L’ARTICLE 46 DE LA CHARTE POUR LA PAIX ET LA RECONCILIATION NATIONALE ET LA CRÉATION ARTISTISQUE ET LITTÉRAIRE
L’attribution du prix Goncourt 2024 à Kamel Daoud pour son dernier roman « Houris » jette une nouvelle lumière sur l’ordonnance de février 2006 portant « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ».
C’est particulièrement son article 46, mis en évidence dans l’épigraphe du livre, qui appelle à des questionnements.
Cet article dispose : « Est puni d'un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d'une amende de 250.000 DA à 500.000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l'Etat, nuire à l'honorabilité de ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international. Les poursuites pénales sont engagées d'office par le ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double ».
Cette disposition rappelle un article des Accords d’Evian signés par le gouvernement français et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) en mars 1962 pour mettre fin à la guerre.
Cet article dispose : « Nul ne pourra faire l'objet de mesures de Police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d'une discrimination quelconque en raison d'opinions émises à l'occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d'autodétermination, d'actes commis à l'occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu ».
La guerre d’indépendance de 1954 - 1962 et la guerre civile de 1991 – 2000 sont certes de natures différentes. La première oppose une armée d’occupation à un mouvement patriotique pour l’émergence et la reconnaissance d’un État-Nation algérien. La deuxième oppose l’État algérien à une insurrection islamiste armée. Mais les modalités d’arrêt des hostilités et de la violence comportent certaines dispositions semblables.
Les Accords d’Evian instaurant le cessez-le-feu et la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » marquant la fin de l’insurrection armée portent une disposition pour la protection des acteurs des deux conflits armés.
Cependant, cette disposition commune prend des chemins différents.
Les Accords d’Evian protègent les individus impliqués dans la guerre. Les protagonistes de la guerre de libération nationale, Algériens ou Français, ne pourront pas faire l’objet de poursuites judiciaires pour faits de guerre.
La Charte pour la paix et la réconciliation nationale pour sa part protège les institutions de l’État et ses agents non pas contre des poursuites judiciaires mais contre l’utilisation ou l’instrumentalisation des « blessures de la tragédie nationale ». Il est même question de ne pas « ternir l’image de l’Algérie sur le plan international ».
Or, toute argumentation tirée d’une lecture des évènements qui ont jalonné cette période peut être tenue pour une « utilisation ou une instrumentalisation » dans la mesure où la conclusion de la démonstration ne correspond pas à l’opinion officielle.
D’autre part, poser comme critère d’appréciation d’un roman l’image qu’il donne du pays reviendrait à réduire la littérature à de la propagande.
Un roman peut offrir un style d’écriture envoutant, susciter des émotions, présenter des qualités particulières dans la narration. Il peut inviter à la réflexion sur des questions sociétales ou historiques. Il n’y a pas de limites au plaisir que peut procurer sa lecture.
Le roman peut ne pas satisfaire l’attente d’un lecteur.
Cependant, il ne peut exister de monopole dans la littérature.
En dernier lieu, ce sont les lecteurs qui sanctionnent positivement ou négativement un roman.
Il n’appartient à aucune autorité, à aucun fonctionnaire de décider ce qui est bon à lire ou pas.
Cet article de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ouvre donc très largement la place à l’arbitraire
Il est un détournement de la loi qui doit prioritairement protéger les libertés.
L’article est déjà utilisé contre la création littéraire. Le roman « Houris » n’est pas diffusé en Algérie. Son éditeur, les Editions Gallimard, n’est pas invité au Salon international du livre d’Alger.
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C’est un précédent.
Qu’en sera-t-il de tout œuvre théâtrale ou cinématographique traitant de cette période de l’histoire récente de l’Algérie ?
On peut s’interroger également, la formulation de cet article 46 permet toutes les interprétations, sur son éventuelle utilisation contre le travail des historiens.
Dans cette situation, seule l’interprétation officielle des évènements de cette période douloureuse de l’Algérie prévaudra.
Or, la recherche historique nécessite des investigations hors de toutes pressions politiques et idéologiques.
Ainsi, tel qu’il est énoncé, cet article peut contrevenir à la liberté académique dont la recherche historique scientifique a besoin.
Il est urgent que soit révisé cet article 46 pour que son domaine d’application soit restreint à la seule défense des protagonistes de cette « tragédie nationale » contre toutes poursuites judiciaires.
Le maintien en l’état de cet article renforce la tendance réelle qui contrevient dans notre pays à la liberté de création artistique et littéraire et à la recherche scientifique.
Les récentes interdictions de cafés littéraires, l’arrêt des séances de signature-dédicace dans les librairies, la censure qui frappe certains ouvrages et le harcèlement dont est l’objet la maison d’édition « Koukou » témoignent de cette tendance hostile à l’essor de la littérature algérienne d’expression française.
Sur le plan cinématographique, la multiplication des avis préalables des ministères des affaires religieuses et des anciens moudjahidines pour tout scénario traitant de la guerre de libération ou de la vie nationale constitue une intervention dommageable de l’État.
La sortie du roman « Houris » en France et l’attribution du prix Goncourt à son auteur, quelques soient les arrières pensées que certains attribuent aux milieux médiatiques et littéraires français, convainquent de la supériorité de l’État de droit.
En revanche, l’interdiction en Algérie du roman « Houris » d’un auteur algérien confirme notre pays dans les rangs des États autoritaires.
Le parti-pris idéologique d’universitaires et journalistes algériens contre la personnalité de l’écrivain converge avec les manifestations contraires aux libertés des autorités gouvernementales algériennes.
Toute personne est libre de ses goûts littéraires.
Une fiction laisse libre cours à l’imagination de l’auteur malgré la référence à des évènements réels.
Elle ne peut se substituer à l’étude historique pour la reconstitution la plus objective possible des évènements qui ont marqué la période de l’insurrection islamiste.
Elle peut donc susciter des critiques idéologiques.
Mais les procès d’intention ne peuvent remplacer la critique littéraire d’un roman.
La liberté d’opinion qui découle de la liberté de pensée présuppose la divergence des opinions, la tolérance et le débat contradictoire.
Pour tout libre penseur, la liberté d’opinion est une et indivisible.