Le dernier empereur autrichien aurait peut-être dû lire le livre de Machiavel

Le 21 novembre 1916, en pleine Première guerre mondiale, le vieil empereur François-Joseph rend son dernier soupir après 68 années d’un règne interminable. A-t-il favorisé cette guerre ? Sans doute. À Vienne, l’homme qui lui succède est son neveu, le jeune Charles de Habsbourg, désormais l’empereur Charles Ier. Pour avoir écumé le front et vu la guerre de près, il est habité par une ambition : mettre fin à l’épouvantable carnage. Charles, épaulé par sa femme, la jolie Zita de Bourbon-Parme, va dès lors prendre le risque politique inouï d’envisager une paix séparée avec la France. La question se pose : pourquoi cette tentative de paix avait-elle échoué ? Qui l’avait fait échouer ? Pour comprendre, il faut rouvrir le dossier de la terrible chute de l’indestructible famille des Habsbourgs.

Revenons, pour tirer les choses au clair, quelques années en arrière. Nous sommes en 1914, à la villa Wartholz, villégiature Habsbourg, au sud-ouest de Vienne. La guerre n’a pas encore éclaté. L’archiduc Charles, neveu de l’empereur, coule des jours tranquilles avec son épouse, la jeune princesse Zita de Bourbon-Parme.

Ce 28 juin 1914, le jeune couple déjeune à la ville Wartholz quand soudain le maître d’hôtel apporte un télégramme en provenance de Sarajevo : l’archiduc François-Ferdinand, cousin de Charles, héritier du trône d’Autriche vient d’être assassiné. Charles et Zita demeurent interdits. C’est que cette mort brutale et imprévue propulse Charles au premier rang dans l’ordre de succession au trône. Or, François-Joseph est un octogénaire qui règne depuis 66 ans. Ainsi, Charles, qui n’a que 26 ans à peine, voit son destin basculer.

Les jeunes gens quittent donc Wartholz et rentrent précipitamment à Vienne. À cette époque, la capitale de l’empire est devenue l’une des villes les plus modernes du monde, mais une ville qui jouit ses derniers moments de paix. En effet, dès le 28 juillet, Vienne déclare la guerre à la Serbie. Un engrenage funeste se met en marche, ce qui va précipiter l’Europe dans la Première guerre mondiale.

Évidemment, les Viennois, comme tous les sujets d’Autriche-Hongrie, font bloc derrière leur empereur. Mais il va leur falloir déchanter. Charles est envoyé sur le front tandis que le vieil empereur se claquemure dans sa vieille Hofburg.

Jean Sévillia (journaliste) : « Charles part pour la guerre, et François-Joseph demande à l’archiduchesse Zita de s’installer à la cour. Donc, Zita, pendant ce temps-là, de 1914 à 1916, est souvent à Schönbrunn. »

Aux yeux du vieux François-Joseph, Zita apporte la note féminine qui fait si cruellement défaut depuis la mort de Sissi. En cette période de guerre, la cour est devenue si triste.

Quelques mois plus tard, dans sa chambre de Schönbrunn, François-Joseph meurt à l’âge de 86 ans et à l’issue de l’un des plus longs règnes de l’Histoire. Sa disparition plonge la capitale dans plusieurs jours de grand deuil. Les dizaines de milliers de Viennois qui défilent devant le corps de François-Joseph peinent à faire abstraction de la guerre. Selon l’étiquette Habsbourg, le défunt gagne sa dernière demeure : la crypte des Capucins. Charles et Zita, avec leur jeune fils Otto président aux cérémonies. C’est ainsi que Charles, le gentil, le pieux neveu, devient l’empereur Charles Ier d’Autriche, roi de Hongrie.

L’Europe n’est plus alors qu’un vaste champ de bataille. Charles connaît bien cette guerre et la déteste. Sa première déclaration, en tant qu’empereur : « Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour bannir dans les plus brefs délais les horreurs de la guerre. » Proche de ses soldats, le nouveau maître de l’Autriche-Hongrie parcourt le front sans relâche. Les morts s’accumulent. Toutes les familles sont frappées. Zita se démène au chevet des blessés. « L’ange gardien de tous ceux qui souffrent », ainsi le cardinal-archevêque de Vienne a-t-il baptisé Zita.

On manque de tout, d’essence, de nourriture, de bois de chauffage… L’impératrice met les 350 chevaux impériaux à la disposition des Viennois. Et ce conflit qui broie des peuples entiers, Charles est bien décidé à en venir à bout, quitte à se lancer dans une aventure aussi secrète que périlleuse. Il missionne deux frères de Zita, les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme pour approcher en grand secret le gouvernement français et lui proposer la paix.

Au printemps 1917, Sixte et Xavier rencontrent leur impérial beau-frère dans le plus grand secret. L’entretien a lieu de nuit, à quelques kilomètres de Vienne, au château de Laxenbourg. L’empereur Charles remet à Sixte une lettre manuscrite pour le gouvernement français. Il en rédigera même une seconde le 9 mai suivant. Aujourd’hui, les originaux en sont introuvables. Seuls témoignent des fac-similés, reproduits en 1920 par Sixte de Bourbon-Parme. Seulement voilà, le gouvernement français, après quelques hésitations, décide de faire la sourde oreille. Charles ne reçoit aucune réponse. Dans les tranchées, les victimes continuent de s’entasser.

À l’époque, évidemment, tout le monde ignore cette audacieuse proposition de paix séparée jusqu’à ce qu’intervienne Georges Clémenceau, nouveau Président du Conseil. Il est l’ennemi des Habsbourgs et l’apôtre de la guerre à outrance. Quand il tombe sur cette lettre signé Charles Ier, il s’empresse de la transmettre à l’agence de presse Havas. Ce qui devait rester absolument secret va donc faire la une des journaux.

Si la tentative de Charles Ier avait été couronnée de succès, elle aurait sans aucun doute épargné des centaines de milliers de vies. Mais à l’époque, aux yeux de Vienne et de l’Autriche, elle est vécue comme la plus incroyable des trahisons. Circonstance aggravante, le kaiser allemand, ivre de rage, contraint Charles à nier l’évidence au lieu de se justifier. Six mois et bien des morts plus tard, l’Autriche-Hongrie, vaincue, va signer un armistice. L’empereur, regardé comme un traître par beaucoup, ne pourra que constater l’effondrement de son empire.

Le 11 novembre 1918, à 11 heures, dans le salon chinois bleu du château de Schönbrunn, on lui apporte le manifeste scellant la fin du règne des Habsbourgs sur l’Autriche. Charles Ier, devenu le dernier empereur, renonce au pouvoir, mais pas à son titre.

Manfried Rauchensteiner (Musée d’Histoire militaire de Vienne) : « C’est un des documents de l’Histoire contemporaine autrichienne. L’empereur Charles Ier renonce à sa participation au gouvernement autrichien. Il a accepté que l’Autriche se transforme en une république. Ce n’est pas vraiment un renoncement au trône mais le renoncement de participer au gouvernement, et cela fait une grande différence. »

Il n’y a donc plus d’empereur en Autriche. Le 12 novembre, la République est annoncée aux Viennois par 100 coups de canons. La famille impériale quitte Vienne – sa Vienne depuis le XIIIème siècle. Elle s’installe au château d’Eckartsau, en Basse-Autriche, avant de partir pour l’exil. Après quelques mois intervient une aide inattendue, celle du roi d’Angleterre, George V. Le 23 mars 1919, Charles, Zita et leurs 5 enfants partent alors pour la Suisse

La Suisse héberge un temps les réfugiés. Puis, après une ultime tentative en Hongrie, Charles et Zita prendront la direction de Madère, le 19 novembre 1921. Charles ne reverra jamais Vienne. Il meurt 5 mois plus tard d’une mauvaise bronchite, à seulement 35 ans.

Pendant de très longues années, Zita vivra retirée dans un couvent avant d’aller, une dernière fois, faire résonner à Vienne le nom des Habsbourgs. Oui, 62 ans après, la dernière impératrice va revenir dans sa capitale. Le 13 novembre 1982, entourée des siens, elle recevra l’hommage de dizaines de milliers d’Autrichiens.

Jean des Cars (historien) : « C’était une femme qu’on avait oubliée. Elle est revenue par le même poste-frontière que celui où elle avait quitté son pays, grâce à un passeport diplomatique délivré par le roi d’Espagne et le Chancelier sociale de la République autrichienne, Bruno Kreisky, dont le grand-père était un fonctionnaire de François-Joseph. »

Zita mourra 7 ans plus tard, à 96 ans. Dans la voiture de deuil qui, un siècle plus tôt, avait porté aux Capucins le corps de Sissi, la dernière impératrice rejoint au ciel son époux, Charles. Comme il se doit, Zita repose donc aux Capucins. Tout près de son tombeau est placé un buste de Charles Ier, le dernier empereur, dont la dépouille est restée à Madère.

Pour honorer le dévouement de cet homme envers son peuple, l’Église, en 2004, a béatifié Charles de Habsbourg. Cruelle et sublime destinée que celle de ce jeune empereur, déchu par un peuple qu’il avait voulu sauver du cataclysme.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Tiana Andriamanantsoa

Autres pages consultées

Explorer les sujets