L’archivobésité, une question passionnante

L’archivobésité, une question passionnante

La CGT a un mérite : faire parler des archives nationales dans la grande presse.

La récente chronique de Michel Guérin dans Le Monde commente l’accusation de « fossoyeuse des archives » lancée par la CGT à la (nouvelle) ministre de la Culture. La guéguerre entre le syndicat et les politiques (policitiens-ciennes) est récurrente et stérile. La responsabilité du fossoyage, si fossoyage il y a (l’argumentation est archivistiquement un peu légère), est vraisemblablement répartie chez l’ensemble des protagonistes. Le sujet est assez affligeant et, je le crains, sans issue.

Mais, vers la fin de sa chronique, Michel Guérin s’intéresse au trop plein des archives nationales : « Cette affaire pose une autre question. L’État ne conserve-t-il pas trop de documents ? Les chiffres sont édifiants. Les 14 premiers siècles d’archives, qui vont jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, représentent 20 kilomètres de documents » écrit le rédacteur en chef du Monde. On atteint aujourd’hui les 800 kilomètres linéaires…

C’est la vraie question. Cette « archivobésité » est un sujet passionnant, celui dont il faudrait débattre. Avec mon expérience de plus de trente ans dans le monde des archives et de l’archivage – dont la moitié dans le secteur public – j’ai acquis la conviction qu'on pourrait détruire 30 à 50% des stocks des archives nationales, soit 250 à 400 kml, sans grand dommage pour l’histoire, et que, par ailleurs, il manque un certain nombre de fonds qui n'ont jamais été collectés (plusieurs kilomètres, voire dizaines de kilomètres). Est-ce exagéré ? Peut-être. Peut-être pas. Il faudrait cartographier plus précisément ces 800 km, en tenant compte de la nature des documents, de la thématique, de la période, mais aussi de la fréquence de consultation (sachant qu’une bonne partie est soumise à un délai de communicabilité au public de 50 ou 100 ans). Il n’est pas irréaliste d’envisager cette cartographie par « grain » de 100 mètres linéaires. J’avais proposé de le faire il y a plus de vingt ans mais le projet n’a eu de suite.

Quelle est la politique archivistique du gouvernement ? Je ne la trouve ni clairement exprimée sur un site officiel ni débattue dans les forums… La réglementation récente laisse sur sa faim, entre la lubie du tout archive (au terme de la loi du 20 février 2015, le moindre fichier serait « trésor national ») et des textes qui s’intéressent le plus souvent à la logistique, à la statistique ou aux supports numériques (le support semble l’emporter sur la valeur du contenu).

Veut-on tout conserver ? Cela défie le sens commun. Alors, quels sont les critères de constitution des archives publiques ? En quelques décennies, le contexte de production et de diffusion de l’information écrite ou enregistrée a radicalement changé : volumes exponentiels, diversification des producteurs, interdisciplinarité, etc. Comment gère-t-on la redondance, énorme, entre toutes les sources d’information ? Quelle proportion entre la production documentaire de l’administration et celles des autres acteurs de la vie nationale (et internationale) ? Quelle articulation entre l’institution des Archives et d’autres institutions patrimoniales comme les Bibliothèques et les Musées ou les établissements dotés de moyens techniques spécifiques tel que l’INA pour l’audiovisuel ?

Tant sur le plan financier (ce sont nos impôts qui financent les archives publiques) que sur le plan mémoriel (les archives, depuis la Révolution française appartiennent à la Nation, les minutes notariales si chères aux généalogistes depuis 1979 seulement), cet enjeu mériterait un débat public, pas seulement d’experts mais avec un peu de pédagogie car je lis quelques inexactitudes dans les commentaires des internautes à l’article de Michel Guérin.

En effet, tout un chacun est concerné par le devenir des traces engageantes ou mémorables de l’activité humaine : actes officiels, décisions, contrats, jugements, correspondance, dossiers techniques, documentation administrative, pétitions, rapports de police, etc. qui sont depuis des siècles à l’origine des archives, quels que soient les supports d’écriture ou d’enregistrement utilisés. Quelle est la représentativité des documents d’aujourd’hui pour demain ? Lesquels auront du sens pour étayer l’histoire de la nation française et des personnes (physiques ou morales) qui ont croisé son territoire et son administration ? En répondant à la question, on se trompera forcément car il est difficile de prédire l’avenir. Ce n’est pas une raison pour ne pas s’adonner à l’exercice, s’enrichir de l’analyse du passé et du présent, et la partager.

Barbara Roth-Lochner

Archiviste, historienne, conservatrice honoraire à la Bibliothèque de Genève

7 ans

Vous posez la question de l'évaluation et de la sélection. Les fondements théoriques en sont bien définis (Booms, Schellenberg, Couture etc.), y compris pour les archives nées numériques dont on dit à tort qu'elles ne prennent pas de place, mais l'application pratique laisse à désirer, peut-être tout simplement par manque de moyens ? Il ne faut pas oublier non plus la pression des historiens qui sont nombreux à vouloir tout garder ! Les Allemands ont un terme pour la destruction après archivage, c'est-à-dire quand on décide de détruire des documents qui avaient déjà été "engrangés" dans un centre d'archives, enregistrés, mis à l'inventaire : "Nachkassation". Un domaine de recherche à développer ?

En lisant ce bulletin si intéressant j'ai commençé à imaginer un nouveau métier, "réducteur d'archives", réservé aux érudits centenaires qui seront chargés d'étudier (dans la réalité, plutôt survolé) tous les "archives archivés" depuis 100 ans (un érudit par siècle bien entendu) quel que soient leur nombre ou leur support...puis en rédigent un sommaire succinct qui sera numérisé (fichier), imprimé (papier) puis audio-visualisé (Youtube), ce qui permettra de jêter la montagne tel qu'elle est décrite ici... Un métier qui ressemblera à celui des moines à la fin du moyen âge... ou de Hérodotus ... pas si nouveau que cela en fin de compt(age des documents....)

Lucia Stefan

Information, Document and Records Management expert

8 ans

Same problem in the UK at The National Archives of UK. TNA is running out of storage space and, as result, accepts fewer and fewer records from the public bodies listed in the PRO Act of 1958 (who have the legal obligation to send their archives to the TNA after a certain period of time). The questions you ask are difficult to answer. Nobody knows what people in 100 years would be interested in. Even less whether our records in electronic formats will survive hundreds of years. We may have today an archive overload and tomorrow a huge knowledge gap due to missing electronic records, who did not survive the ravages of time.

LOIC CLAUDE

Ingénieur technico-commercial chez Trustteam

8 ans

Le débat a été posé devant plusieurs millions de spectateurs dans le film de Roland Emmerich, le Jour d’Après. Des dérèglements climatiques importants se produisent sur la planète. Pour échapper à un tsunami qui inonde New York, les personnages trouvent refuge dans la bibliothèque municipale. La ville est bientôt ensevelie sous les glaces et les personnages se voient contraints de brûler des livres pour se réchauffer et survivre. « Bizarrement » ce sont les livres de droits et d’économie qui sont jugés les moins précieux. Une bible de Gutenberg est quant à elle préservée par un des personnages qui s’interdit de sacrifier le premier livre jamais imprimé symbolisant pour lui l’entrée de l’homme dans l’ère du savoir et de l’intelligence partagée à grande échelle. Je pense également qu’il faudrait faire un peu de ménage dans nos archives nationales comme nous devrions tous en faire dans nos garages et greniers. Il est effectivement important de s’interroger sur la finalité de l’archivage et ses conséquences économiques et écologiques. Le débat que vous proposez est particulièrement intéressant d’autant qu’il trouve des résonnances dans tous les débats actuels sur le big data et la gestion des quantités astronomiques de données qui vont envahir notre écosystème. Je recommande également le film Le Livre d’Eli réalisé par Albert et Allen Hughes s’inscrit dans la même veine. Un homme traverse des Etats Unis ravagés par une guerre nucléaire pour rejoindre Alcatraz afin d’y déposer un exemplaire de la bible en vue de sa réimpression. Le livre nouvellement imprimé sera finalement déposé sur l’étagère d’une bibliothèque à côté d’un exemplaire du Coran et de la Torah.

Aminata Diaby

Conservateur d'archives physiques et numériques.

8 ans

Prendre la décision de pérenniser ou de détruire tel ou tel support d'information pour la postérité n'est pas forcement une mince affaire .Pour avoir compris cela , les dirigeants ivoiriens savent à quel point ils est important de garder les traces du passé pour s'y référer mais la difficulté est la prise de décision pour la destruction des documents qui deviennent envahissantes: comment reconnaître le document qui mérite au terme de sa DUA le sort final qui conviendrait d'appliquer sans état d'âme? destruction ou archivage?

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