LE CIVILISATIONNEL, PROBLEME IRRESOLU, PARCE QUE MAL POSÉ


En 1821, un navire provenant des Amériques accoste sur la côte atlantique de l’Afrique, à proximité de Monrovia, actuelle capitale du Liberia. Il transporte des esclaves affranchis des plantations cotonnières de Virginie, de Géorgie et du Maryland. C’est l’œuvre de l’American colonisation society, société philanthropique dont le but est de réparer les préjudices causés par la traite négrière en renvoyant les esclaves affranchis sur leurs terres ancestrales d’Afrique. A la proclamation de la république du Liberia en 1847, ces esclaves libérés forme un pour cent de la population du Liberia, soit une dizaine de milliers. Un reporter polonais parcourant l’Afrique, raconte cet épisode d’anciens esclaves devenus esclavagistes dans un magnifique carnet de voyage[i] qui vaut le détour pour celui que le passé récent de cette partie du monde intéresse.


Voilà que ces anciens esclaves noirs tout juste émancipés se retrouvent sur la terre de leurs ancêtres, parmi leurs frères de sang dont ils partagent les racines et la couleur de la peau. Que vont-ils faire ? Comment vont-ils se comporter ?

Ces Americano-liberiens comme ils se nomment n’ont aucune instruction, la plupart ne savent ni lire ni écrire et n’ont l’expérience que d’un seul type de société : la société esclavagiste du sud de l’Amérique. La première chose qu’ils font est de reproduire cette seule société qu’il connaisse : la société esclavagiste ; à la différence que ce sont eux les nouveaux maîtres et les nouveaux esclaves sont les communautés indigènes autochtones.

Le Liberia devient le prolongement de l’esclavagisme par des noirs qui refusent de détruire un système injuste et s’emploient à le maintenir, le développer et l’exploiter dans leurs propres intérêts.

Comment pourrait–il germer dans un cerveau inculte, né dans la servitude, enchaîné depuis le berceau, l’idée d’un monde régi par des droits ? Cela équivaudrait à s’attendre qu’un poirier produise des pommes.


L’idée n’est pas de faire une induction rapide mais de soutenir qu’il est dans la nature de l’homme, si toutefois le mot nature a un seul sens, une fois placé dans une situation avantageuse de vouloir en tirer un fait de nature.

Avant les Afrikaners en Afrique du Sud, ces Americano-liberiens avaient déjà au XIXème siècle expérimenté le système de l’apartheid au Liberia, puisque les unions étaient interdites entre les membres des deux communautés.

Le lecteur attentif aura compris que je me propose d’examiner la question de la race, en paraphrasant le titre d’un auteur célèbre[ii], « par-delà le blanc et le noir. » Alors, souhaitez-moi bon courage !


Le 15 août 1550, sous la présidence du légat du pape Salvatore Roncieri, se tient dans la chapelle du collège Saint Grégoire, à Valladolid, au nord-ouest de l’Espagne, une rencontre que l’histoire a retenue sous l’appellation de la controverse de Valladolid. Un demi-siècle avant, le navigateur Christophe Colomb a découvert un nouveau monde. Charles Quint Roi d’Espagne est informé des cruautés et des outrances commises par les conquistadors espagnols sur les habitants de ce nouveau monde.


La question qui, pour la première fois est posée publiquement et sur laquelle la discussion va porter est de savoir quel statut il faut accorder aux indiens. Sont–ils des hommes comme des espagnols, auquel cas il faudrait les évangéliser quitte à les réduire en esclavage. Dans le cas où ils seraient des hommes, mais d’un statut inférieur à celui des espagnols, il faudrait néanmoins les évangéliser, par tous les moyens, puisque la parole du Christ leur est inconnue et que le salut de leurs âmes est de loin préférable à la douleur physique de l’esclavage et des travaux forcés.


La discussion oppose le dominicain, ancien évêque du Chiapas (Mexique) Bartolomoe de Las Casas et le chapelain féru d’Aristote Frère Juan Ginès de Sepulveda. Pendant cette discussion qui dure près de trois mois, Las Casas expose les souffrances infligées par les conquistadors aux indiens et plaide pour une colonisation pacifique. De Sepulveda est partisan d’une conquête plus féroce et soutient qu’il faut soumettre les indiens par « humanité ». Aux yeux du légat du pape, les arguments de Las Casa sont plus convaincants, ce qui n’empêche pas les conquistadors de poursuivre leurs actions d’occupations par l’esclavage et la colonisation compte tenu de l’éloignement. 

La controverse de Valladolid a le mérite d’avoir soumis à discussion un problème qui manifestement en était un pour la conscience chrétienne occidentale. La question était de savoir quels sont les signes révélateurs de l’humanité de l’autre et comment se manifestent –ils ? L’absence d’une réponse claire à cette question, puisque la controverse n’eut aucune incidence sur la suite de la colonisation, montre l’inanité à laquelle on aboutit si on pose la question de l’homme à partir de la comparaison culturelle.

Cette comparaison nous contraint à une évaluation, qui conduit à une hiérarchisation, et mène à la racialisation. La race est toujours le trou noir de la question de l’homme[iii]. Elle est « un mot qui fut inventé pour signifier exclusion, abrutissement et avilissement, voire une limite toujours conjurée et abhorrée[iv] ». Elle est, pour reprendre les mots d’un fin connaisseur, « une chose morte », « quelque chose comme un os[v] ». Pour le dire dans le langage des philosophes, la race est un « impensé », un « préjugé ». Sur la question de l’homme, la race nous conduit dans une impasse ; impasse à laquelle se heurtèrent les anciens esclaves affranchis du Liberia et que la controverse de Valladolid ne sut pas éviter.


La logique de la comparaison n’est pas opératoire, car pour comparer il faut un invariable. Il ne s’agit pas non plus de croire que lorsque la roue tournera, les dominés d’aujourd’hui seront les dominants de demain, car nous serions encore dans la logique de hiérarchisation. La question sur l’homme exige que nous changions de perspective.

Nous ne perdons pas de vue que la question des colonisations fut une question d’expansion hégémonique, propre à la constitution des Etats Nations, et qu’à ce titre la controverse cherchait une justification de ce qui, déjà, était en train de se passer, plutôt qu’une autorisation de le faire.


La preuve, s’il en fallait, que la controverse ne sut pas poser la question est que, trois siècles plus tard, la même question fut convoquée.


Les temps ont changé, les décors aussi. L’Eglise a perdu de sa superbe et les Républiques se sont constituées en rupture avec les puissances transcendantes. Nous sommes le 28 juillet 1885 à l’Assemblée Nationale française, lors d’un débat parlementaire de trois jours. Dans le rôle de Las Casas, Georges Clémenceau, dans celui de Sepulveda : Jules Ferry. La question est sensiblement la même. Quelles considérations accorder à ceux qui ne sont pas nous mais qui sont comme nous ? les peuples soumis par la violence ?

 

Pour Jules Ferry, « il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. » L’existence d’un droit de ces races dites « supérieures » consiste à « civiliser les races inférieures [vi]» voici un extrait de ce que répondit Clémenceau :


 « Races supérieures ! races inférieures ! c’est bientôt dit. Pour ma part j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure.[vii] »


Clémenceau conclut son discours qui, comme les arguments de Las Casas, éclairait d’un sens nouveau le mot civilisation.


« Non il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures ; il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit de devoir ! [viii]»

Clémenceau introduit une distinction de nature à clarifier le débat. L’enjeu ne repose pas sur le droit, puisque depuis le XVIème siècle la France possède déjà des colonies. Les colons français sont présents à Madagascar, à la Réunion et en Guyane entre autres et en toute rigueur quand on a la force, on peut se passer du droit. L’enjeu porte sur la légitimation des colonisations. Il faut trouver des raisons qui puissent être acceptables par ceux qui sont soumis et c’est sur cela que porte le débat. Pourquoi est-ce nécessaire de trouver une légitimation aux colonialismes surtout quand on a la force ? 

La force a pour seul inconvénient la durée. Comme le dit Rousseau « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit …[ix]». Pas si vite Jean-Jacques… En ce 28 juillet 1885, on ne parle pas de droit, mais de la légitimation du colonialisme. On ne peut plus invoquer l’évangélisation, elle est passée de mode. On invoquera alors la civilisation comme légitimation, mais la légitimation n’est pas encore le droit. Elle est l’acceptation du contrat de domination par les dominés et à ce titre elle est la condition de possibilité du droit. La légitimation peut procéder par intimidation, ruse, persuasion, tromperie ou mensonge ; elle peut servir à faire passer la violence pour la force. Pourtant la justice demeure la seule légitimation recevable lorsqu’on a la force.

La civilisation sera la légitimation retenue par les défenseurs des colonialismes.

Or, c’est en cela que le propos de Clémenceau est éclairant.

Comme Las Casas avait pu montrer que l’homme peut être barbare indépendamment de sa culture, qu’il soit indien ou européen, Clémenceau montre que la civilisation ne peut prétendre à une légitimation en soi, à moins qu’elle ne se réfère au droit et à la justice. La construction des routes, des chemins de fer, et autres ponts et hôpitaux ne compense pas les brimades, les tueries et les expropriations sauvages.

Les deux approches restent néanmoins identiques dans la mesure où elles se réfèrent à un plus ou à un moins. Elles adhèrent toutes à l’idée que l’homme peut être plus ou moins barbare, plus ou moins civilisé. Par conséquent, elles se fondent indiscutablement sur une évaluation.


Cent vingt ans après le débat de 1885, la question refait surface en France, cette fois sous la forme d’une loi. La loi du 23 février 2005 et son article 4 qui fait obligation aux programmes scolaires de « reconnaître le rôle positif de la colonisation ».


Si la philosophie sert à questionner, alors questionnons. Dans une communauté républicaine où les origines sont diverses, comment peut-on évaluer la positivité de la colonisation ? Quels pourraient être les critères retenus pour cette évaluation ? Qui effectuera cette évaluation ? Quelles pourraient être les motivations de l’évaluateur ? Ces questions peuvent se ramener à une seule : De quelle valeur se sert–on pour évaluer ?

La vive contestation suscitée par le vote de cette loi contraint le Président Jacques Chirac à l’abroger un an après, par décret du 15 février 2006.


A ce niveau de notre cheminement, nous pouvons constater que l’homme ne répond pas à la question du « qu’est-ce-que c’est ? » mais plutôt à celle du « comment s’est-il fait que ? ». Posée à partir d’une comparaison culturelle, et donc d’une évaluation, la question de l’homme ne peut donner de réponse satisfaisante. Cette question amène plutôt à croire à l’existence de la race. Certes, les races n’existent pas, mais la croyance aux races existe bel et bien et produit des effets. Ainsi, le racisme ne découle-t-il pas des différences mais du fait que l’homme est envisagé comme l’incarnation d’une essence stable, d’une nature propre déterminée.

Or, la question de l’homme se perçoit mal à partir d’une problématique épistémologique ou gnoséologique. La question qu’est-ce-que l’homme, doit être supplantée par une autre. Envisagé sous une perspective axiologique, cette question devient comment l’homme s’est-il constitué ? Dans quelles conditions est-il apparu ?

L’homme apparaît sous des formes variables, toujours en cours de métamorphose et qui n’existe pour un certain temps à chaque fois que dans une version particulière, différente des autres versions à travers l’histoire. Le grec de l’époque tragique, le Florentin de la renaissance, l’européen contemporain sont des exemples des différentes formes prises successivement par l’homme.

Aucune ne correspond à une nature fixe de l’homme, puisque ce que nous sommes n’est pas la figure achevée de l’homme. Nous pourrions être autrement que nous ne sommes. L’homme est une des figures de l’expérimentation de la vie. Il est un animal qui n’est pas encore fixé de manière stable[x] , Oui, L’homme fut un essai ![xi]

L’idée de civilisation est une pulsion obsessionnelle de ramener la figure de l’homme au déjà connu et exprime par conséquent le symptôme d’une société malade de sa représentation ; toutefois, comme le précise l’auteur des Considérations inactuelles, « On ne réfute pas une maladie[xii] » on explore la généalogie de sa survenance et on travaille à modifier ses « conditions d’existence ».

[i] R. KAPUSCINKI, Ebène, Aventures africaines, Plon, Paris, 1998,

[ii] F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

[iii] Cette question est largement traitée dans les travaux de l’historien Achille MBEMBE.

[iv] A. MBEMBE, Critique de la Raison Nègre, Ed. La Découverte, Paris 2013, P. 17

[v] A. MBEMBE, Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, Ed. La Découverte, paris, 2010, P. 65.

[vi] A. RENAUT, Un humanisme de la diversité, Flammarion, paris 2009, p.132.

[vii] Journal officiel du 29 juillet 1885.

[viii] Idem.

[ix] J.J. ROUSSEAU, Du contrat social, Gallimard, coll. Folio/essai, paris 1964, Livre 1 Chap. III, « du droit du plus fort ». P. 176.

[x] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, LGF, 1991, P. 125, §62.

[xi] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, folio/essais, 1ère partie « De la prodigue vertu » §2, P. 107.

[xii] F. NIETZSCHE, Fragments Posthumes



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