Le code a changé : La pandemie a tué la culture d'entreprise.
Dirigeant j’ai toujours attribué beaucoup d’importance à la culture d’entreprise. Par mimétisme d’abord, puis rapidement par choix. Ma première société, une agence de pub, était un terreau d’expérimentation. J’avais 23 ans, et le premier recrutement me fait juste halluciner. Le candidat me tutoie pendant l’entretien et littéralement met les pieds sur la table. Je suis jeune chef d’entreprise, et le premier code, celui de la respectabilité auto proclamée vole en éclat en quelques mois. Je découvre très vite que le milieu de la pub est plein de codes : quand on est créa on doit s’habiller comme un créa, tutoyer, fumer le joint et avoir une attitude de weirdo. Les commerciaux aiment les costards bien taillés, les pompes cirées (c’était avant l’ère des baskets) et si possible une montre qui brille, surtout quand on a moins de cinquante ans.
Très vite je comprends que je vais me faire bouffer par ces codes et décide d’installer les miens. Il va falloir vouvoyer le patron que je suis (et qui à 23 ans, n’a pas le charisme suffisant pour accepter le tutoiement d’employés bien souvent plus agés) et se créer mon propre univers. L’agence s’appelle Sioux, et évidemment le terrain de jeu est facile : nous adopterons une culture indienne, sauf le calumet de la paix que je me refuserai à toucher pendant toute la durée de vie de l’entreprise (en refusant ainsi de laisser penser que les bonnes idées ne viennent que sous influence de substances). Baton de parole, titres (je deviens le Grand Chef), salles de réunion, filiales, tipi dans l’agence ; bison dans l’entrée… tout est mangé à la culture Sioux. Nos mailings de prospection respirent la sérénité et les citations anciennes. La planète est notre jardin, les ancêtres un puits de science et nos enfants les récipients de ce que nous transmettrons. La culture d’entreprise se crée et les employés se l’approprient, la développent, la transmettent. Les clients adorent.
Fast forward, 25 ans plus tard, je suis toujours dirigeant d’une boite dans la pub. A présent dans LA rue symbole de la pub, dans LA ville symbole de la pub, dans LE pays de la pub. Adwanted est basée sur Madison Avenue, New York, USA. Madison Avenue a un diminutif : Mad Avenue, qui est, dans les années 50 LA rue de la pub, et les gens qui y bossent sont donc les Mad Men (d’où la série éponyme).
Travailler dans la pub a ceci d’exaltant que l’image des publicitaires est toujours la même : un, peu extravagants, artistes déguisés en chefs d’entreprises, le verbe haut et le pitch toujours prêt. On associe toujours la pub au bling bling, aux visages bronzés et aux parties endiablées. Malheureusement aussi avec ses travers : horaires incroyables, clients critiques d’art improvisés, et cette foutue image de fumeurs de pétards. Les symboles ont la vie dure.
En ce printemps 2021, le bar (oui nous avons un petit bar) qui nous sert de décor au 275 Mad est désert, la bouteille de Whisky ne se vide plus. La vue depuis le 20eme étage n’est plus partagée comme avant. Les employés viennent 2 fois par semaine, maximum, surtout quand j’y suis. A Chicago nous n’avons plus de bureau. A Paris les employés sont confinés et 4 sur 60 se présentent au boulot. A Londres idem. Je n’ai pas vu 95% de mes employés physiquement depuis 15 mois.
Avec la pandémie, la culture d’entreprise s’évapore. Les gens désertent, pour de bon et adoptent des nouveaux rituels. Créent de nouvelles exigences. Il y a 2 ans nos employés étaient fiers de faire partie de l’aventure, ravis de rencontrer leur collègues que nous avions sélectionnés avec précision, justement pour s’assurer que l’ensemble serait homogène. Homogène ? est-ce que cela a encore un sens en 2021? Prendre un café sur zoom est tout sauf spontané. Parler de sa grand-mère quand on est plus que 2 sur un call n’a aucun sens. Personne ne fait demi-tour dans une conversation à laquelle on ne se sent pas appartenir. Plus personne pour former les juniors et leur transmettre les « codes ». Codes vestimentaires, codes de communication. Je pense à toutes ces boites où le jeu consiste à monter littéralement les étages de la hiérarchie pour se retrouver à celui du boss, à la force du poignet ; je pense à tous ces parkings où le signe de la réussite est la place près de l’entrée des bureaux, et si possible avec une plaque à son nom. Quant aux voitures de fonction, que deviennent-elles ? Je pense à tous ces projets mis en commun qui permettent de détecter les talents de la boite, de féliciter ceux qui se donnent et le montrent. Je pense à tous ces employés qui arrivent tôt et qui rentrent tard, ou les deux, qui sont motivés comme jamais, mais dont personne ne s’aperçoit de l’investissement. Je ne parle même pas des relations interpersonnelles, de la séduction, du rapport aux autres qui s’estompent à la vitesse grand V. Etre l’entraineur d’une équipe quand l’équipe ne joue pas sur un seul et même terrain et qu’il faut programmer l’observation avec une invitation envoyée par mail est un métier nouveau ou …impossible.
La pandémie nous fait découvrir le plaisir de travailler chez soi et d’être libre de nos horaires. Souvent dans le mauvais sens, justement. Mais nous fait aussi découvrir la « Zoom fatigue » pervertie par le narcissisme ambiant (nous passons nos journées à nous observer en self-view ; un peu comme si nous nous promenions en permanence avec un miroir). Nos psychopathies se développent : burn out, absence de communication, isolement, self management jusqu’à l’auto destruction.
En tant que nouvelle recrue, qui dois-je observer ? Comment choisir qui est mon modèle quand on ne peut benchmarker un groupe ? A quoi sert-il d’être un bout-en-train quand on n’a personne à qui raconter ses blagues ? A quoi sert d’avoir développé des capacités d’empathie quand on ne peut partager ses experiences, ses émotions avec ses collègues ?A qui parler des bobos de la maison et des enfants qui sont devenus insupportables ? A la maison, a-t-on envie de parler des bobos du boulot et de tel collègue qui vous mène la vie dure, ou d’un patron humiliant ? "ton boulot, ça va, merci. Maintenant on peut parler d'autre chose ?"
La pandémie change notre comportement, notre façon d’être. J’étais choqué l’autre jour de découvrir un de mes employés en Pyjama…son chien avait réussi à ouvrir la porte et il s’était levé pour le virer. Comment peut on être en pyjama ET être dédié à son boulot ? Ca me parait incompatible avec mes codes. Ceux de mes parents et ceux de ma grand-mère. « Mais comme tu es beau en costume, c’est classe »… Aujourd’hui en Jean et baskets, est-ce le même message que je passe à mon interlocuteur ? Est-ce que mon boss a raison de penser que c’est le bordel chez moi ? Est-ce que ça l’attendrit de voir mes gamins débarquer au milieu de la réunion de budget ? Qu’est-ce que cela dit de mon engagement ? D’ailleurs, en dehors du chèque que je reçois à la fin du mois, que devient mon engagement ?
D'ailleurs, en tant que boss, que dois-je penser d’un employé chérement recruté à Paris qui décide à présent de s’installer en province à 3H d’avion du bureau ou le cout de la vie est deux fois moindre? Ou de cette employée qui part s’installer 2 mois à l’autre bout du monde et dans un autre fuseau horaire ?
Au fond, en tant qu’employé quelle est la part de mon job qui me fait rester dans cette boite ?
La culture d’entreprise, c’est toute la crème autour du gateau. C’est le coussin de plaisir, de bien-être, d’échange. C’est le socle de la vie en communauté, le terreau du développement futur et la valeur ajoutée invisible.
Les sondages internes sont sans appel : seuls quelques managers veulent revenir à plein temps au boulot. 50% des employés veulent bien revenir 2 ou 3j par semaines et 50%...plus du tout !
Le code a changé, la pandémie a créé des poches d’isolement et est en train de tuer la culture d’entreprise. Revenons vite au bureau.
Senior Managing Director & Board Member at R.W. Pressprich & Co.
3 ansC'est une tribune qui derange avec un ton d'auto-derision, j'adore ! Tu souleves un vrai probleme societale auquel personne n'a encore trouve une solution fondatrice, une solution qui mettrait en valeur la culture d'entreprise tout en prenant en compte les nouvelles considerations liees au COVID.
Remarquablement écrit, plein d’humour teinté de doute sur un avenir où les repères seront différents. Bravo de résumer ce que beaucoup d’anciens pensent tout bas, avec une peine sous-jacente pour ces jeunes qui ne connaîtront peut-être pas l’ambiance, la folie et donc le moteur de ces réunions d’équipes où les projets naissent de discussions endiablées. Je dis Môssieur Debuyck!
Partner in 2Smart Spain
3 ansCe sujet de la motivation des équipes sera la clef de la reprise et les entreprises qui n'auront pas su mobiliser, motiver et fidéliser leurs troupes pendant la crise risquent gros quand le marché des talents sera de nouveau ouvert! La responsabilité incombe aux chefs d'entreprises et aux RH. Le nomadisme digital attirera les meilleurs. Les entreprises elles mêmes n'auront plus forcément les surfaces de bureau pour accueillir tout le monde, alors comment transmettre la culture d'entreprise et créer l'esprit d'équipes? Les dirigeants vont devoir apprendre de nouveaux modes de management!
Directeur régional Laboratoire Convatec
3 ansBravo Emmanuel pour ton texte a très vite je l’espère
Conférencier - Entrepreneur | Transformation & Innovation | Numérique & RSE
3 ansBeau message ! Pas sur qu'il faille souhaiter ou s'attendre à un retour au bureau. Comme tu l'écris plus haut: il faut inventer quelque chose de nouveau. Nous sommes en crise de la culture d'entreprise, c'est à dire que l'ancien ne marche pas et que le nouveau n'est pas encore arrivé. Est-ce que ça fait du sens de faire un événement de "team building" chez toi devant ton ordinateur, alors que tes enfants t'attendent à côté? La frontière "physique" entre le pro et le perso n'existe plus et il faut aussi le prendre en compte.