Le beau peut-il être le moteur d'une sortie de crise ?

Le beau peut-il être le moteur d'une sortie de crise ?

N’êtes-vous pas frappé que les champions du retour à la croissance et au plein-emploi ne nous disent jamais : croissance de quoi ? s’employer à quoi ? On nous parle sans cesse de changer les règles du jeu, plus de souplesse à droite, plus de protection à gauche. Mais pour jouer à quoi ? Faire quoi ? Nous sommes comme les enfants dans les bacs à sable, qui passent leur temps à se chamailler sur les règles d’un jeu auquel pour finir ils ne jouent jamais.

Adoptons la doxa libérale. Plus de liberté d’entreprendre, d’embaucher, de débaucher, de fixer les salaires, les horaires, et moins de charges : et voilà, c’est reparti ! Nous produirions plus de logements, plus de voitures, plus d’avions, plus de services… et le chômage reculerait. Nous innoverions plus aussi, digital, biotechnologies, santé…

Peut-être. Pourtant, bien que les libéraux soient les premiers à nous rappeler que nous vivons dans une économie mondialisée, donc spécialisée, quelle spécialisation nous proposent-ils ? Aucune, surtout aucune ! Foin du colbertisme, c’est au marché pas à l’Etat de…, etc.

Je ne suis pas sûr que le marché en France soit assez dynamique pour susciter à lui seul la croissance et le plein emploi. Autrement dit je ne crois pas que nous ayons assez de Bill Gates, de Larry Page, d’Elon Musk, de Jack Ma… Il y a certes de nombreux entrepreneurs de qualité en France, il faut encourager par tous les moyens l’esprit d’entreprise, vive les auto-entrepreneurs etc. Mais nous avons depuis Louis XIV une tradition d’initiative économique d’Etat, à laquelle nous avons renoncé faute de vision ou d’envergure de nos dirigeants, et qui aujourd’hui manque cruellement. Je ne crois d'ailleurs pas non plus que le destin le plus haut que l’on puisse souhaiter à la France soit de ressembler – en moins bien, comme toute copie - à la Californie, Hong Kong ou Singapour.

 Alors quoi ?

Et si, cette croissance introuvable, nous la trouvions dans la beauté ? Et si nous capitalisions sur cette richesse française, non pas unique au monde mais réelle et reconnue, et investissions pour la faire croître, pour faire de la France, en tout, partout, pour tous, le plus beau pays du monde ?

Des banlieues plus belles que les centre villes – et enfin reliées ![1]-, des centre villes dépollués et aérés, des côtes débétonnées, des fleuves où se baigner, des jardins où respirer, des canaux pour transporter nos marchandises [2], une agriculture entièrement bio et des paysages réhabilités, avec des arbres, des haies, des buissons, avec aussi la fin de ces laideurs/horreurs absolues que sont les usines à ponte et autres « fermes » de mille vaches, des métros et des trains agréables… il y a du travail ! Cela tombe bien, c’est le sujet.

 Au passage ce sera l’occasion aussi de libérer enfin notre patrimoine architectural de l’occupation des bureaucrates. Faire de l’hôtel de Lassay (résidence du président de l’assemblée nationale), de l’hôtel de Noirmoutiers (résidence du préfet de région), de l’hôtel du Châtelet (ministère du travail), et de tant d’autres, des paradors [3], des crèches, des bibliothèques [4], des restaurants, des ateliers, des pépinières d'entreprises, des galeries d’art… Nous vilipendons les privilèges et les archaïsmes à longueur de discussions au café du commerce, mais nous continuons d’entretenir une « flotte » inouïe de palais préfectoraux, ministériels et parlementaires, sans compter les résidences de la Banque de France, à Paris comme en province.

La beauté. Comment fait-on ? Comment paie-t-on ? A quoi bon ?

Comment fait-on ?

On se retrousse les manches. Pantin, Montfermeil, Sarcelles, les Minguettes, les quartiers Nord de Marseille… beaux comme le Marais, comme le Havre de Perret, comme le Bilbao de Gehry, avec des fontaines, des terrains de sport, des rues commerçantes, des théâtres : il y a du travail, en effet. Des canaux à travers toute la France – les derniers remontent à Napoléon – pour remplacer les camions par des péniches : encore du travail. Passer en vingt ans à une agriculture entièrement bio : c’est un travail gigantesque, qui demande de multiplier les agriculteurs, de repeupler le « désert français »[5]. Dans les palais où logent les princes de la République accueillir des touristes à l’hôtel, des enfants à la crèche, des jeunes dans leur entreprise, des amateurs d'art et d'Histoire au musée, des gourmets au restaurant : du travail encore et encore. Du travail pour les cinq millions parmi nous qui sont au chômage. Sans doute pas des emplois de psycho-sociologues ni d’intermittents du spectacle. Mais dès lors que la collectivité, emmenée par l’Etat, se sera enfin décidée à empoigner un vrai projet, à créer du travail pour les chômeurs, elle pourra exiger d’eux, en retour, une certaine capacité d’adaptation. Autrement dit, qu’on soit maçon, serveur, électricien, agriculteur, ou psycho-socio quelque chose : au travail !

Comment paie-t-on ?

Rappelons d’abord la parabole indispensable du pêcheur et de son filet. Robinson sur son île pêche tous les jours un poisson au harpon. Un jour lui vient l’idée d’un filet qui lui permettrait de prendre d’un coup plusieurs poissons, donc d’avoir du temps libre entre ses jours de pêche. Seulement, pour fabriquer son filet il faut qu’il travaille toute une journée sans pêcher, donc qu’il jeûne. L’investissement, c’est un effort, un sacrifice aujourd’hui pour demain.

Pour faire de la France le plus beau pays du monde, il y a des efforts et des sacrifices à faire. En pratique, comme nous sommes une société nombreuse et sophistiquée et non pas un pêcheur tout seul sur son île, ces efforts et ces sacrifices sont monétisés : ils se comptent en argent.

L’embellissement de la France, les millions de personnes qui y travailleront, les entreprises, il faudra les payer. Avec quel argent ?

L’impôt ? Exclu, nous sommes déjà quasi champions du monde. L’emprunt ? Hors certains projets, comme la transformation d’hôtels ministériels en hôtels de tourisme, pour l’essentiel le retour sur investissement sera trop lointain et trop dilué pour justifier l’emprunt. La dette publique est déjà le boulet économique que l’on sait. Ni impôt, ni emprunt, alors quoi ?

Il y a d’abord les économies. On en parle beaucoup, on n’en voit jamais. Autour de moi, je vois toujours autant de dépenses publiques inutiles, de « fromages » à l’abri. Chacun en profite à son niveau. Pourquoi s’en priver ? Quand aucun sens général n’est donné au pays, aucune ambition claire, il est normal que chacun se débrouille. Pas de but, c’est la meilleure façon pour que se multiplient les désordres, les gâchis, les planques. Le prix éhonté des médicaments, les trajets en taxi vers les hôpitaux, les assemblées pléthoriques, sénat, assemblée nationale, conseil économique et social, le pullulement des agences publiques sur les sujets les plus rocambolesques… qui aura le courage de s’attaquer pour de bon à ce vaste désordre ? Reste que si ce travail d’économies est indispensable, il ne suffira pas à lui seul à financer le grand programme d’embellissement de la France capable de générer croissance et plein emploi.

Ultime moyen : la planche à billets. L’usage par le souverain de son privilège : battre monnaie [6].

A la hauteur du projet : massivement. Ce qui générera de l’inflation (plus de liquidités, sans biens marchands supplémentaires : augmentation des prix). Donc modifiera la répartition des richesses réelles dans le pays. Les chômeurs qui auront retrouvé du travail gagneront plus[7]. Les salariés déjà employés verront la valeur réelle de leur salaire baisser, sauf ajustement. Autrement dit ils feront un effort en faveur des chômeurs qui auront retrouvé un travail. Mais l’effort principal portera sur les rentiers, c’est-à-dire sur les retraités. En 2016, étrangeté historique, les retraités français sont mieux rémunérés que les actifs. Et ils perçoivent plus de prestations sociales. Nous sommes tous ravis que nos vieux voyagent, partent en croisière, dînent chaque semaine au restaurant et qu’ils aient de quoi aider leurs enfants et gâter leurs petits-enfants. Mais est-il sain pour une économie que les inactifs gagnent plus que les actifs ? Sans revenir au temps des asiles de vieux, nous avons une marge. Si, pour remettre la France au travail, pour payer les chômeurs qui participeront à son embellissement, en particulier les jeunes, les retraités doivent subir une réduction de 15% ou 20% de leur revenu réel étalée sur vingt ans, via une inflation maîtrisée, est-ce une catastrophe ?

A quoi bon ?

Quelle serait la rentabilité de cet investissement de la France – ou de l’Europe - dans la beauté ?

Le premier retour sur investissement est la beauté elle-même, naturellement. A condition certes d’y être un peu sensible. Il est clair que si le mot même de beauté vous fait bailler, le projet défendu ici perd de son sel. Mais je crois que vous êtes, que tout le monde est sensible à la beauté, même sans le savoir. Dans Taxi Driver, Robert de Niro désigne la laideur du quartier qu’il hante au volant de son taxi et dit : « Il faudrait plus d’ordre ». Perverti en pulsions agressives (la xénophobie en fait partie), ce besoin d’ordre n’est pas autre chose que la faim de beauté. Il faut relire les Grecs, Baudelaire et Le Corbusier pour s’en convaincre.

La deuxième rentabilité est le stimulant au travail, à la vie en société, à l’imagination, à la créativité. Les laideurs dans lesquelles nous vivons, cachées par les centre villes[8], sont comme la chambre sale d’un adolescent, où le désordre, la poussière, les canettes de bière et les restes de pizza se sont accumulés pendant des mois. Comment s’y sentirait-il heureux ? Comment y travaillerait-il ? Comment y inventerait-il le monde au lieu d’y déprimer ?

Troisième rentabilité, enfin : la richesse de beauté à vendre au reste du monde. Tourisme de plus en plus qualitatif, donc plus profitable. Image de marque de ce qui contribue déjà à notre prospérité et pourrait le faire plus encore : mode, luxe, culture, design, cosmétique… Dans « La carte et le territoire », Houellebecq ironise sur « la France (qui) sur le plan économique se portait bien, avait montré une résistance remarquable lors des différentes crises, n’ayant guère à vendre que des hôtels de charme, des parfums et des rillettes, ce qu’on appelle un art de vivre ». La plupart des hommes politiques se récrient devant un tel cliché, bombent le torse en vantant la France industrielle. Mais Houellebecq a la lucidité des poètes. La France peut certes exceller dans le pneu et les yaourts (les yaourts, c’est encore de la beauté : l’agriculture, la nature, le bon, le bio), notre spécialité face au monde reste bien l’art de vivre. Et l’art de vivre n’est pas un emploi second, le premier étant tenu par les géants du high tec et les constructeurs automobiles. La beauté, c’est un projet immense, un projet universel : qu’est-ce qui nous empêche de faire les voitures les plus belles et les plus populaires au monde ?

Nous n’aurons jamais le monopole de la beauté, et nous ne serons jamais exclusivement producteurs de beauté. Nous continuerons à produire du PQ banal, des armes atroces, des services bancaires bidons, des plaidoiries d’avocat bavardes, des contrats d’assurance mensongers et des meubles moches. Comme tout le monde. Mais la beauté peut être ce qui nous distingue, elle peut être notre produit d’appel, elle peut être notre cap. A condition d’en rêver. Et de ce rêve, faire une politique.

********

[1] On a déversé paraît-il « des milliards sur les banlieues ». Mais comment se fait-il qu’elles restent aussi mal desservies ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la candidature aux JO de 2024 pour envisager de construire un vrai lien entre le centre et Roissy ?

[2] Pourquoi la France est-elle dix fois moins bien équipée que l’Allemagne  en canaux, mode de transport de très loin le moins polluant ?

[3] Paradors : hôtels espagnols créés à l’initiative du gouvernement, dès l’entre deux guerres, dans les monuments historiques des centre villes.

[4] Vous avez fait la queue un jour à Beaubourg ou à Sainte-Geneviève pour trouver une place en bibliothèque ?

[5] Cela passe aussi par un alourdissement substantiel du budget alimentation de chaque foyer. Mais préfère-t-on, à tous points de vue, privilégier le budget smartphone et autres écrans importés ?

[6] Privilège souverain certes fédéralisé par les Etats de l’Union européenne. La beauté devrait être un projet européen. Donc un projet financé tous ensemble, par l’émission massive de monnaie par la BCE. Elle la pratique déjà, cette émission massive, le « quantitative easing », mais au bénéfice non pas d’un investissement beauté, ni de quelque projet volontariste que ce soit. Au bénéfice du marché, via les banques – qui perçoivent leur marge au passage, sans que cela n’émeuve personne -, du sacro-saint marché censé à lui seul nous sortir du marasme et du chômage. Censé… depuis des décennies d’échec.

[7] Pas forcément beaucoup plus : compte tenu de ce que sont les allocations chômage en France, ceux qui ne trouveront pas un emploi correspondant exactement à leur qualification devront faire un effort.

[8] Comment n’avons-nous pas honte qu’à de rares exceptions près, nos beaux quartiers soient tous anciens, hérités de nos pères, et que notre urbanisme récent soit aussi médiocre ?

Eric Waldner

Directeur Général

8 ans

Difficile de ne pas adherer à un projet qui donne du sens à nos actions

Joy MELKI NABET

FREELANCE - Luxury real estate & art consultant

8 ans

Super titre ! ;)

François de Saint-Pierre

Responsable Gestion Privée - Associé Gérant - Lazard Frères Gestion

8 ans

Beau projet, mais le financement me semble trop beau pour être vrai... Le beau devrait être ajouté au tamis de Socrate : vrai, bon, utile ... Et beau !

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Autres pages consultées

Explorer les sujets