Le corps sensible
Le statique au cœur de la pratique du yoga
Si les bienfaits des postures dynamiques sont connus et largement commentés, il en est autrement du travail en statique des âsana souvent associé soit à un yoga pour le troisième âge, soit à des exercices du yoga dit « intérieur », qui préparent à la concentration et à la méditation.
Dans la pratique, pourtant, le statique offre une occasion unique pour écouter à la fois le corps – les sensations et les émotions qui le traversent – et le psychisme – ses fluctuations, ses blocages et ses silences. Ecouter signifie ici regarder, car aborder « la posture en tant que méditation permet de faire miroir et à la conscience de se voir à l’œuvre » (La sagesse du désir, Christiane Berthelet-Lorelle).
L’intérêt que nous portons au travail statique au sein des enchaînements posturaux est motivé aussi par la conscience de ses enjeux. Ce qui se joue en effet dans cette expérience touche à ce socle fondateur du « sentiment même du soi » (Corps, émotions, conscience, Antonio Damasio), c’est-à-dire aux sensations et aux émotions qui font lien entre le monde extérieur et le monde intérieur de l’individu comme singularité. Nombreux sont ceux qui peuvent témoigner de ces moments où, sur le tapis, se sentir vivant, c’est déjà exister, prendre conscience d’être au cœur du mouvement de la vie et d’y participer.
Ce travail aide non seulement à ancrer dans le présent la pratique, mais également à orienter l’attention vers cette animation interne restée inaperçue jusqu’alors. La capacité de chacun de déplacer, déployer son attention (dhâranâ) sur un seul objet – le corps – est souvent peu ou mal connue. Cependant, là où va l’attention va la vie… Installé sur le tapis, le yogin peut nouer un dialogue muet avec son corps (dhyâna), sentir ce qui surgit là – fragilité et miracle de la chair active et vivante. Il peut l’apercevoir libre de la force d’attraction de sa pensée qui tend à l’enfermer dans une perception grossière, fruit des projections et des représentations du mental.
Ecouter, sentir, éprouver, expérimenter, sont autant de gestes propres au statique et à cette « ambiance » qui est la sienne, faite de subtilités, nuances, états et silence, où le rapport perceptif intime à soi demande à la fois une disponibilité sans jugement et une vigilance bienveillante. Se donner le temps d’observer signifie se confronter à ses limites – au lieu de les contourner – comprendre qu’il n’y pas d’autre choix que de les accepter. C’est enfin s’offrir la liberté d’explorer en profondeur ce qu’on est et ce qui est possible, disponible, envisageable.
Les étapes du travail statique : perception extéroceptive et proprioception
Le travail en statique s’articule autour du ressenti du corps : il rend palpable et accessible l’expérience de la posture par rapport aux centres d’énergie et aux espaces internes qu’elle éveille à la conscience. Le yoga est avant tout une expérience de la perception. Chaque action émise par le corps stimule sa sensibilité. Chaque sensation ressentie donne une information sur l’état de santé, physique et psychologique, de la personne (Comment je vais ? Comment je me sens ? Comment je me tiens ?).
La perception s’organise à travers des fenêtres : les cinq sens « externes » (l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, le toucher) qui constituent une porte d’accès au monde et à autrui, et, un sixième sens, interne – la proprioception – qui permet au pratiquant de se ressentir lui-même à partir de la perception de sa posture et de son mouvement. Le sens proprioceptif doit être considéré comme une forme de sensibilité « interne » et cela au moins à deux titres : d’une part parce que les capteurs nichés au cœur de la chair, sont invisibles du dehors ; d’autre part, parce que ce sens informe « par l’intérieur de soi », c’est-à-dire de la posture dans laquelle le yogin se trouve, du mouvement en cours, de celui qu’il sent se préparer.
Devenir témoin
Le travail en statique traverse les différentes étapes de la perception. D’abord celle du corps sensoriel et proprioceptif, puis celle du contrôle ou retrait des sens, que le yoga nomme pratyâhâra, qui amène le yogin vers l’exploration en profondeur du corps sensible. Installé immobile dans la présence vivante de son souffle, le pratiquant se découvre en situation de témoin. Il voit les différents états intérieurs, les changements d’état, les passages de la tension au lâcher-prise, de l’agitation à l’apaisement, d’un sentiment à un autre. Une bascule a eu lieu qui a comme effet de réorienter son regard de l’extérieur (le corps physique réel et son image) vers l’intérieur, vers le corps sensible, véritable caisse de résonnance de ses expériences perceptive, affective, cognitive et imaginaire.
Le yogin est confronté aux limites de la perception au travers de cinq sens externes (extéroceptifs selon le langage de la neurophysiologie classique) et de la proprioception (intérieure). Cela lui permet d’appréhender l’existence d’un autre sens, quelque chose comme une intuition avec une sorte d’intellect illuminateur.
De l’ancrage organique de l’identité vers une autre conscience à soi
Toute expérience que la personne fait de son corps se situe au croisement de son univers sensoriel (ce qu’elle sent), de sa composante sensible (ce qu’elle ressent), au cœur de son histoire singulière (ce qu’elle a vécu), au sein de ce qui en elle demeure inconnu et inexploré. Autant d’éléments qui racontent chacun cette expérience unique de notre être au monde en tant que chair vivante, que Charles Sherrington définissait comme « un ancrage organique de l’identité » (1890).
La posture statique est un lieu de soi où vivre et apercevoir, c’est déjà transformer cet ancrage et se transformer. Ressentir l’intensément vivant et le profondément corporel que nous incarnons, chacun à un degré différent. Saisir le « sens » de ce ressenti – je suis chair vivante – et de ces changements d’état interne – je suis cette chair vivante aussi mouvante qu’émouvante.
Nul doute qu’au-delà de la sensation et de l’image, ce qui se livre dans le statique est également ce sens profond et cette valeur que l’expérience (par exemple, de l’équilibre, de la flexion, de l’ouverture) peut prendre pour la personne sur le tapis. Le statique est un lieu d’articulation entre perception et pensée. Les sensations et les significations qu’il engendre peuvent orienter le pratiquant vers une transformation de l’être qui, petit à petit, commence à dénouer les nœuds, apaiser les tensions, clarifier les résistances personnelles. Quelque chose bouge à l’intérieur qui initie une évolution ayant parfois la force d’un véritable bouleversement, d’une révolution qui balaie le « vieux » (les comportements, les attitudes, les réactions, les désordres d’antan) pour faire la place au « nouveau » (devenir un peu plus soi).
Ce travail aide à mieux comprendre que toute pensée, toute expérience passe par le corps, qu’elles sont même ce corps sensible. Corps et psyché, vie intérieure et expression corporelle sont indissolublement liés. Dans ce temps que le yogin s’accorde pour écouter, sentir, éprouver, sa présence à lui-même, son mode d’être au monde, sa relation avec autrui, se transforment peu à peu. De ce point de vue, le travail statique est pleinement au service du yoga qui, rappelons-nous, concerne autant la personne que son rapport aux autres, et, au-delà, mène à cette compréhension-réalisation de l’être (samâdhi) au cœur de la vraie vie.