Le choc de la mondialisation et les utopies françaises

Les fractures, les utopies françaises et les promesses électorales

 « La France entre fractures et utopies », j’ai ainsi ’intitulé le titre de la seconde partie de mon ouvrage « Mondialisation mon amour » (2022). Cette analyse, pessimiste,  de la situation française parait plus que jamais d’actualité. En exergue, j’avais transcrit une réflexion de Mona Ozouf qui m’avait séduit : « Je me demande si ce n’est pas à cette expérience révolutionnaire [la révolution de 1789] que nous devons collectivement un trait de notre caractère national marqué par l’extrémisme et la tentation de la radicalité. »[1] Nous avons failli y être, et plus vite et plus fort que ce que j’imaginais en 2022. Mais les résultats du 7 juillet sont loin d’avoir levé toutes les hypothèques (si l’on additionne les voix RN, les Insoumis, sans oublier l’aile radicale des écologistes).

Comment en est-on arrivé là ? Est présenté ci-dessous un examen rapide des causes structurelles et des causes conjoncturelles.

Les causes structurelles. Dans mon ouvrage (2022), j’explique longuement que la cause principale de cette situation est la mondialisation qui a eu des effets délétères sur notre économie avec une conclusion : la France est une des grandes vaincues de la mondialisation. D’une part, l’affaissement de l’industrie a entrainé- globalement- une baisse progressive de la croissance du pouvoir d’achat depuis 1975 (qui a même cessé de progresser pour la majorité des populations depuis la grande crise de 2008) ; d’autre part, elle a sinistré plusieurs provinces et renforcé l’affaiblissement des tissus économique et démographique provincial. Beaucoup de nos problèmes actuels y trouvent leur source et nous amènent à l’actuelle dissolution. A titre d’exemple, accuser les institutions ou même l’autoritarisme du président de la République parait assez dérisoire.

A cette cause centrale, dans le contexte politique actuel, il parait intéressant d’en ajoute au moins une autre extérieure à la mondialisation. Les rapports à l’autorité ont été transformés. L’ordre social fondé sur un autoritarisme sévère, brutal parfois, en tout cas rigide, s’est brutalement effondré à la fin des années 1960 ; les clefs de voute en étaient les parents, les prêtres, les instituteurs, les gendarmes, les maîtres d’apprentissage et autres responsables hiérarchiques, les « petits chefs » entre autres, les gradés de l’armée, service militaire oblige, voire même, dans une certaine mesure, les syndicats. Une poigne ferme encadrait ainsi les citoyens à commencer par les jeunes qu’il fallait faire rentrer dans le moule (le droit chemin) et, pour tous, l’ordre qui en résultait « cimentait » les relations sociales. Puis vint la fameuse année 1968 et le 20ème siècle a réellement commencé[2]. Se sont mis en place de nouveaux rapports sociaux, à plusieurs égards de meilleure qualité. Parler de crise de l’autorité parait ainsi exagéré ; ce nouvel ordre a ses qualités, parait plus sain, plus humain, plus constructif que le précédent et il fonctionne ! Néanmoins il souffre de « bugs » qui peuvent inquiéter ou énerver ; manifestement une partie de la population les supporte mal. Au demeurant, il n’est pas sûr que le corps social sache traiter « correctement » ces dysfonctionnements, influencé à cet égard par l’opinion bienveillante ou laxiste des années soixante-huitardes. Néanmoins leurs causes sont complexes et donc n’existe pas de remède facile, contrairement à ce qu’avancent les esprits simples et les démagogues.

Il faut y ajouter les causes conjoncturelles. Parmi elle, outre l’usure du pouvoir, les hausses des prix qui ont suivi la guerre d’Ukraine ont beaucoup affecté les populations, celles de « la France d’en bas » surtout (elles s’ajoutent à une dizaine d’années de stagnation du pouvoir d’achat). S’y ajoute notamment le recul de l’âge de la retraite très mal accepté par les populations.

Ces chocs nés de la mondialisation ont handicapé des groupes de Français plus que d’autres. La nouvelle économie de services s’est développée principalement dans les villes, dans les métropoles surtout ; ces dernières ont contribué à changer la géographie urbaine du pays au bénéfice des classes  moyennes supérieures qui ont chassé du cœur des villes les populations plus modestes rejetées vers les périphéries. D’autres contrées, rurales notamment, au contraire ont perdu une part de leur vitalité. Ces chocs ont manifestement engendré chez d’assez larges groupes sociaux un traumatisme durablement ancré dans leur psychisme[3]. La fracture a des bases économiques et sociologiques  créant un malaise tenace. Les moins favorisés ont gardé la nostalgie de temps plus heureux. Ainsi, une fraction conséquente de la population, probablement majoritaire, n’a pas fait son deuil des Trente Glorieuses ; elle y associe le modèle autoritaire sécurisant séculaire qui s’était imposé au moins jusqu’au début des années 1960. En nait une utopie, vaine ; le retour à cette époque est non seulement un mirage, il est une illusion dangereuse ; ces fausses espérances ouvrent le champ à des divagations démagogiques et flattent des croyances malsaines (le racisme est toujours exacerbé pendant les périodes de grave crise économique).

Il parait intéressant de rapporter ici l’analyse du professeur Pascal Perrineau[4]. Il rappelle qu’il observe depuis longtemps l’apparition et l’approfondissement de cette fracture. Dans les années 1980, « personne ne prenait le sujet au sérieux. … Mais je pressentais un mouvement très profond, auquel aucune force politique, de la droite à l’extrême gauche, n’était capable de répondre. … Le nouveau clivage s’est imposé en réalité dès les années 1990.   La bipolarité est désormais claire entre une France qui, à tort ou à raison, croit dans les vertus d’une ouverture économique, politique, et même sociale, et une autre qui estime que le prix à payer est trop lourd et que l’heure est au recentrage national. » Une conclusion qu’il est intéressant de méditer ; mais la période n’est pas à la réflexion.

Les Français « d’en bas »[5] « n’en peuvent plus » et tentent de repousser les efforts supplémentaires qui leur sont demandés ; il en va ainsi de l’allongement du recul de l’âge de la retraite. Sans épuiser le sujet glissons ici deux questions. 1) Le pays pourrait-il facilement accepter le coût supplémentaire du renforcement des efforts de guerre liés à la guerre d’Ukraine ? 2) Pourrait-il facilement accepter les efforts que paraissent imposer les changements climatiques surtout si l’on y intègre les exigences des maximalistes prompts à donner dans l’outrance et autres provocations ? (car une autre utopie se cache derrière les exigences formulées par certains écologistes en relation avec une partie des groupes aisés contestataires en rupture avec la société de consommation).

Le président Macron a-t-il démérité ? Le déferlement des critiques parait très injuste. Ce qu’il a entrepris va dans le bon sens. L’économie du pays a sans doute atteint le bas de la courbe du déclin et s’amorce même une convalescence que l’équipe présidentielle accompagne et renforce[6]. Mais il faut bien comprendre que la mondialisation a imposé sa loi d’airain à une économie française trop faible pour tenir tête à la déferlante concurrentielle ; la loi des plus forts l’a emporté, laissant le pays sans vrai remède, car il s’agit bien d’une impuissance, il convient de le souligner fortement. La marge de manœuvre des gouvernants, quels qu’ils soient, est, dans cet environnement, très étroite. Les majorités successives s’y sont cassé les dents. Réparer la France, son économie et le traumatisme d’une partie de la population, demandera beaucoup de temps (plusieurs quinquennats et plus d’un                                                                  président) et des efforts. A cet égard, les argumentaires et programmes présentés par les différents partis sont loin d’être à la mesure de la situation et de ce fait paraissent inquiétants, dans certains cas affligeants. Ce n’est pas ainsi qu’on remettra l’économie en ordre de marche et que les Français retrouveront le moral. Le pays cultive ses illusions et cherche vainement l’espoir dans les promesses (démagogiques) de ceux qui n’ont jamais gouverné. Les années à venir s’annoncent difficiles.


[1] Entretien, Ouest-France, 01/08/2020

[2] Ce que soutint Michel Jobert dans un entretien télévisé une dizaine d’années plus tard. Il fut Secrétaire-général de l’Elysée au service du président Georges Pompidou.

[3] Une intéressante analyse a été développée par Pierre Vermeren « L’impasse de la mondialisation », Gallimard, 2021.

[4] L’Express, Pascal Perrineau, entretien, 4 avril 2024. Présentation de son ouvrage « Le goût de la politique. Un observateur passionné de la Vème République », Odile Jacob, 2024.

[5] Formule popularisée par le professeur C. Guilly dans plusieurs publications, par exemple « Macron ne s’en sortira pas avec les seuls winners », L’Express, 15/11/2017. Ou « La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires », Flammarion, 2014 et « Fractures française », Flammarion, 2019.

[6] Mais il faudrait bien plus de temps et une très bonne expertise pour développer ce sujet.

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