Le cri
Un train peut en cacher un autre !
Jonathan regardait avec étonnement cette amie, généralement posée, respectable mère de famille, honorable historienne agrégée, politiquement modérée. Au beau milieu de ce dîner réunissant selon une tradition mensuelle leurs quatre couples amis, en pleine évocation il est vrai pessimiste de la situation politique israélienne, son intervention soudaine sonna comme un cri.
Nous avons tous crus qu’il s’agissait d’un hold-up autocratique, nationaliste. Mais il s’agit de la vente d’un pays entier à une secte religieuse extrémiste. Derrière Kohelet, l’Opus Dei !
Ressentant cette explosion inattendue comme annonciatrice d’une intime et dramatique conviction, impossible à refouler, il ouvrit une bonde légèrement provocative, On en est au dessert. Fais-nous découvrir l’ampleur des dégâts.
La démonstration suivit immédiatement. Comme un flot. Calme en surface, irrépressible en profondeur.
Effectivement, la radicalité d’attaque des principes constitutifs de la démocratie israélienne. La soudaineté du don de pouvoirs à la minorités religieuse juive extrémiste. Deux missiles politiques qui ont polarisé le réflexe de défense de la société libérale, laïque. Contre la mise en cause de l’équilibre des pouvoirs. Contre les menaces, verbales et autres, envers le monde judiciaire. Contre l’absolutisme majoritaire et le déni des droits des minorités. Contre la débandade économique et l’incompétence financière. Contre l’encouragement des pires excès racistes et nationalistes en Cisjordanie…Défense de la démocratie qui actait enfin le réveil d’une population israélienne trop longtemps atone. Derrière une marée de drapeaux agités pacifiquement mais obstinément par l’ensemble des générations.
Très bien. Sauf que……Sauf qu’à côté d’un faux-semblant de négociations, se met en œuvre un dépeçage financier de l’Etat, via l’attribution discrétionnaire de budgets divers et importants, en réponse aux demandes impératives des partis religieux tenant en otage le pouvoir du premier ministre. Sauf que les trains de nominations politiques et administratives privilégient systématiquement des représentants de ces partis. Sauf que les subventions maintenant hors de la société moderne les étudiants religieux qui en bénéficient, l’évitement du service militaire qui les exclut de fait de la communauté solidaire nationale, sont en voie de s’imposer. Sauf que paradent, jusqu’ici dans l’ombre du pouvoir, maintenant autour et parfois devant le pouvoir, une noria de têtes à grands chapeaux et longues barbes grises ou blanches, de personnages aussi rocambolesques que pérorant et qu’incompétents.
Quel train va t’on prendre, ou rater, selon… ? relança Jonathan, soucieux d’éclairer l’angoisse, sensible derrière ces propos.
Le flot reprit son cours, aussi implacable dans son écoulement qu’étal dans sa tonalité. En premier lieu, le pays va devenir autre. Libéral, démocratique, laïc, avant-gardiste, innovateur, universaliste, respectant ses minorités. Il va devenir, théocratique, autoritaire, nationaliste, conservateur, traditionaliste, excluant ses minorités. Nos enfants ne vivront pas dans le même pays que leurs parents. Ils n’y vivront certainement pas d’ailleurs. Ils s’expatrieront. Lors de cette transformation se posera de façon cruciale, la question de la coexistence entre les deux populations juives, laïque et libérale, religieuse extrémiste. Y compris sous l’angle démographique. Coexistence qui, combinée avec la question de la coexistence entre Palestiniens et Israéliens, pourra conduire à réévaluer les solutions d’un Etat, de deux Etats, de fédération, confédération…
Plus profondément, Israël pourra devenir le phare, non plus d’une judéité modernisée, ouverte, indépendante, mais d’un pouvoir juif, capitalistico-évangéliste, fermé.
Ainsi débarrassée de son cri, avec toujours autant de fermeté mais avec plus de calme, l’historienne redevenue modérée, proposa elle-même de conclure cette séquence.
Les politiciens sont sans doute un mal nécessaire. Mais nous sommes, nous les citoyens, responsables. Sans délégation possible, à ce stade vital. A nous de poursuivre, amplifier, muscler les ‘’manif’’, comme disent mes étudiants.
Son mari, jusque-là approbateur silencieux, apporta sa contribution maritale définitive.
Churchill, comme toujours avait raison ‘’Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise’’ . De toute façon, le pays est à réinventer.