L'appel du 31 Décembre
Le 31 Décembre dernier, alors que je me préparais à passer une soirée du nouvel an dans la bonne humeur comme très certainement bon nombre de personnes, j’ai eu la surprise et la joie de recevoir un appel de bonne année légèrement en avance de la part de quelqu’un d’assez spécial.
M. Jean-Claude T. Mon ancien voisin souhaitait vivement me souhaiter ses vœux pour la nouvelle année. Il est vrai que depuis quelque temps, il ne vit plus au-dessus de chez moi, plus depuis sa dernière chute à la suite de laquelle nous avons dû rentrer chez lui à l’aide de la gardienne car il n’arrivait plus à se relever, nous disait-il à travers la porte. Il vit désormais dans un EPHAD, heureusement bien confortable, mais qui sera sa dernière demeure.
Après une chute en Novembre 2022, il a passé près de vingt heures par terre sans pouvoir atteindre son téléphone et donc se manifester. Il aurait certes pu taper sur le plancher et je l’aurai entendu, comme j’entendais sa radio ou sa télé car comme il me le rappelait souvent, à 100 ans, avec la vie qu’il avait eu, il n’entendait plus très bien. C’est sa voisine d’en face qui s’est étonnée de voir la lumière allumée toute la nuit sans pour autant avoir été éteinte le jour venu.
Nous étions rarement inquiets car il mettait un point d’honneur à sortir faire ses courses seul et se promener au moins 2 fois par jour. Monter et descendre 3 étages, ça conserve.
Ses premiers mots alors que je le relevais pour le mettre sur son lit ont été : « Si les nazis n’ont pas pu se débarrasser de moi, c’est pas une chute qui va y arriver ». Sens de l’humour typique du monsieur et rappel d’une histoire personnelle incroyable qu’il a pu me conter de nombreuses fois.
Né en 1921 dans une famille populaire de Montmartre, M. T a été élevé loin de l’insouciance des années folles, son père l’ayant très tôt mis en garde contre l’absurdité du traité de Versailles faisant de l’Allemagne « Seule responsable de la guerre ». Il a donc été conseillé au jeune garçon, très tôt, de tout faire pour renforcer l’amitié Franco-Allemande et cette tendance, loin d’être majoritaire, passait forcément par l’apprentissage de l’allemand avec de nombreux séjours linguistiques dans un pays brisé et en mutation.
Le jour où l’un de ses correspondants frappe à sa porte parisienne vêtu de pied en cap d’un joli uniforme brun avec un brassard rouge orné d’un étrange symbole hindou inversé, son père voit que ses craintes étaient fondées mais ne rompt pas pour autant le contact. M. T. continuera à visiter l’Allemagne dans les années 30. Assistera aux rassemblements de Nuremberg. Inquiet, mais subjugué par la fascination exercée par le chancelier sur un peuple.
Les liens avec l’Allemagne sont bien entendu rompus en 39 et, rejoignant un réseau de résistance britannique, M. T. est arrêté lors d’une mission de sabotage d’un central de communication à Paris le soir de Noël 1943. « On se disait que quand même, le soir de Noël, on avait plus de chances qu’ils relâchent un peu leur attention ». Mais non, il est déporté dans un camp de travail quelque part en Pologne et ne doit son salut qu’à la maîtrise de l’allemand. « Oh je me suis bien pris quelques claques mais globalement ils trouvaient ça assez pratique d’avoir quelqu’un qui pouvait faire comprendre plus vite aux autres ce que l’on attendait d’eux. ».
Le départ des geôliers devant l’avancée des alliés en 45 le laisse à des milliers de kilomètres de chez lui, distance qu’il raccourcira en profitant d’un vol militaire américain entre l’Est et Paris en usant d’un culot qui l’étonnait encore dans le marasme ambiant.
S’ensuivra une vie d’ingénieur, fructueuse, riche en voyages, on oublie la guerre, on n’en parle pas, sauf des années plus tard, dans les écoles, faisant la fierté de ses petits-enfants. Une famille, nombreuse, recomposée, la litanie de ses enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants sont un moment quasi rituel lorsque nous nous croisons. « Quand je vois vos gosses, quel plaisir de voir des enfants qui ont été désirés et dont les pères prennent le temps de s’occuper ». Et puis ses récits de voyage « une de mes grandes chances c’est d’avoir pu voyager partout où je l’ai souhaité, vous êtes déjà allé en …. ?».
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Beaucoup de moments drôles partagés comme lorsqu’à 99 ans il m’appelle pour l’aider à configurer sa nouvelle imprimante sur son Mac. Heuuu bahh c’est-à-dire, que niveau techno, la marque à la Pomme… je suis loin d’être un expert. Qu’à cela ne tienne, retour à Microsoft quelques mois plus tard.
Lors de l’épisode Covid il est l’un des rares résidents de l’immeuble à être resté. Je lui propose bien entendu de faire ses courses mais il met un point d’honneur à sortir comme d’habitude et s’achète même un vélo d’appartement. Il n’oublie pas la convivialité « Venez manger avec moi un de ces jours, je ne sais pas cuisiner mais les plats surgelés de P. sont excellents et j’ai une très bonne paire de ciseaux. ».
M. T. m’appelle pour me souhaiter une bonne année 2024 et me remercier encore de l’avoir relevé ce jour de 2022 mais nous avons pu parler d’une foule d’autres choses lors de cet appel. Je suis sûr qu’à l’heure où j’écris ces mots il va aussi bien que la dernière fois que je l’ai vu il y a de cela quelques mois mais il est très lucide sur le fait que la fin du parcours est proche.
Mais quel parcours.
Une histoire (et géographie !) du 20ème siècle à portée d’escalier avec la confirmation que la maîtrise des langues (TOUTES les langues) est encore la meilleure manière non seulement de pouvoir s’en sortir dans les pires des situations mais aussi et surtout de comprendre les autres, leurs us et coutumes, leur rapport aux choses, à la vie, bref, se décentrer un minimum en explorant d’autres perspectives.
« Vous qui travaillez pour une grande université…. (certes mais mes diplômes viennent d’une bien plus modeste !), que pensez-vous de… » aime-t-il me dire souvent… « Vous qui parlez anglais, vous allez quand même pas me dire mais pourquoi donc ils utilisent le mot…. » « Ha l’italien quand même, c’est la plus belle des langues. Vous le parlez ? »
Je ne sais pas si j’aurai l’occasion de recevoir un appel de sa part le 31 décembre 2024 mais une rencontre comme celle-ci est trop précieuse pour regretter de ne pas avoir en profiter jusqu’au bout.
Bonne année M. T.
Et Bonne année mon réseau.