le cas où l’amorce et la cible diffèrent perceptivement, l’ampleur de l’amorçage perceptif diminue avec l’accroissement de la différence (i.e., moins de traits perceptifs partagés). On parle d'amorçage sémantique lorsque l’amorce et la cible sont membres d’une même catégorie d’objets, par exemple, une chaise et un fauteuil. L’amorçage se manifeste dans ce cas par le partage de liens sémantiques en mémoire et non par le partage de traits perceptifs. On parle d’amorçage associatif lorsque l’amorce et la cible sont fréquemment associées, mais sans lien sémantique; c’est le cas, par exemple, d’un œil et d’un bœuf, qui ne sont pas sémantiquement liés, mais associés dans l’expression œil-de-bœuf; c’est le cas encore de l’association entre une marque et son égérie. On parle enfin d’amorçage affectif ou émotionnel lorsque les caractéristiques émotionnelles d’une amorce influencent (ou biaisent) le traitement d’une cible (émotionnelle ou non). La durée de ces derniers types d’amorçages est bien plus courte que celle de l’amorçage perceptif.

Certains auteurs distinguent l’amorçage affectif de l’amorçage émotionnel. L’amorçage affectif concernerait principalement l’influence de stimuli affectifs sur le comportement, alors que l’amorçage émotionnel concernerait plutôt l’effet des émotions sur le comportement. Dans cet article, nous utiliserons le terme d’amorçage affectif au sens générique pour décrire l’ensemble de ces effets.

L’amorçage affectif

Une tâche typique d’amorçage affectif consiste en la présentation de mots cibles qu’il s’agit de classifier selon leur valence, positive ou négative, le plus rapidement possible. Dans le cas où la cible est précédée d’un mot amorce de la même valence, la catégorisation de la cible se fait plus rapidement. L’explication réside dans le fait que l’amorce active automatiquement les propriétés émotionnelles qui lui sont associées en mémoire (ici, sa valence), et que lorsque la cible partage la même valence, la réponse de classification est facilitée. Par exemple, si la cible «divorce» doit être catégorisée selon sa valence (positive ou négative), la réponse (en principe négative) sera plus rapide si la cible est précédée d’une amorce de la même valence, comme le mot «tristesse», par rapport à une amorce neutre ou positive.

Sans entrer dans de détail des différents modèles théoriques rendant compte des effets d’amorçage affectif, il apparaît que le type de traitement devant être effectué sur l’amorce et sur la cible n’est pas anodin. En effet, dans le cas où l’amorce et la cible impliquent le traitement d’une dimension de même nature, comme c’est le cas dans l’exemple précédent avec la dimension de valence, l’effet obtenu peut résulter d’une compétition des réponses pour les essais dans lesquels la valence de la cible et de l’amorce diffèrent. En effet, dans le cas où l’amorce serait «joie» et la cible «divorce», l’amorce activerait automatiquement la réponse «positive» qui devrait alors être inhibée par le participant qui doit répondre «négatif» lors de sa catégorisation de la cible. Cette inhibition coûterait du temps, ce qui entraînerait une augmentation du temps de réponse. Un modèle de compétition des réponses peut donc être utilisé ici pour rendre compte des résultats, s’opposant ainsi à un modèle se basant sur une diffusion de l’activation au sein d’un réseau de représentations associées en mémoire.

Un effet présent en dehors de la perception consciente de l’amorce

Ce qui est remarquable, c’est que l’effet d’amorçage affectif juste décrit se manifeste également lorsque l’amorce est présentée sous le seuil de perception, rendant ainsi sa présence non détectable par le participant. Dans une série d’expériences en laboratoire, Virgine Sellem, Audric Mazzietti et Olivier Koenig ont réussi à induire une émotion de dégoût à des participants normaux en leur présentant des photos dégoûtantes qu’ils ne percevaient pas consciemment. Les auteurs ont utilisé pour cela la procédure de « Continuous Flash Suppression » (CFS) consistant à présenter les photos émotionnelles à un œil, alors que des carrés colorés fortement contrastés étaient présentés à l’autre œil. Lorsque les percepts de l’œil gauche et de l’œil droit étaient superposés (à l’aide d’un stéréoscope miroir), les participants ne percevaient consciemment que la série de carrés colorés (pour plus d’information sur l’expérience, voire l’article de KeyEmotion Lab «J’évite le serpent puis je le vois, ou je vois le serpent puis je l’évite? »). À la suite de cette phase d’induction émotionnelle via des stimuli non perçus consciemment, les auteurs ont observé que les participants orientaient plus facilement leur attention vers des stimuli susceptibles de répondre au besoin de propreté généré par la perception non consciente des stimuli dégoûtants. La tâche d’induction émotionnelle a donc fonctionné comme une tâche d’amorçage exerçant des effets sur le comportement, en absence totale de perception consciente de l’amorce.

Absence de prise de conscience du lien entre l’amorce et le comportement

Dans l’exemple précédent, les participants ne faisaient évidemment aucun lien entre les stimuli (qu’ils ne percevaient pas) de la tâche d’induction émotionnelle et la tâche principale. La présence d’un effet d’amorçage en l’absence de prise de conscience d’un lien entre phase d’induction et phase de test pu être mise en évidence dans de nombreuses expériences, même lorsque les stimuli étaient perçus consciemment.

Par exemple, Chartrand, Huber, Shiv, et Tanner (2008) ont montré que l’amorçage pouvait influencer des choix et des comportements dont l’origine échappait totalement à l’introspection des individus testés.  Ces auteurs ont effectué une étude dans laquelle ils ont demandé à des participants de constituer des phrases grammaticalement correctes en utilisant 4 mots parmi 5. Il s’agissait, par exemple, de constituer une phrase de 4 mots à partir des mots «he»,  «prestige»,  «what»,  «want», et  «did». La solution dans ce cas était «what did he want». Dans un groupe de participants, le mot positif et valorisant «prestige» était remplacé par le mot «frugal».  Les participants effectuaient alors une tâche distractrice de quelques minutes, pour qu’ils ne s’aperçoivent pas des liens entre la première tâche de constitution de la phrase et la tâche d’intérêt. Dans la tâche d’intérêt, ils devaient effectuer un choix hypothétique à propos de l’achat d’une nouvelle paire de chaussettes. Deux possibilités leur étaient offertes: acheter une paire chaussettes Nike pour la somme de 5,25 $ ou acheter deux paires de chaussettes bas de gamme pour 6,00 $.   Les résultats ont montré que la majorité des participants qui avaient été en contact avec le mot positif «prestige» choisissaient les chaussettes de marque. Lors d’un debriefing à l’issue de l’expérience, aucun participant n’a pensé que l’exposition incidente au mot «prestige» avait pu influencer leur choix.

Des associations non triviales

 Il peut être considéré comme relativement trivial qu’un mot de valence positive amorce une cible positive et qu’un mot de valence négative amorce une cible négative.  Par contre, qu’en est-il de situations plus ambiguës ? Une amorce désignant une couleur, un animal, une marque, un parti politique… va-t-elle faciliter la catégorisation de la cible dans la direction d’une valence positive ou négative ? De façon analogue, comment la présence d’une amorce positive ou négative va-t-elle influencer la catégorisation forcée d’une cible ?  L’intérêt du paradigme d’amorçage affectif est ici de nous permettre de décrypter la valeur affective que les individus attribuent à un élément susceptible de varier d’un individu à l’autre, et ceci sans les interroger directement sur cet élément. Pour différentes raisons, il est probable qu’une interrogation directe, basée sur un test déclaratif (p.ex., interview ou questionnaire) n'apporte pas les mêmes résultats qu’une évaluation indirecte ou implicite. Un test d’amorçage affectif peut donc apporter des éléments complémentaires au test déclaratif.

Le paradigme AMP

Un cas particulier d’amorçage affectif est représenté par le paradigme AMP (Affective Misattribution Procedure). Il s’agit d’une procédure dans laquelle les participants doivent effectuer une évaluation affective explicite d’un stimulus cible neutre sur le plan affectif qui suit la présentation d’une amorce affective. Dans ces conditions, les participants attribuent une valeur affective erronée à la cible neutre. En utilisant une telle procédure, Payne et Lundberg (2014) ont montré par exemple que des idéogrammes chinois, jugés initialement neutres sur le plan affectif, pouvaient être plus appréciés ou plus attractifs s’ils étaient précédés de visages exprimant une émotion de joie ou de colère. L’utilisation d’un tel paradigme permet de mesurer la valeur affective d’un objet, d’un met, d’une situation… sans interroger le participant explicitement sur l’élément en question. Ceci a comme avantage considérable d’obtenir une mesure indirecte de l’appréciation de quelque chose, en évitant un possible biais de réponse apparaissant potentiellement dans le cas d’une demande portant directement sur l’appréciation de l’objet.

Du laboratoire à la vie réelle

 Les effets d’amorçage en général, et les effets d’amorçage affectif en particulier, ont été largement étudiés en laboratoire dans des situations rigoureusement contrôlées, dans l’objectif de mieux comprendre les mécanismes cognitifs sous-tendant ces types de phénomènes. Les publications scientifiques qui ont résulté de ces travaux attestent à la fois la robustesse des effets étudiés et le sérieux des études effectuées.

Il est toutefois important de considérer le fait que dans la «vie réelle» (i.e., en dehors des situations de laboratoire), les effets d’amorçage sont omniprésents… Nos pensées, nos préférences, nos choix, nos décisions, nos actions… sont sous l’influence constante d’éléments qui nous ont amorcés, sans que nous ayons conscience du lien entre ces amorces et notre comportement. Pire, nous sommes influencés par des amorces qui ont pu échapper à notre perception consciente ou dont on ne se souvient pas, faute de leur avoir porté une attention suffisante.

Ainsi, par exemple, le choix de nous arrêter pour déjeuner dans l’un des nombreux restaurants d’un grand centre commercial, pourrait avoir été influencé par la peinture rouge et jaune des murs de ses allées. Nous pourrions ainsi nous retrouver attablés, dégustant un délicieux burger, sans trop savoir pourquoi et comment nous avons choisi de nous arrêter dans un restaurant de la célèbre chaîne…

L’intérêt pour la recherche appliquée

 Les quelques points abordés dans cet article sont d’un grand intérêt pour la recherche appliquée dans le domaine des sciences du consommateur, de la publicité et du marketing.

Des études recourant à l’amorçage affectif peuvent être effectuées afin de déterminer quel produit parmi deux (ou plus) semble être préféré par une cible de consommateurs. Elles peuvent être effectuées sur la base de la perception du produit, suite à son utilisation, ou encore suite à une publicité présentant le produit. Ces données, de nature implicite, peuvent avantageusement compléter les données déclaratives obtenues, susceptibles de souffrir de nombreux biais. Dans certains cas, il est possible que le consommateur ne dise avoir aucune préférence, ou que sa préférence déclarative ne soit pas alignée avec les données implicites. De telles études peuvent être effectuées dans tout domaine, quel que soit le type de produits.

L’amorçage affectif peut être également utilisé pour étudier comment les consommateurs perçoivent une marque ou pour comparer leur perception de deux marques. Ici également, les données implicites peuvent fournir des indices complémentaires aux données déclaratives émanant d’interviews ou de questionnaires.

L’amorçage affectif doit aussi nous rendre attentifs aux possibles influences de l’état émotionnel d’un consommateur sur son appréciation ultérieure d’un produit. En d’autres termes, il est important de considérer l’influence possible des émotions incidentes sur les émotions intégrales dans la prise de décision (voir article de KeyEmotion Lab «Émotions intégrales, anticipées et incidentes dans la prise de décision»). Cela montre à quel point il est primordial d’évaluer l’état émotionnel d’un participant avant toute expérience portant sur ses préférences, ses choix et ses décisions.


KeyEmotion Lab peut être votre partenaire privilégié pour toute question en rapport avec l’amorçage affectif et le recueil de données implicites sur le fonctionnement cognitif du consommateur. Pour en savoir plus, pour vous aider à mettre en place une étude, ou pour nous demander de réaliser une étude sur mesure répondant à vos préoccupations du moment, n’hésitez pas, contactez-nous!

Anne Louvegnez, Ph.D

Co-fondatrice de KeyEmotion Lab

10 mois

Dans le cas de l’exemple cité à propos du choix du restaurant de burger, peut-on parler d’un amorçage résultant d’une perception subliminale? 

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