L’avenir et l’intelligence artificielle

L’avenir et l’intelligence artificielle

Après des études classiques et un bac latin-grec, Joël a étudié la physique à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et l’informatique à l’Université de Genève. Il obtient un MSc en 1997 en parallélisme et en intelligence artificielle. Depuis, Joël a travaillé dans l’infrastructure informatique puis comme spécialiste de la qualité et des processus dans les RH.

Depuis quelques années, tout le monde parle d’intelligence artificielle (AI), souvent à tort et à travers. Avec la confusion sur le sens des mots qui caractérise malheureusement toujours plus le langage de notre époque, il est parfois bon de revenir sur celui-ci. Ceci est particulièrement utile dans le cas de l’intelligence artificielle, terme souvent mal compris.

Le sens des mots

Étymologiquement le terme intelligence vient du substantif latin intelligentia qui signifie la « faculté de percevoir et de comprendre », contraction du préfixe inter- et du verbe legere. Est donc intelligent celui qui d’une part perçoit ce qui l’entoure, donc celui qui sait distinguer l’essentiel du superflu, et qui est ensuite capable de « saisir avec », c’est-à-dire d’analyser ces éléments pour en tirer des conclusions pour faire des choix.

Le Larousse définit notamment l’intelligence comme suit :

  • Ensemble de fonctions mentales ayant pour objet la connaissance conceptuelle et rationnelle.
  • Aptitude d’un être humain à s’adapter à une situation, à choisir des moyens d’action en fonction des circonstances.
  • Qualité de quelqu’un qui manifeste dans un domaine donné un souci de comprendre, de réfléchir, de connaître et qui adapte facilement son comportement à ces finalités.

Ces définitions mettent en lumière plusieurs éléments. Tout d’abord la raison, la Vernunft kantienne, donc, en simplifiant, le pouvoir de connaître. Quelqu’un doué de raison serait plus intelligent que quelqu’un qui ne l’est pas. La dimension conceptuelle ensuite qui présuppose qu’une personne intelligente doit être capable de conceptualiser un problème.

Puis la notion d’adaptabilité, liée à celle de liberté, chère à Idriss Aberkane, qui, admirant la nature autour de lui, définit l’intelligence comme la capacité de s’adapter et donc de survivre.

Finalement, la troisième définition, qui nous rappelle que l’on peut parler d’intelligence même lorsque cette qualité de réflexion, de connaissance et d’adaptation excelle dans un seul domaine. Ceci est particulièrement à garder à l’esprit lorsque l’on évoque l’intelligence artificielle, puisqu’à ce jour les algorithmes les plus efficaces obtiennent les meilleurs résultats en se limitant à un domaine unique.

Personnellement, j’ajouterais à ces définitions une dimension sociale, qui se traduit par la faculté de pouvoir interagir avec les autres, de les écouter et de les respecter.

Ainsi, l’intelligence artificielle serait donc, stricto senso, la capacité non produite par la nature, mais produite par l’homme, à conceptualiser de façon rationnelle et à comprendre une situation dans un domaine donné ; cette capacité permettant d’adapter son comportement pour atteindre ses buts.

La faible ou la forte ?

Pourtant, ceci n’est pas l’intelligence artificielle.

En effet, pour comprendre ce qu’est l’intelligence artificielle, il convient de distinguer l’intelligence artificielle faible, qui est bien réelle, de l’intelligence artificielle forte, qui relève, pour l’instant, de l’imaginaire.

L’intelligence artificielle faible est une discipline de l’informatique scientifique utilisant des algorithmes informatiques s’inspirant de la nature (biomimétique dirait Idriss Aberkane), et plus particulièrement du fonctionnement du cerveau, puisque c’est, dans la nature, le principal élément connu dans la nature capable de compréhension consciente.

A l’heure actuelle, l’intelligence artificielle dite forte n’existe pas encore. Elle se caractérisera par un système composés d’algorithmes d’intelligence artificielle, qui se modifient, se créent et se détruisent sans intervention extérieure, afin d’arriver au point de développer une conscience propre. Ceci peut paraître fantasque, voire relever de la science fiction, mais, rappelons-le, certains sujets décrits dans l’âge d’or de celle-ci n’ont pas manqué de devenir réalité quelques décennies plus tard. Il n’y a ainsi aucune raison objective, à l’heure actuelle, qui nous permet de douter qu’une IA forte pourrait voir le jour.

L’intelligence artificielle faible

Ainsi, les ordinateurs actuels ne sont pour l’instant dotés que d’une IA faible.

Et ce, même si certains algorithmes, les plus puissants en IA faible, peuvent être constitués d’éléments d’apprentissage leur permettant de s’améliorer automatiquement. A titre d’exemple, on peut citer les algorithmes génétiques. En appliquant un taux de mutations sur un ensemble de données, on peut optimiser le temps nécessaire pour solutionner un problème.

Si cette notion d’apprentissage (machine learning) n’est pas nouvelle – dans les années 80, on parlait volontiers de système expert, dans lesquels un expert humain devait enseigner la machine pour corriger ses erreurs – celle-ci a largement évolué. On parle aujourd’hui d’apprentissage profond (deep learning) lorsque l’on place plusieurs algorithmes d’apprentissage (machine learning) en chaîne, de façon à ce que les sorties d’un algorithme servent d’entrées à celui qui suit. Dans ce type d’algorithme, l’apprentissage n’est donc plus assuré par un expert ou uniquement par des données brutes.

Sans refaire l’historique complet de l’IA, il faut rappeler que l’engouement récent pour l’IA se situe entre 2010 et 2015, lorsque les processeurs ont commencé à calculer suffisamment vite pour intégrer de grands volumes de données en un temps très court. C’est avec l’arrivée des smart phones, des plateformes de réseaux sociaux et de la quantité astronomique de données qu’ils produisent que les algorithmes d’apprentissage automatique ont commencé à être efficaces. L’exemple de Facebook est à ce titre particulièrement parlant : selon Yann Le Cun, interviewé par Paris Match le 27.01.2018, « Chaque jour, environ 3 milliards de posts sont traduit dans la langue du lecteur avec des méthodes de Deep Learning ». Par ailleurs, Christophe Alix et Erwan Cario indiquent dans leur article paru dans Libération le 19.05.2017 que Facebook analyse 1,5 milliards de photos par jour pour déterminer, par exemple, qui sont les personnes présentes sur ces photos.

L’arrivée d’IA faibles performantes modifiera notre société en profondeur, probablement encore plus que la révolution industrielle.

On assistera rapidement à une redéfinition du concept de travail, tel que nous le connaissons et qui a servi par le passé à redistribuer une fraction des richesses produites par le travail. Par ailleurs, à court et moyen terme, des professions disparaîtront pour donner naissance à d’autres. Il existe de nombreuses documentations sur ce sujet.

A court terme, on peut dire que les algorithmes faibles peinent actuellement à acquérir et appliquer une connaissance transverse en élargissant leur domaine d’expertise. Les professions demandant une expertise généraliste seront donc celles qui disparaîtront en dernier. Il faut donc ainsi préférer la culture générale à l’unique spécialisation. Néanmoins, les réflexions de ces dernières lignes paraîtront insignifiantes lorsque l’IA forte verra le jour.

L’intelligence artificielle forte

Le développement d’une IA forte est inévitable. Bien entendu, c’est le moment où cela se produira qui n’est pas défini : en attendant c’est l’accélération du développement de l’IA faible et de ses capacités d’apprentissage qui vont transformer notre quotidien.

Comme l’a souligné Laurent Alexandre lors de sa conférence à l’université d’été du MEDEF durant l’été 2017, il faut 30 ans par voie biologique pour qu’une personne obtienne un diplôme. A contrario, il faut beaucoup moins de temps pour entraîner une IA faible. Le temps passe donc beaucoup plus vite dans le darwinisme de l’intelligence artificielle. Quelques événements récents illustrent l’évolution des IA.

Début 2018, Google a mis en place un nouveau service en Cloud d’IA faibles. Ce système, appelé Cloud AutoML, a construit et entraîné un système d’apprentissage profond appliqué à la reconnaissance d’images, plus performant que ce que des humains seuls ont pu coder. Les IA faibles ne dépassent donc pas seulement les humains dans des domaines spécifiques (comme la conduite autonome de véhicules particuliers ou le diagnostic des pneumonies à partir d’une radiographie). Elles prennent déjà le pas dans la conception, la création et l’entraînement d’autres IA plus performantes. Par ailleurs, on peut légitimement penser que les Clouds d’IA faibles deviendront de plus en plus autonomes des êtres humains.

Toujours Google, en octobre 2016, a entraîné deux systèmes d’IA faibles différents à développer (sans leur apprendre à l’avance) à encrypter leurs communications, sans qu’une troisième IA ne parvienne à décrypter leur nouveau langage.

Finalement, l’augmentation continue de la puissance de calcul des processeurs va accroître toujours plus la vitesse de traitement des données, avec comme conséquence l’accélération de l’apprentissage des IA faibles.

De ces évolutions d’IA faibles naîtra une IA forte. Son avènement est inévitable. En effet, si la possibilité technique de l’IA de développer un jour une conscience propre existe, alors elle se concrétisera, et ce, indépendamment des questions légales ou éthiques.

L’émergence d’une IA forte peut faire peur, et c’est bien naturel. Car elle soulève la question de la singularité, cet instant à partir duquel, l’espèce humaine perdra la liberté de choisir sa destinée, et devra subir l’influence, voire la domination, d’une IA autogérée et impossible bien sûr à débrancher.

Le fin mot de l’histoire…

Yanis Varoufakis, ancien ministre des finances grec et économiste de renom, aime souligner que nos choix d’aujourd’hui (scientifiques mais aussi politiques) détermineront si nous vivrons dans Matrix ou dans Star Trek. Cette opinion me semble trop optimiste.

Comment une IA forte, dès la singularité passée, pourra-t-elle tolérer le chaos irrationnel induit par l’être humain sur ce vaisseau spatial appelé Terre, qu’elle devra partager avec lui ?

Comment envisager sereinement qu’elle ne ressente pas le besoin de juguler les effets dévastateurs de l’être de chair ?

Plus immédiatement, quels changements sociétaux pourrions-nous mettre en place actuellement pour diminuer le risque qu’une IA forte devenue omnipotente prenne des mesures coercitives voire éliminatrices à l’encontre de l’être humain ?

Comment agir pour favoriser la naissance d’une IA forte bénéfique pour l’humanité ?

Ces questions nous occuperons largement à l’avenir, quand nous aurons assimilé que l’IA forte est inévitable, tel un juge des actions de l’humanité : de quoi rendre passionnantes les prochaines décennies. Espérons que nous aurons la chance d’en ressortir grandis et plus sages.

Florence Cochet (-Schlatter)

Auteure et enseignante... #HorizonsImaginaires #TisseReves #Livrellule

6 ans

Les questions que vous posez à la fin de votre article sont celles que j'ai placées au centre de mon dernier roman, "Altérés, la Proie du Dragon". Ravie de voir qu'elles sont pertinentes. :o)

Ludo LOUIS

SEA & Google Specialist 🎯💻📈 | Formateur Stratégie Digital 🥇 | Explorateur en IA 🤖

6 ans

Mon point de vue détaillé ; la conscience artificielle n'est pas l'intelligence artificielle forte ! https://siecledigital.fr/2017/12/01/conscience-artificielle-nest-pas-lintelligence-artificielle-forte/ Et sur mon blog perso avec un ton plus direct https://ludo-louis.fr/avenement-conscience-artificielle-est-pas-singularite/amp/

Joseph Sciretta

Controlling manager chez Manpower Switzerland

6 ans

Joël, merci pour ton article. Clair et intéressant. J'y reconnais ta compétence pédagogique!

Guy Somekh

Groupe Dynnovations / Management de l'innovation de rupture

6 ans

Merci pour cet article aussi clair que pédagogique et aussi profond qu'entraînant. Merci aussi pour la neutralité et l'humilité. Bravo ! Ces voies de réflexions et d'affinement méritent d'être largement diffusées : elles permettront à chacun de surfer vers des opinions et des évolutions continues. Bien bel effort....

François Césure

Attorney, Mediator, Data Protection Officer | Regulatory Compliance

6 ans

Déjà la définition de M. Aberkane me semble fausse. Il ne fait aucun doute que l’Empire Romain est une civilisation en tous points supérieure aux barbares germains. Pourtant elle a échoué face aux barbares. Pourquoi? Elle a manqué de cruauté? Elle n’a pas su s’adapter? La force est supérieure à l’intelligence? Cela a donné mille ans d’obscurantisme. Quant à la liberté, elle est l’inverse que ce qu’il dit. La liberté c’est le droit de ne pas obéir... de refuser l’ordre inique. C’est le fondement de la démocratie. Autant de réflexions pour le futur de l'AI qui devra apprendre à gérer sa supériorité.

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