L'AMORTISSEMENT FISCALDU FONDS COMMERCIAL DES PE SUR 10 ANS EXIGE-T-IL UN GROS EFFORT?
Quand on y réfléchit bien, l'amortissement fiscal sur 10 ans du fonds commercial des petites entreprises n'exigerait pas un gros effort conceptuel, notamment si certaines précautions étaient prises. Les mesures récentes annoncées par le gouvernement pour les petites entreprises en sont d'ailleurs la preuve. Cet article a été publié à Droit fiscal avec les remarquables conclusions de Romain Victor dont nous recommandons la lecture. Notre article a été relu par Claude Lopater qui, malheureusement pour nos lecteurs, a décidé de cesser toute activité éditoriale.
L'avis du Conseil d'État du 8 septembre 2021, SELARL Pharmacie de Bracieux, éclairé par les remarquables conclusions du rapporteur public Romain Victor et le très intéressant commentaire du professeur Arnaud de Bissy (A. de Bissy, Même les petites entreprises ne peuvent pas déduire un amortissement systématique de leurs fonds commerciaux : Dr. fisc. 2021, n° 38, act. 479), conduit à s'interroger sur la notion de divergence entre fiscalité et la comptabilité.
1 - De quoi s'agit-il ? Nous résumons ici ce que le lecteur trouvera de façon plus détaillée dans les conclusions du rapporteur public. La SELARL, exploitait une officine de pharmacie, issue de la fusion en 2014 de deux officines de la même commune. Elle a inscrit en comptabilité au poste 207 le fonds commercial issu de cette fusion et l'a amorti sur 10 ans.
Pourquoi cet amortissement ? Parce que la société entrait dans la catégorie des petites entreprises au sens de l'article L. 123-16 du Code de commerce, et que depuis le 1er janvier 2016, l'article 214-3 du Plan comptable général autorise les petites entreprises à amortir leur fonds commercial sur 10 ans. Cette faculté résulte de l'adoption par l'Autorité des normes comptables (ANC) du règlement n° 2015-6 du 23 novembre 2015 qui transpose (par application de l'article R. 123-187 du Code de commerce, issu du décret du 23 juillet 2015) la directive 2013/34/UE du 26 juin 2013 qui fixe notamment un cadre pour la comptabilisation et l'évaluation du fonds de commerce.
En bref, il résulte de ce règlement qui a modifié plusieurs articles du Code commerce et du Plan comptable général que les éléments de l'actif immobilisé, y compris les incorporels, ne peuvent faire l'objet d'un amortissement que si leur durée d'utilisation est limitée dans le temps, et dans cette hypothèse, si la durée d'utilisation ne peut être estimée de manière fiable, l'amortissement est pratiqué sur une période 10 ans. S'agissant du fonds commercial, cet actif incorporel est présumé avoir une durée d'utilisation non limitée dans le temps. Mais ce n'est qu'une présomption simple qui peut être combattue. S'il est établi que le fonds commercial aura une durée d'utilisation limitée et que cette durée ne peut être déterminée de manière fiable, l'amortissement est pratiqué sur 10 ans. Toutefois cette règle générale est appliquée de façon particulière aux petites entreprises puisque celles-ci, alors même qu'elles ne seraient pas en mesure de combattre la présomption générale de durée d'utilisation non limitée dans le temps, ont la faculté (c'est une option) d'amortir leur fonds commercial sur une période de 10 ans (PCG, art. 214-3). En quelque sorte, pour les petites entreprises il existe une présomption de durée d'utilisation limitée dans le temps, cette durée ne pouvant être déterminée de manière fiable. Si elles estiment que c'est leur cas, elles amortissent leur fonds commercial sur 10 ans. Si elles estiment que ce n'est pas le cas, elles maintiennent leur fonds commercial à l'actif sans l'amortir. Mais ce choix est libre et ne peut être contesté. Lorsque la petite entreprise choisit d'amortir son fonds sur 10 ans, son choix ne peut être discuté au motif que dans son cas la présomption de durée d'utilisation limitée n'est pas vérifiée. On relèvera que l'existence de cette règle dérogatoire pour les petites entreprises est exceptionnelle dans le Plan comptable général qui est chargé de poser des règles générales.
La SELARL avait choisi d'amortir comptablement son fonds commercial sur 10 ans. Elle en avait tiré les conséquences fiscales sans retraitement. Le vérificateur a estimé que cet amortissement comptable ne pouvait être pratiqué au regard de la loi fiscale. D'où le litige et la demande d'avis adressée opportunément au Conseil d'État par le tribunal administratif saisi du litige.
2 - Dans ses conclusions, le rapporteur public a soulevé une question intéressante qui est celle de la légalité au regard des objectifs de la directive du règlement n° 2015 du 23 novembre 2015 et de l'article 214-3 du Plan comptable général en ce qu'ils s'appliquent aux petites entreprises. La question est sans doute embarrassante dans la mesure où la directive ne prévoit pas de choix pour les petites entreprises (pas plus que pour les autres).
C'est peut-être la raison pour laquelle l'ANC a, dans son règlement n° 2018-1 du 20 avril 2018, qualifié l'option offerte aux petites entreprises de « mesure de simplification » au sens des mesures de simplification que la directive autorise pour les petites entreprises. Toute la question est donc de savoir si l'option d'amortissement du fonds commercial sur 10 ans offerte aux petites entreprises entre dans le champ des mesures de simplification.
Mais cette option serait-elle illégale au regard des objectifs de la directive, nous ne voyons guère quelles pourraient en être les conséquences. La règle comptable existe, elle figure dans le Plan comptable général. Le juge fiscal la prend comme telle sans s'interroger sur son éventuelle légalité. Par ailleurs qui aurait intérêt à contester, d'ailleurs exclusivement par voie d'exception d'illégalité, la légalité des dispositions en cause du règlement et du Plan comptable général. Le règlement n° 2015-6 du 23 novembre 2015 a été homologué par arrêté du 4 décembre 2015 du ministre chargé de l'Économie, du ministre chargé du Budget et du garde des Sceaux, ce qui montre que Bercy dans son ensemble avait donné son accord.
3 - Le sens de l'avis du Conseil d'État selon lequel « Les dispositions du cinquième alinéa de l'article 214-3 du Plan comptable général permettent à une petite entreprise au sens de l'article L. 123-16 du Code de commerce d'amortir sur 10 ans l'ensemble des fonds commerciaux inscrits à l'actif de son bilan. Toutefois, ces dispositions ne subordonnent pas l'exercice de l'option qu'elles prévoient à la condition, prévue par la loi fiscale, que les effets bénéfiques sur l'exploitation du fonds commercial dont il s'agit prennent fin à une date déterminée. Compte tenu de l'incompatibilité de cette règle comptable avec la règle législative, propre à la détermination de l'assiette de l'impôt, rappelée au point 1, une petite entreprise qui met en œuvre l'option prévue à l'article 214-3 du Plan comptable général ne saurait en conséquence s'en prévaloir pour la détermination de son résultat fiscal » ne surprendra guère dans la mesure où la faculté offerte aux petites entreprises d'amortir leur fond commercial sur 10 ans, alors même qu'il n'est pas prévisible que cet actif aura une durée de vie limitée, n'a pas son équivalent en droit fiscal.
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Le droit fiscal applique au fonds commercial les principes en vigueur pour l'amortissement des autres actifs, d'où la référence de l'avis à la « règle législative » posée par l'article 39, 1 du CGI (et pas seulement à la disposition réglementaire de l'article 38 sexies de l'annexe III à ce code).
Selon une jurisprudence bien établie, dont les motifs sont repris par l'avis, il résulte des dispositions de l'article 39, 1 du CGI et de l'article 38 sexies de l'annexe III à ce code qu'un élément d'actif incorporel identifiable, y compris un fonds de commerce, ne peut donner lieu à une dotation à un compte d'amortissement que s'il est normalement prévisible, lors de sa création ou de son acquisition par l'entreprise, que ses effets bénéfiques sur l'exploitation prendront fin à une date déterminée. En outre, cet élément d'actif incorporel, lorsqu'il fait partie des éléments constitutifs d'un fonds de commerce et qu'il est représentatif d'une certaine clientèle attachée à ce fonds, ne peut donner lieu à une dotation spécifique d'amortissement que si, en raison de ses caractéristiques, il est dissociable à la clôture de l'exercice des autres éléments représentatifs de la clientèle attachée au fonds (CE, sect., 1er oct. 1999, n° 177809, SA Franco-suisse de gestion : JurisData n° 1999-051288 ; Dr. fisc. 1999, n° 45, comm. 824, concl. G. Goulard ; RJF 11/1999, n° 1324 ; AJDI 2000, p. 135, obs. J.-P. Maublanc ; BGFE 1999, n° 11, p. 3, obs. J.-M. Tirard. - CE, 8e et 3e ss-sect., 17 mai 2000, n° 188975, Sté Les Fils Charvet : JurisData n° 2000-060824 ; Dr. fisc. 2000, n° 50, comm. 995, concl. G. Bachelier ; RJF 7-8/2000, n° 883. - CE, 9e et 10e ss-sect., 14 oct. 2005, n° 260486, SCA Pfizer : JurisData n° 2005-080779 ; Lebon, T. p. 856 ; et n° 260511, SA Chiesi : Lebon, p. 428 ; Dr. fisc. 2005, n° 48, comm. 767, concl. S. Verclytte, note M. Sieraczek-Abitan ; RJF 1/2006, n° 4 et 5, chron. Y. Bénard, p. 3 ; BGFE 1/2006, p. 13, obs. J.-L. Pierre. - CE, 9e et 10e ss-sect., 28 déc. 2007, n° 284899, min. c/ SA Domaine Clarence Dillon et n° 285506, SA Domaine Clarence Dillon : JurisData n° 2007-081254 ; Lebon, p. 550 ; Dr. fisc. 2008, n° 14, comm. 246, concl. L. Vallée, note J.-L. Pierre ; RJF 3/2008, n° 269 ; LPA 26 janv. 2009, p. 6, note J.-P. Maublanc ; BGFE 2/2008, p. 1, obs. J.-L. Pierre).
On constatera que, s'agissant de la règle générale applicable à l'amortissement du fonds commercial, le droit comptable et le droit fiscal ne divergent pas même s'ils s'expriment de façon différente (sous réserve de la forfaitisation comptable à 10 ans de la durée d'amortissement lorsque celle-ci ne peut être déterminée de façon fiable qui n'a pas, pour le moment, d'équivalent dans la jurisprudence fiscale).
4 - Le droit comptable et le droit fiscal divergent-ils en revanche s'agissant de l'option offerte aux petites entreprises ? On remarquera que l'une des branches de l'option (non-amortissement du fonds commercial) n'est pas incompatible avec le droit fiscal puisqu'elle correspond à l'hypothèse où la petite entreprise n'est pas en mesure d'établir que son fond commercial aura une durée limitée dans le temps. La seconde branche de l'option n'est incompatible avec le droit fiscal que dans la mesure où elle dispense la petite entreprise d'établir que son fonds commercial a une durée limitée dans le temps. Nous sommes dans le cas classique où une option comptable comporte deux branches dont l'une n'est pas compatible avec le droit fiscal. La jurisprudence fiscale s'en arrange très bien en limitant les incidences de la règle comptable à la seule branche de l'option compatible avec le droit fiscal (C. Lopater et O. Fouquet, Connexion comptabilité et fiscalité : son évaluation au travers de la jurisprudence 2016 : FR 47/2016, inf. 1, p. 3). Nous rappellerons qu'il existe des hypothèses où une option comptable est transposable en fiscalité en l'absence de règle fiscale s'y opposant : par exemple pour les primes de remboursement d'emprunts (Mémento comptable Lefebvre, n° 41120).
5 - Il reste néanmoins à s’interroger sur l’avenir fiscal de l’option comptable ainsi offerte aux petites entreprises. Il suffit de se promener dans les centres villes pour constater la courte durée de vie de certains types de commerce. Ne serait-il pas opportun de les faire bénéficier fiscalement d’une présomption de durée de vie limitée (présomption inverse de la règle générale), même si, pour faciliter l’adoption de la solution, il fallait prévoir que l’administration fiscale peut combattre cette présomption (ce qui d’ailleurs serait de nature à prévenir le risque de qualification d’aide d’État si ce risque existait) ? Au demeurant, lorsqu’on y réfléchit bien, dans le cas particulier des petites entreprises que nous venons d’évoquer, l’amortissement sur 10 ans du fonds commercial que l’ANC présente comme une « simplification », est bien plus que cela ! Du fait des difficultés d’évaluation, l’ANC a privilégié l’amortissement, qui correspond à une perte définitive et irréversible (comme l’absence de bénéfices futurs), à une dépréciation, qui traduit par nature une perte réversible, ou à une absence de dépréciation qui serait imprudente. Elle nous paraît donc la meilleure traduction économique des difficultés d’évaluation du fonds commercial des petites entreprises. Dans cette optique plus réaliste que l’approche juridique retenue par le Conseil d’État, l’écart entre la vision comptable et la vision fiscale se rétrécit au point que l’on peut se demander si l’effort d’un gouvernement qui offrirait aux petites entreprises un amortissement sur 10 ans de leur fonds commercial, serait un véritable effort.
Alors que le gouvernement vient d’annoncer vingt mesures envers les petites entreprises, une telle mesure fiscale n’aurait pas été inutile. Il y a sans doute un certain paradoxe à ce que Bercy approuve des deux mains (notamment celle du ministre du Budget chargé de la fiscalité), au nom de la simplification, les dispositions en cause du règlement n° 2015-6 de l’ANC et refuse de réfléchir à ses éventuelles conséquences en fiscalité. Les gouvernements successifs nous expliquent qu’il faut simplifier la vie des petites entreprises. Pourquoi n’ont-ils pas profité de l’occasion offerte par le règlement n° 2015-06 de l’ANC pour simplifier dans tous les domaines la vie des petites entreprises ? Espérons que la porte n’est pas définitivement fermée. Comme nous venons de le souligner, l’alignement fiscal sur la comptabilité correspondrait à la meilleure appréhension de la vie économique des petites entreprises. Ce ne serait donc pas un cadeau.
Il restera au tribunal administratif qui suivra sans doute l’avis du Conseil d’État, même s’il n’y est pas tenu, de vérifier les éléments d’actif incorporel que la SELARL a inscrits en fait dans le compte 207. S’agit-il exclusivement du fonds commercial ou bien du fonds de commerce qui comporte différents éléments qui ne suivent pas tous le même sort : marque, droit au bail, fichier clients, droits d’exclusivité etc… ?
En conclusion, il nous semble que les représentants des petites entreprises auraient intérêt à militer pour la création en droit fiscal d’une présomption de la durée limitée de leur fonds commercial qui constituerait beaucoup plus une mesure de mise à niveau fiscal qu’un cadeau octroyé au nom de la simplification. Un combat n’est jamais perdu d’avance, surtout quand il est juste et en outre en période pré-électorale.
Olivier Fouquet,