L’Appareillage


Quand on est jeune, on est immortel ; l’inconscience en étendard, on part conquérir sa vie en courant. On envisage le monde, on bouscule les frontières, on veut des frissons, on veut concrétiser ses rêves, on veut mordre dans le gâteau de son destin, s’en payer une tranche, et une autre, et une autre. Le temps a fait mes cheveux blancs et je sais depuis que je ne suis pas immortel…

Les saisons s’entassent et s’accumulent, la pluie est dure et le soleil oblique ne sait plus m’éblouir ; je perds des êtres chers et je ne trouve personne pour les remplacer ; battu par les tempêtes de l’adversité, bousculé par de sombres cabales, au gouvernail de mon existence, je me sens de plus en plus solitaire, et ce cap est sans issue. Seul, le vent de mes souvenirs souffle dans la voile de ma barque. Ma santé cafouille, je ne reconnais plus mes enfants, qui me le rendent bien, et ce qu’ils me disent ne m’intéresse pas ; ermite, je suis un désocialisé du bout du monde. Les cancans des uns, les mensonges des autres, le paraître imbécile, les contorsions obséquieuses dans l’aquarium des conventions sociales, politiques et religieuses, ne sont plus dans la panoplie de mon déguisement. Sevré des choses simili-attrayantes, dans la gare des providences, j’ai décroché le wagon des simulations, mis en voie de garage celui des contraintes obligatoires, abandonné l’aliénation du devoir souverain, jeté aux orties le besoin matériel et son cortège sonnant et trébuchant, pourtant, si creux ; débarrassé de la dépendance conformiste, celle qu’on a voulu tant de fois m’enfoncer dans le crâne, mon esprit a lâché prise : il est enfin libre…

A cette heure de confession tardive, petit passager clandestin, je donnerais cher pour me retrouver à l’arrière d’un barlu, un gris de préférence, à subir les intenses émotions d’un appareillage. Embarquement immédiat ? Ça me va ! Mission sans retour ? Ça me va ! Le bout du monde ? Ça me va !... D’une rapide course de soleil, la destination sans escale, la vraie, l’ultime voyage, l’ultime bariolage des sensations, jusque sous le drap des vagues, qu’on m’emporte loin de cette terre hostile ! Paradoxe, il y a moins la guerre sur un bateau de guerre que dans toute autre contrée habitée. Si je pouvais, je ne remettrais plus jamais les pieds dans le monde hostile des terriens mercantiles ; et ces chercheurs de trophées, s’ils n’allaient pas du point A au point B, je crois que j’admirerais les navigateurs solitaires. L’ambition doit être intérieure, elle doit contribuer à l’élévation, sinon elle n’est que broderie aux artifices médailleurs flattant seulement l’ego ; le record de soi, c’est le plus grand des records. Fi de la boussole ! Fi du protocole ! Cap sur l’indicible ! Cap sur la rigueur ! Envoyez les tempêtes, les maelstroms, les typhons ! Je me suis perdu sans m’étalonner aux éléments ! Je veux ma dose de peur, redevenir petit, me confesser, prier Dieu, redevenir humain !…

Accroché au bastingage, j’aimerais retrouver l’intensité du frisson qui éclabousse de sensations extraordinaires la condition du marin, quand le bateau s’arrache du quai ; j’entends déjà les cheminées qui rugissent, les hélices qui battent en arrière, les vibrations du pont qui remontent dans les jambes. A nouveau, je voudrais sentir cet air du large, celui aux parfums intraduisibles de liberté, sitôt les passes franchies et, pourquoi pas, me laisser arroser par quelques embruns d’écume argentée ; ce serait comme si la mer me reconnaissait. Je l’entends d’ici, avec tous ses refrains de clapot enchanteur, contre l’étrave pourfendeuse…

« Alors, te revoilà donc ? T’ai-je tellement manqué ? Avais-tu le mal de moi ? Tu t’offres une petite escapade sur mon dos ? Mais qu’as-tu fait de toutes ces années ? Tu as joué les terriens ? N’est-on pas mieux à planer entre l’infini céleste et l’immensité océane ? Tu le sais, ce nulle part, c’est le meilleur endroit pour tirer des plans de comète… 

Que dirais-tu d’une gentille houle aux mille reflets azurins, celle où, tout jeune embarqué, tes regards s’arrimaient ? Que dirais-tu d’un extraordinaire crépuscule flamboyant à faire pleuvoir tes émotions ? Et si tu te perds dans tous ces bleus fascinants, un instant, tu verras ce jeune marin, au détour d’un reflet de jouvence, collé sur une vague connivente. On oubliera Honneur, Patrie, Valeur, Discipline, dans le brouet du devoir accompli et on ira danser sur la ligne d’horizon. Ici, les illusions sont en couleur, les chimères dansent dans le ressac et les îles désertes conservent à jamais sur leurs plages les empreintes comme des joyaux inestimables. Je vais rallumer tes souvenirs vertigineux ; je te décorerai de l’ordre éternel des Vieux Marins ; je collerai des embruns dans tes yeux et du sel sur tes lèvres. Viens, je connais plein de chansons de sirènes amoureuses ; encore une fois, tu te réchaufferas autour de leurs feux de naufrageuses… »

Si partir, c’est mourir un peu, une dernière fois, j’y soupirerai un souffle de Vie, de la vraie Vie, celle d’antan, celle majuscule, celle qui me manque tant et qui me fuit avec toutes ces années si monotones. Une dernière fois, j’aimerais me laisser éblouir par le soleil mourant sur les vagues du sillage. J’y retrouverais un peu de mes sensations, de cette jeunesse tumultueuse aux capiteux parfums de dissidence. La mer, c’était l’immensité comme terrain de jeu ; elle était l’essence même de tous les défis, celle qui nivelait les courageux au rang de figurants et les anonymes au rang de courageux. Entrer en lutte contre soi, apprendre à se connaître, se dompter, s’apprivoiser, enfin s’accepter, c’était mon contrat avec elle…

Bien sûr, pour moi, cet appareillage sera le dernier ; sur mon visage, j’aimerais tellement ce linceul aux couleurs de l’horizon, quand le coucher de soleil le barbouille avec ses falbalas les plus extravagants. Les nuages ? Ils seront tous badigeonnés d’impressions grandioses, ce genre de mystification intense qui fait qu’on n’est plus capable de regarder ailleurs ! Les mouettes ? Elles viendront me chercher en étirant leurs ailes ! J’ai déjà vu leurs effets de cerf-volant quand elles planent obstinément dans l’azur ; on dirait qu’elles nous attendent ! Le sillage se refermera sur moi en brodant la mer avec toute sa dentelle éphémère, le soleil jettera quelques paillettes d’or sur la tombe de mes abysses et on ne saura plus si j’ai existé, à part ces quelques rumeurs et ces quelques légendes flottant sur l’eau, en attendant la nuit…

Quand la terre et la mer ne feront plus qu’un, l’obscurité arrangera les soupirs ; les étoiles seront comme des médailles éparses semées à tous les marins qu’elle berce dans ses profondeurs, et s’il y en a une de plus, ce sera la mienne…

Pascal.

Eric Chermette

CMS architect chez NAVAL GROUP

6 ans

Ce texte n'est pas de moi mais d'un certain Pascal. Je le remercie pour ces mots. Ils représentent beaucoup pour l'ancien marin que je suis.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Eric Chermette

  • Une idée comme une autre

    Une idée comme une autre

    Et si on remplaçait les PHM (Ex A69) et les FLF par des GOWIND ? La serie permettrait de baisser les coûts et tout le…

    2 commentaires

Autres pages consultées

Explorer les sujets